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Comprendre le malaise des agriculteurs

Les agriculteurs manifestent devant le Parlement européen à Strasbourg le 22 octobre 2019 contre l’« agri-bashing », les accords de libre échange et la concurrence déloyale. Frédérick Florin/AFP

Début décembre, les agriculteurs bloquaient les artères de plusieurs grandes villes pour interpeller l’exécutif et la grande distribution à l’heure où débutent les négociations de prix annuelles. Le malaise profond qui habite aujourd’hui de nombreuses cours de fermes en France est quotidiennement évoqué, dans l’actualité, dans des films, des livres, des bandes dessinées.

À l’approche des élections municipales, la prise en compte des inquiétudes et du mal-être qu’expriment de nombreux agriculteurs est cruciale. En comprendre les racines pour y apporter les bonnes réponses en est la première étape. Les raisons de cette désillusion sont nombreuses et les énumérer en quelques mots de synthèse est une gageure. La situation est toutefois trop grave pour que les intellectuels, qui observent ces grandes transformations, ne partagent pas leur double constat.

Les exploitants agricoles, d’une part, représentent désormais 3,5 % des actifs agricoles alors que ce chiffre s’élevait respectivement à 27 % en 1955 et 6 % en 1988. Dans l’attente du prochain recensement de 2020, les estimations confirment cette baisse et un pourcentage qui se chiffrerait en dessous de 2 %. Jamais une profession n’a connu une évolution aussi brutale. Cette transformation n’est pas seulement quantitative : la chute du nombre d’actifs agricoles s’accompagne aussi d’un effacement de l’identité professionnelle agricole et d’un retrait de la vie politique, notamment locale. Quelle commune rurale est encore dirigée par un agriculteur ?

L’autre aspect du constat concerne l’expression parfois employée de « monde agricole », qui sous-entendrait l’existence d’une unité professionnelle. Elle cache en fait des réalités très variées, tant les modes de production sont aujourd’hui divers. Quels points communs entre une firme multinationale de production de lait standard et une ferme familiale en polyculture-élevage dans une filière sous signe de qualité ?

Pourquoi les agriculteurs n’arrivent-ils plus à vivre de leur travail ? (Le Monde).

La honte du « bouseux »

Comment en est-on arrivé là en 2019 ? Les pistes d’interprétation sont multiples et s’entremêlent.

Il y a d’abord l’image associée à l’agriculteur du bouseux ou du plouc, véhiculée au XIXe siècle par Balzac, Flaubert ou encore Maupassant. Ce mépris émanant de l’urbain, considéré comme plus civilisé et cultivé, est analysé finement par Jean Rohou dans son best-seller Fils de Ploucs. Des générations de femmes et d’hommes ont ainsi dû déployer des efforts considérables pour s’extraire du cliché du paupérisme campagnard.

Cette humiliation récurrente a été un des moteurs de la modernisation de l’agriculture, portée par des jeunes agriculteurs soucieux de s’instruire, d’acquérir de nouvelles connaissances, d’accéder aux signes du progrès, aspiration que la société de consommation dans les années 60 a exacerbée. Les nouvelles générations ont, dès lors, revendiqué haut et fort leur souhait d’échapper à un mode de vie et de travail jugé trop précaire.

Si à partir des années 60, la honte des ploucs des campagnes a pu conduire à une fuite des plus instruits vers les villes, certains après leur diplôme agronomique sont revenus reprendre et moderniser l’exploitation familiale. Mais bon nombre, aussi, ont opté pour un mode de vie citadin, dans un contexte de réduction du temps de travail pour nombre de salariés et de développement d’une société de loisirs… alors que la semaine de travail d’un exploitant agricole dépasse souvent les 60 heures et que les semaines de vacances sont rares.

Une des difficultés rencontrées aujourd’hui par ces repreneurs, puis par leurs enfants, est liée au fait que les efforts de modernisation engagés ne sont plus audibles par le reste de la société. Sans filtre ou clés d’interprétation, nombre de familles agricoles s’entendent aujourd’hui taxés de « polleurs-payeurs », d’« assassins d’animaux », et de « destructeurs de biodiversité ».

