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Communiquer sur le nombre de décès de la Covid-19 est-il pertinent ?

Une infirmière
Une infirmière du service de soins intensifs du Centre hospitalier de l'Europe à Le Port-Marly, près de Paris, le 4 novembre 2020. Anne-Christine Poujoulat/AFP

Faire en sorte que les chiffres qui circulent soient de bonne tenue : tel semble être devenu l’alpha et l’oméga des arbitrages rendus par les décideurs du monde entier en ces temps de pandémie.

Mais l’information disponible aujourd’hui doit-elle nécessairement éclipser, dans la prise de décision, des informations plus pertinentes à rechercher demain ?

Plus qu’un débat sociétal sur la justice générationnelle ou sur notre relation à la mort, il est ici question d’une dérive bien connue des contrôleurs de gestion dans le secteur public.

Le nombre de décès lié à la Covid ne doit pas être un tabou, faut-il pour autant l’ériger en totem ? Communiquer précisément et quotidiennement sur ce chiffre, comme le fait Santé publique France dans son tableau de bord répond certes à des exigences d’information et de transparence. Mais en mettant en avant cette morbide comptabilité, nos gouvernants ne se contraignent-ils pas à prendre de mauvaises décisions ?

Les contrôleurs de gestion connaissent bien la loi de Goodhart, du nom de l’économiste britannique. On peut la résumer ainsi : lorsque la mesure devient la cible, elle cesse d’être une bonne mesure.

Bien sûr, apprécier la qualité de la réponse gouvernementale à la pandémie sur la base de l’évolution des décès qui y sont immédiatement imputables a du sens : la donnée est disponible grâce à des circuits de remontée d’informations éprouvés, elle est a priori objective et peu contestable. Mais ce choix présente deux écueils majeurs.

Ne pas privilégier les seuls indicateurs immédiatement disponibles

Le premier écueil, c’est de privilégier l’information disponible aux dépens de l’information pertinente.

Prenons un exemple. Le succès d’une politique publique de formation professionnelle s’apprécie-t-il au nombre d’heures de cours dispensés (l’output de la politique publique, pour reprendre la terminologie anglo-saxonne, ce qui est produit à court terme) ou bien au nombre de personnes formées ayant trouvé un travail dans les trois mois qui suivent la formation (son outcome, les résultats obtenus à moyen-long terme) ?

La seconde information est certes plus longue et difficile à obtenir (nécessité d’un suivi dans le temps des personnes formées), et elle est surtout en (plus ou moins) grande partie déconnectée de la qualité du travail fourni par la seule institution.

Il n’en reste pas moins qu’elle doit, a minima, être intégrée dans l’appréciation de ce qui a été fait. Pour paraphraser Maitre Yoda, incontestablement expert du temps long, la donnée disponible est certes plus facile, plus rapide, plus séduisante, mais au final elle nous éloigne parfois de la lumière.

Ainsi, pour le sujet qui est le nôtre, il faut naturellement prendre en compte les décès attribués au jour le jour à la pandémie, mais pas seulement.

À moyen terme, il convient de prendre en compte les périodes de sous-mortalité dite compensatrice (harvesting effect en anglais, pour une image plus agricole), qu’elles soient concomitantes ou postérieures : elles nous invitent à réexaminer les chiffres bruts des décès liés au virus, qui dans certains cas n’aura fait que précipiter de quelques jours ou semaines des décès médicalement inéluctables.

Des infirmières
Des infir-mières examinent un patient infecté par le Covid-19 dans l’unité de détresse respiratoire et d’infections graves de l’Hôpital Nord à Marseille, dans le sud-est de la France, le 2 février 2021. Nicolas Tucat/AFP

À long terme, il faut aussi prendre en compte les pertes d’espérance de vie liées, en partie, aux mesures prises pour lutter à court terme contre ladite pandémie : des outils existent pour cela, comme les bilans démographiques de l’Insee. L’espérance de vie à la naissance l’an dernier a ainsi diminué de 0,5 an pour les hommes et de 0,4 an pour les femmes. Et cette chute trouve son origine dans la crise sanitaire bien sûr mais aussi dans la crise économique résultant des confinements successifs.

Ne nous méprenons pas : il est évident que nos gouvernants intègrent dans leur processus de décision ces informations pertinentes dans le temps long mais parfois indisponibles ou partiellement disponibles dans le temps court. Mais communiquent-ils suffisamment sur ces données ?

Ne pas privilégier un seul indicateur

Car le second écueil lié à l’identification d’une cible quasi exclusive, c’est d’aboutir à des décisions que les acteurs eux-mêmes savent parfois, au fond d’eux-mêmes, peu opportunes.

Lorsqu’on se pense, à tort ou à raison, être jugé sur une donnée, alors elle peut devenir l’unique moteur de votre action. C’est pourquoi l’utilisation du chiffre comme base de l’évaluation dans les organisations publiques doit toujours être instaurée d’une main tremblante.

Données concernant la pandémie de Covid-19 en France du 1/2/2021. Santé publique France

L’ouvrage collectif Statactivisme publié en 2014 nous alertait déjà sur les dérives constatées en la matière. Décréter que vous appréciez le travail d’un policier sur le nombre d’infractions qu’il aura constatées et vous verrez rapidement se multiplier les situations multi-infractionnelles (un acte, plusieurs infractions).

Ériger la réduction des délais de traitement d’une tâche administrative en priorité absolue et vous verrez d’une part d’autres missions moins surveillées s’effondrer dans le silence et d’autre part ces délais s’améliorer sans que parfois les services ne soient dans la réalité plus réactifs. Car au final aucune mesure ne peut parfaitement et totalement incarner l’action d’une personne, et encore moins d’une institution. Vouloir le faire reste le meilleur moyen d’améliorer la mesure… et de dégrader l’action.

La critique est facile mais l’art est difficile, nous le savons tous. Nous pouvons néanmoins nous accorder sur un point : que plusieurs données éclairent la décision est une bonne chose, qu’une seule donnée dicte la décision n’en est pas une.

L’inversion de la courbe (saison 2)

Après avoir vu son prédécesseur lutter pendant des années contre une seule promesse chiffrée (l’inversion de la courbe du chômage) dont la quête mobilisa parfois actions court-termistes et, selon certains de ses contempteurs, artifices statistiques, il est étonnant de voir le Président de la République s’astreindre à un tel exercice.

De façon informelle certes, car il n’est nulle part dit que le seul objectif est de limiter le nombre de décès. Remarquons cependant que la communication est bien moindre sur les autres indicateurs qui alimentent pourtant la prise de décision.

Est-il pertinent d’appliquer le « quoi qu’il en coûte » à la seule maîtrise du nombre de décès ? La bonne tenue de cet indicateur n’est pas gage de qualité de l’action gouvernementale.

D’autres pays ont fait le choix de protéger par le vaccin des publics moins susceptibles de décéder à court terme, s’exposant ainsi à une « mauvaise note » en la matière. Sont-ils nécessairement dans le faux ?

Finalement, ce n’est pas chez son prédécesseur mais chez un autre ancien président de la République que l’actuel locataire de l’Élysée aurait pu chercher l’inspiration en ces temps troubles. Jacques Chirac, en bon japonophile, lui aurait certainement glissé ce proverbe zen : celui qui atteint sa cible rate tout le reste.

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