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Communautés énergétiques : quand les citoyens bousculent le marché de l’électricité

La France recense 315 communautés énergétiques qui réunissent près de 11 000 actionnaires. Mairie d’Echirolles, CC BY-NC-ND

« Nos clients sont en train de devenir nos concurrents. C’est la pire chose qu’il puisse arriver à une industrie ». Cette observation du directeur de l’innovation ouverte d’un énergéticien historique montre à quel point le marché de l’énergie, jusqu’ici très centralisé est en train de se transformer du fait de l’apparition de consomm’acteurs, clients actifs à la fois producteurs et consommateurs d’énergie.

Il en existe différentes sortes : les « consomm’acteurs » résidentiels, qui produisent de l’électricité à domicile – principalement grâce à des panneaux solaires photovoltaïques sur leurs toits ; des communautés énergétiques qui regroupent des citoyens dans des modes de production d’énergie renouvelable ; et des « consomm’acteurs » commerciaux dont la principale activité n’est pas la production d’électricité ; et des institutions publiques comme les écoles ou les hôpitaux qui installent des panneaux PV sur leurs toits ou ombrières de parking.

Leur émergence tient à plusieurs facteurs. Au cours des dernières années, les technologies d’énergie renouvelable ont vu leur prix chuter, rendant leur commercialisation possible sur un marché élargi. Les tarifs de rachat de l’électricité verte mis en place par le gouvernement demeurent pour le moment attractifs même s’ils sont en baisse constante. Les citoyens témoignent par ailleurs l’envie de jouer un rôle dans le développement de ce secteur renouvelable, et la libéralisation du secteur permet la mise en place de nouvelles pratiques.

Si individuellement, ces consommateurs-producteurs paraissent anodins, ils peuvent en s’associant devenir disruptifs et concurrencer les systèmes d’énergie centralisés. Les communautés énergétiques ont-elles vraiment le potentiel pour bouleverser le marché de l’électricité ? Nous nous appuyons ici sur l’analyse d’une trentaine d’entretiens réalisés en 2019 auprès de communautés énergétiques en France et aux Pays-Bas.

Des initiatives impulsées par les citoyens

La notion de communauté énergétique fait référence à une pluralité d’initiatives, bien qu’on l’associe généralement aux projets énergétiques citoyens, tels que Buxia Energie, Energ’Y Citoyennes ou Grési21 en Isère.

Ces groupements réunissent des citoyens, souvent associés à des collectivités, des entreprises ou des associations qui veulent produire ensemble et localement de l’énergie renouvelable, ou mener des actions en faveur de la maîtrise de l’énergie. Hoom, aux Pays-Bas, soutient les coopératives qui souhaitent mener des actions individuelles ou groupées de rénovation énergétique de bâtiment. Le but est de promouvoir le tissu économique et social du territoire, et de permettre aux revenus générés de profiter à la communauté.

De manière peut-être moins intuitive, on note qu’un nombre croissant d’entreprises surfe sur l’idée de créer des communautés énergétiques afin de se différencier de la concurrence. Ces entreprises développent notamment des plates-formes, qui reposent sur la mise en relation de petits, voire de très petits producteurs d’un côté, et de consommateurs de l’autre.

Un plus grand succès aux Pays-Bas qu’en France

Aux Pays-Bas par exemple, Powerpeers propose depuis 2017 aux foyers de vendre leur surplus d’énergie à leurs voisins, parents ou amis. La plate-forme permet également aux foyers d’acheter de l’énergie, quand ils n’en produisent pas assez, au club de foot dont ils font partie ou à la radio qu’ils écoutent tous les matins…

Certaines entreprises autorisent également leurs clients, syndic de copropriété ou copropriétaires, à faire de l’autoconsommation collective. C’est le cas d’Urban Solar Energy en France, qui met en place des centrales photovoltaïques sur le toit d’immeubles et assure une répartition équitable de l’électricité produite entre chaque participant.

Selon le recensement effectué par l’association Énergie partagée – qui rassemble au niveau national la plupart des acteurs de l’énergie citoyenne – il existe en France 315 communautés énergétiques, réunissant 11 000 actionnaires. Ensemble, ils produisaient en 2016 0,2 % de la production annuelle française d’électricité renouvelable.

Le mouvement est balbutiant par rapport aux Pays-Bas où il existe une coopérative dans les 2/3 des villes du pays. Là-bas, les communautés énergétiques atteignent presque le nombre de 500, regroupent plus de 70 000 citoyens (1 % des foyers néerlandais) et possèdent 2 % de l’énergie solaire installée. À elles seules, les communautés éoliennes néerlandaises produisent assez d’énergie pour 120 000 foyers.