La crise du modèle familial

À ces espoirs déçus se mêle une crise profonde du modèle familial agricole. Longtemps prôné comme cible par les lois de modernisation des années 60, le noyau familial (la fameuse « ferme à 2 UTH »/Unité de Travail Humain) ne peut plus constituer le socle de l’agriculture française.

La multiplication des formes de sociétés agricoles conduit à revisiter profondément les liens, autrefois intriqués, entre les activités agricoles et la famille. Ces formes sociétaires se développent en raison de l’absence de congruence entre les règles juridiques, fiscales, sociales de l’activité agricole. Elles permettent l’embauche partagée de main d’œuvre extérieure, la mise en place de magasins de proximité ou de productions qui peuvent correspondre à une activité annexe (notamment la production d’énergie par méthanisation ou photovoltaïque)…

Cette redéfinition des contours de l’activité agricole, de la place occupée par la famille, couplée avec une fragilisation financière liée à des investissements croissants, peuvent induire des pertes de repères, parfois si profondes qu’elles peuvent mener au suicide.

Selon une étude, ces drames sont moins liés au contexte économique qu’aux tensions générationnelles et intergénérationnelles. Celles-ci se traduisent par des divergences sur la conception de la conduite de l’exploitation (par exemple entre un père et son enfant-repreneur), ou encore sur l’autonomie de la vie de couple. L’adoption d’un robot de traite, le travail de la conjointe à l’extérieur de l’exploitation, le recours à l’agriculture de précision… sont autant de choix qui viennent bousculer l’agriculture familiale.

Un secteur victime des dernières évolutions

À ces tensions internes au secteur agricole, s’ajoute une rupture du cercle vertueux en vigueur jusqu’aux années 1970, dont les conséquences perdurent dans un contexte persistant de crise économique. Le temps où la libération du travail agricole par l’essor de la mécanisation était absorbée par le boom de l’emploi tertiaire et par le modèle fordiste de l’industrie automobile (Citroën, Peugeot, Michelin, SEB…) est révolu.

Le secteur agricole a été une victime toute particulière des évolutions économiques et sociales de la fin du XXe siècle avec le passage à l’ère du numérique, les changements radicaux des modes de production et de consommation. La robotisation des activités agricoles et le recours croissant à l’agriculture de précision peuvent apparaître comme une adaptation à ces mutations. Mais ces avancées techniques peuvent s’accompagner dans le même temps de processus de marginalisation des acteurs agricoles qui ne prendraient pas ce train du progrès technologique.

Une autre tendance vient compléter ce tableau. Attirés par un ancrage à la terre, abîmés par un monde du travail urbain marqué par les burn-outs et une exigence de compétitivité toujours plus forte, nombre d’urbains se décident à revenir à la campagne et y installent de petites fermes, « hors cadre familial ».

Ces nouveaux acteurs optent souvent pour des formes « alternatives » de production : produits labellisés au regard de leur qualité et de leur origine, produits en circuits courts, produits en agriculture biologique… Par l’adoption de nouvelles valeurs et pratiques, souvent en dehors des canaux traditionnels de l’appareil professionnel agricole, ces nouvelles exploitations exacerbent la diversité des modèles de production agricole.

Enfin, l’accélération du changement climatique qui touche frontalement les activités agricoles renforce le caractère très incertain d’exercice du métier de paysan au XXIe siècle. L’activité agricole étant par essence biologique, elle doit faire face et s’adapter à de nouveaux aléas.

Ces éléments de constat appellent une refonte du contrat social entre citoyen·ne·s et agriculteurs·trices. Une telle réflexion exige d’envoyer des signaux forts de respect à une profession considérée hier comme noble et aujourd’hui malmenée et mal-aimée (souvent par méconnaissance). Un tel débat dépasse certes largement les frontières françaises mais si l’enjeu en France est de produire sainement des productions alimentaires dans des environnements préservés, il conviendrait de se doter d’un cadre ambitieux pour promouvoir des systèmes agroalimentaires durables. Sinon, quelles autonomie alimentaire et capacité de sélection des modes de production de nos aliments léguerons-nous aux générations futures ?

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