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Photographie de la Force fluviale mobile, 26 septembre 1967. National Archive Catalog, CC BY-SA

Confinement et prise de psychotropes : ce que nous apprend la guerre du Vietnam

Cet article a été co-rédigé par Julia de Ternay, interne en psychiatrie en cours de spécialisation en addictologie et membre de l’équipe de recherche de Addict’Aide.


Les situations de confinement tel que ce que nous vivons depuis plus d’un mois déséquilibrent, de manière souvent brutale, les rituels de vie et les relations sociales. Or, les consommations de substances addictives dépendent de l’équilibre dynamique permanent qui existe entre un sujet et son environnement.

Beaucoup se demandent donc quel sera l’impact du confinement sur les consommations d’alcool, de tabac, ou d’autres drogues, dans la population française en générale, mais aussi chez les sujets les plus vulnérables, qui ont, ou ont déjà eu, des problèmes d’addiction, ou sont sujets à des troubles psychiatriques.

Ce qui se passe en ce moment avec le Covid-19 est inédit et n’a bien évidemment pas pu être étudié antérieurement. Mais des situations passées de « confinement » peuvent servir de modèle, ou au moins donner matière à penser, face à cette situation sans précédent.

C’est par exemple le cas de l’histoire des soldats américains au cours de la guerre du Vietnam.

Des soldats sous influences

Au cours de la guerre du Vietnam, Lee Nelken Robins, professeure américaine de sciences sociales et d’épidémiologie psychiatrique à l’Université de Washington, a publié plusieurs études très importantes sur les consommations de drogues des soldats américains pendant et après leur mobilisation.

On savait déjà à l’époque que les usages de drogues étaient très répandus chez les GIs au Vietnam. La plupart du temps, les soldats ne combattaient pas, et ils étaient cantonnés (« confinés » ?) dans leurs baraquements, avec peu d’occupations. Lee N. Robins a interviewé 965 vétérans de la guerre du Vietnam et a constaté que la plupart d’entre eux rapportaient avoir consommé au moins une substance psychoactive pendant la guerre.

Il faut savoir qu’à l’époque, l’armée américaine fournissait aux soldats tabac, alcool (en guise de récompense) et amphétamines (pour augmenter la puissance de combat et réduire les besoins en sommeil). Les soldats se tournaient aussi vers d’autres substances comme le cannabis, facilement accessible et peu cher, prisé pour ses propriétés euphorisantes et anxiolytiques.

L’usage du cannabis atteignant des proportions problématiques, l’armée finit par adopter une politique très restrictive vis-à-vis de cette substance, en punissant les soldats qui en sont détenteurs. Cela a cependant eu une conséquence que l’administration américaine n’avait pas prévue : une partie des soldats se tourna alors vers l’héroïne, inodore donc moins facile à détecter, tout aussi accessible au Vietnam, et de surcroît bon marché.

Le film Platoon du réalisateur Oliver Stone, qui a servi au Vietnam, montre notamment la prise de stupéfiants par les jeunes soldats américains déployés.

Ce phénomène s’accentue à la fin de l’été 1970 du fait de l’ouverture du trafic de drogues en provenance du « Triangle d’Or » (région située entre le Laos, La Birmanie, et la Thaïlande, qui est l’une des principales zones mondiales de production d’opium), facilitant encore l’accès à l’héroïne. Résultat : 79 % des soldats ayant consommé des drogues au Vietnam avaient testé l’héroïne.

C’est dans ce contexte qu’un rapport alarmant sur l’usage d’héroïne dans le monde, The World Heroin Problem, est publié.

La guerre contre la drogue

En 1971, le Président des États-Unis Richard Nixon déclare ainsi la « War on Drugs » (guerre contre les drogues). La drogue est à présent « l’ennemi public numéro 1 » (sic).

