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Comprendre l’abstention des jeunes en cinq questions

A Ris-Orangis, le 8 avril 2022. Emmanuel Dunand/AFP

Si les jeunes votent en général moins que leurs aînés, leur niveau d’abstention était particulièrement élevé ce 10 avril 2022, lors du premier tour de l’élection présidentielle. Directrice de recherches en sociologie et en science politique CNRS au CEVIPOF (Sciences Po), Anne Muxel nous aide à remettre ce résultat en contexte.


The Conversation : Peut-on qualifier d’exceptionnel le niveau d’abstention enregistré chez les jeunes lors de ce premier tour de la présidentielle 2022 ?

Anne Muxel : Selon les chiffres communiqués par différents instituts de sondage, parmi les 18-35 ans, 4 jeunes sur 10 ne se seraient pas déplacés jusqu’aux urnes ce 10 avril 2022. Rappelons qu’en 2017, l’abstention s’établissait à 29 % chez les 18-24 ans et à 28 % chez les 25-34 ans.

Cette augmentation est d’autant plus notable que l’élection présidentielle mobilise traditionnellement plus la population, jeunes inclus, que les autres élections – municipales, départementales, régionales ou européennes. Il y a là chez les nouvelles générations un vrai décrochage de la participation qui apparaît comme le symptôme d’une déconsolidation démocratique, le vote étant partie intégrante de la panoplie du citoyen souhaitant s’investir dans les décisions engageant son pays.

Bureau de vote à Lyon, le 10 avril 2022. Jeff Pachoud/AFP

Mais une fois évoqué ce risque de fracture civique, il faut bien voir que cet écart de participation très important chez les jeunes ne fait qu’amplifier un mouvement qui touche le corps électoral tout entier. Depuis 2007, à chaque élection, l’abstention a progressé. Certes, les 26,1 % d’abstention enregistrés le 10 avril 2022 sont en deçà de record de 28 % atteint en 2002 mais cela reste un mauvais résultat.

TC : Un sursaut de la participation au second tour est-il possible dans ce type de scrutin ?

AM : Le duel et les enjeux qui se dessinent après ce premier tour remobiliseront peut-être des jeunes qui se sentaient hésitants face aux choix à faire.

Lors de l’élection présidentielle atypique de 2002 qui avait marqué l’entrée dans un nouveau cycle – le Front national de l’époque introduisant une tripartition de l’espace politique français – les électeurs s’étaient remobilisés au second tour. Et les jeunes, tout particulièrement, au travers des manifestations qu’ils avaient largement impulsées entre les deux tours, avaient assez massivement appelé au vote.

En 2017, en revanche, la participation n’avait pas progressé au second tour ce qui avait d’ailleurs été vu par les commentateurs de l’époque comme un signe de réussite de la stratégie de dédiabolisation menée par Marine Le Pen et le Rassemblement national, leur présence au second tour n’ayant pas pas suscité d’opposition, de dénonciation, ou de contestation comme cela avait été le cas en 2002.

TC : L’abstention traduit-elle une dévalorisation du vote aux yeux de cette part de l’électorat ?

AM : Même quand ils ne l’utilisent pas, les jeunes restent attachés au droit de vote. Ce hiatus entre les principes et les pratiques s’explique par des raisons structurelles. D’abord, il y a toujours eu une période d’inertie entre le moment où on acquiert le droit de vote et le moment où on l’exerce pleinement, c’est ce que j’ai appelé dans mes travaux le « moratoire politique ». L’entrée dans la participation électorale se fait très progressivement. Il faut attendre la trentaine voire la quarantaine pour arriver aux taux de participation équivalents à ceux de l’ensemble de la population.

Manifestation contre la réforme des retraites à Paris, en 2019. Shutterstock

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Ces effets structurels s’expliquent par les conditions propres à cet âge de la vie, où se jouent l’entrée dans la vie adulte et l’insertion professionnelle, d’autant que l’accès à une autonomie économique et résidentielle se fait de plus en plus tard, souvent dans des conditions assez instables et précaires. C’est donc une période où les jeunes sont occupés par d’autres urgences : s’inscrire dans la société, y trouver une place. C’est aussi une période de construction identitaire, et d’expérimentation, où ils renégocient les comportements hérités de la socialisation familiale, les choix politiques qui ont pu leur être transmis.