Le rôle de la libéralisation du marché de l’énergie

Les émissions annuelles de CO₂ des Pays-Bas avoisinent les 10 tonnes par habitant et ne tiennent pas le rythme de réduction annoncé, alors qu’un Français en émet en moyenne deux fois moins. Cette différence s’explique notamment par le fait que l’électricité est produite à 80 % à partir d’énergies fossiles (20 % charbon et 60 % gaz) aux Pays-Bas, et à hauteur de 8 % en France. Attaqué par des citoyens, l’État a été condamné en novembre dernier par la Cour de La Haye à intensifier ses efforts dans la lutte contre le changement climatique.

Mais dès 2004, les Pays-Bas avaient totalement libéralisé le marché de l’énergie. Au cours de l’année 2018, 18 % des foyers néerlandais ont ainsi changé de fournisseur. En France, la libéralisation n’a été totale qu’à partir de 2007 : fin 2018, 75 % des sites résidentiels et non résidentiels français étaient au tarif réglementé de vente et un peu moins du quart des foyers avaient changé de fournisseurs en dix ans.

Si une concurrence est née entre les fournisseurs, elle n’existe pas entre les producteurs, puisqu’EDF est un acteur incontournable en France pour bénéficier des tarifs de rachat. Afin de promouvoir le développement des énergies renouvelables, et notamment du solaire, l’État a missionné EDF pour racheter l’électricité photovoltaïque produite, au moins pendant la première année de production. Au-delà d’un an et depuis 2017, d’autres acteurs comme Enercoop sont autorisés à gérer les contrats d’obligation d’achat d’électricité renouvelable. Aux Pays-Bas les fournisseurs sont en concurrence pour l’accès aux centrales de production d’énergie renouvelable locale, ce qui donne aux initiatives citoyennes un plus grand pouvoir de négociation.

Un marché plus mature

Les communautés s’insèrent également dans un écosystème plus mature et plus favorable aux Pays-Bas qu’en France. Ce sont par exemple les gestionnaires du réseau de distribution qui financent la plate-forme de partage d’informations à l’échelle nationale. Les Pays-Bas ont également inclus dans leur accord sur le climat l’objectif que les acteurs locaux détiennent 50 % des capacités d’électricité renouvelable (hors off-shore) construites d’ici 2050.

À l’inverse, en France, on note une certaine résistance de la part d’acteurs clés du secteur. Enedis par exemple a récemment publié une tribune arguant que les communautés énergétiques citoyennes peuvent se révéler néfastes pour l’accès à l’électricité. Ces structures rencontrent également de nombreuses barrières administratives, réglementaires et organisationnelles : la difficulté à pérenniser une structure sur la base du volontariat, à trouver une assurance, à convaincre les services techniques municipaux de mettre des toits à disposition, ou le manque de transparence sur le coût du raccordement au réseau.

Il existe enfin des différences liées à la manière dont ces communautés se positionnent et se présentent. Le mouvement débutant en France, elles revendiquent souvent une action militante. Aux Pays-Bas, où il est bien installé, ces nouveaux acteurs cherchent surtout à créer une marque attractive auprès du grand public.

Bousculer la logique dominante du secteur

Une autre manière d’évaluer l’impact des communautés énergétiques consiste à étudier l’influence qu’elles ont sur la logique dominante des autres énergéticiens. Dans une industrie, les entreprises interprètent souvent de la même manière les attentes de leur clients, et comment y répondre. Pour les fournisseurs d’énergie, il s’agit d’offrir une énergie abordable et fiable, produite et contrôlée de manière centralisée, pour des clients perçus comme peu intéressés par le produit.

Bien que cette logique historique domine toujours, l’exemple des Pays-Bas illustre que les communautés énergétiques amorcent un changement. Là-bas, Engie qui proposait une offre totalement classique jusqu’en 2015, permet aujourd’hui à ses clients de choisir leur propre source d’énergie. Parmi les options proposées, un parc éolien en mer du nord ou dans un polder – étendue de terre inférieure à la mer et maintenue artificiellement asséchée – en Frise, et la possibilité de consommer le surplus d’énergie solaire produit par d’autres clients de l’entreprise. L’énergéticien propose une carte interactive du pays, inspirée de celles d’Airbnb, localisant tous les clients qui vendent leur surplus d’énergie photovoltaïque.

En France, les communautés énergétiques sont portées par l’envie de sensibiliser et de montrer qu’il est possible de produire autrement, quant aux Pays-Bas, le mouvement prend plus d’ampleur et de maturité. Mais les volumes produits par ces communautés demeurant faibles, et la révolution reste loin d’avoir lieu. Si les communautés parviennent à pousser les énergéticiens historiques à évoluer dans leurs pratiques, leur impact pourrait être considérable et changer radicalement le système vers un modèle plus décentralisé et mieux maîtrisé par ses citoyens.

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