Par ailleurs, alors qu’auparavant la participation était davantage portée par des loyautés partisanes, aujourd’hui les jeunes font leurs premiers pas de citoyens dans un moment de relatif brouillage des repères idéologiques et de crise de la représentation politique. Ce climat de défiance ne facilite pas le passage à l’acte électoral même s’il s’agit de l’acte par lequel s’organise la démocratie représentative. S’il n’est pas remis en cause dans son principe, le rapport au vote s’est affaibli. Quand les jeunes se rendent aux urnes, ils le font de manière plus intermittente, ne votant pas à tous les scrutins, votant parfois à un tour et pas à l’autre, se mobilisant lorsque les enjeux leur paraissent cruciaux.

TC : Au-delà de ces raisons structurelles, l’offre politique n’est-elle pas en cause aussi dans ce phénomène d’abstention ? Les programmes prennent-ils en compte les préoccupations des jeunes ?

AM : C’est quelque chose qui a été beaucoup dit, je pense que c’est vrai en partie, faux en partie, car on voit qu’il y a des candidats qui ont clairement ciblé les jeunes et enregistré des forts niveaux d’adhésion en termes de vote. Je pense à Jean-Luc Mélenchon qui sait particulièrement bien s’adresser aux jeunes et on voit que le vote en sa faveur est important, ce qui était déjà le cas au premier tour de 2017. Marine Le Pen ne les a pas non plus oubliés dans ses campagnes et a consolidé auprès d’eux un socle électoral assez significatif, tout particulièrement chez les trentenaires.


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Peut-être les partis classiques de gouvernement ont-ils davantage laissé la question de côté. Cependant, ce sentiment d’une coupure entre les préoccupations des citoyens et les programmes des responsables politiques n’est pas spécifique aux jeunes. Rappelons que 8 Français sur 10 jugent que les responsables politiques ne se préoccupent pas de leurs problèmes. Les jeunes ne font que s’inscrire dans cette logique de défiance et d’éloignement vis-à-vis de la classe politique ressentie par la population dans son ensemble.

TC : S’abstenir de voter, est-ce se désengager de la sphère politique ?

AM : Aujourd’hui, le vote se trouve en concurrence avec d’autres formes de participation et devient un outil d’expression démocratique parmi d’autres dont les jeunes peuvent se saisir. En même temps que la crise de la représentation politique et la montée de l’abstention, une culture de la protestation s’est affirmée, et a acquis une plus grande légitimité, débordant la seule culture politique de gauche, et recouvrant des actions comme la signature de pétitions, les boycotts, le blocage des lycées.

Les jeunes sont présents dans l’arène politique et ne se détournent pas de l’engagement. Dans un ouvrage que je viens de publier avec Adélaïde Zulfikarpasic, Les Français sur le fil de l’engagement, nous montrons que les jeunes s’engagent même davantage que leurs aînés, au travers d’une grande diversité d’actions et d’implications, dans le cadre associatif, mais aussi au travers de mobilisations collectives dans l’espace public ou sur les réseaux sociaux et Internet. La palette des formes de leur participation s’est diversifiée, et rencontre une certaine tentation pour la radicalité.


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Une majorité de lycéens, même parmi les plus jeunes d’entre eux, considère par exemple qu’il est tout à fait normal de bloquer un établissement scolaire pour s’opposer à telle ou telle réforme de gouvernement.

Pour terminer, je voudrais rappeler que cette élection a pris place dans un contexte de crise majeure et inédit. La guerre en Ukraine et la crise sanitaire – qui a durement éprouvé les jeunes – peuvent relativiser à leurs yeux la puissance du politique au plan national et aussi expliquer leur relatif retrait.

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