Des mesures drastiques sont prises afin de ne pas faire revenir sur le territoire américain des soldats qu’on dit « addicts » et « toxicomanes », d’où l’opération « Golden Flow » (Flux doré), mise en place à partir de la mi-juillet 1971 : chaque soldat américain quittant le sol du Vietnam pour rentrer au pays doit avoir un test urinaire. Si le test est positif à l’héroïne, le soldat doit rester au Vietnam pendant une semaine pour une cure de désintoxication. Si le test est négatif, il peut rentrer chez lui. On redoute en effet de voir cet usage d’héroïne se poursuivre de retour aux États-Unis.

Or, la qualité de l’héroïne n’est pas du tout la même aux USA, tout comme son prix (cinquante fois supérieur), ce qui fait craindre un usage par voie intraveineuse. La réintégration potentiellement difficile des vétérans inquiète également : ces vétérans pourraient, selon certains, représenter une menace pour la société. Il faut dire qu’à l’époque, on pensait qu’il était quasi-impossible de se sortir d’une dépendance à l’héroïne, une fois qu’on avait mis les pieds dedans.

Mais les résultats que publie Lee Robins vont à l’encontre de ces présupposés, et ils sont particulièrement sulfureux à l’époque : sur les 495 soldats qu’elle a suivis et qui étaient positifs à l’héroïne au départ du Vietnam, 20 % rapportaient avoir été dépendants à l’héroïne pendant la guerre. Pourtant, la plupart d’entre eux avaient complètement arrêté l’usage de drogues à leur retour, et n’avaient pas repris un an plus tard.

Lee Robins a découvert que parmi les facteurs de risque de maintien de la dépendance figuraient la consommation lourde de plusieurs substances au Vietnam et, surtout, un usage de drogue préexistant avant la guerre.

Comment se fait-il que la grande majorité des soldats soient parvenus, après le retour, à se passer d’héroïne, sans aide médicale, même après avoir été dépendants ? L’explication se trouve au sein même des raisons qui poussaient les soldats à utiliser des substances psychoactives.

Les drogues pour supporter l’ennui

Outre le fait que les drogues étaient peu chères et facilement accessibles, elles aidaient surtout à supporter la violence et la brutalité de la guerre, qui, de plus, se déroulait dans un climat hostile : pays inconnu, jungle inhospitalière peuplée de sangsues et de moustiques porteurs de paludisme… Le tout dans un environnement social restreint, sans famille ni loisirs.

Les drogues aidaient les soldats à gérer l’anxiété, l’angoisse, la peur, elles leur redonnaient du courage lorsque la situation était trop insupportable, et les aidaient à poursuivre le combat. Elles aidaient aussi à tuer le temps.

Un tiers des vétérans interrogés par Lee Robins rapportent qu’il n’y avait « pas grand-chose à faire du tout, les tâches étaient ennuyeuses à mourir », et que « les 9/10ᵉ de la guerre consistent à attendre que le 1/10ᵉ restant ait lieu ». Or, l’ennui donne du temps pour réfléchir, ruminer et se remémorer des souvenirs souvent très traumatiques.

Les drogues ont également pu aider au processus de socialisation au sein de troupes qui étaient sans cesse réorganisées. La particularité, durant la guerre du Vietnam, était que quand un soldat partait à la guerre, il connaissait sa DEROS (Date Eligible for return from Overseas), c’est-à-dire la date exacte de son retour. Cela avait été mis en place pour éviter de voir apparaître des effondrements psychiques, phénomène bien connu après un an de guerre.

Cependant, les va-et-vient des soldats entraînaient de façon régulière la perte d’une certaine forme de sécurité et de cohésion. Les nouvelles recrues (les FNG, pour « Fucking New Guys ») avaient de fait beaucoup de difficultés à s’intégrer dans leur troupe. Les drogues, consommées le plus souvent en groupe, ont pu être une façon de s’intégrer plus facilement.

Il existe d’autres raisons pouvant expliquer l’usage de drogues par les soldats américains : leur jeune âge, en moyenne 19 ans, la sensation d’un manque d’objectif stratégique ou politique pendant la guerre, rendant celle-ci absurde, etc. Cependant, tout cela renvoie finalement à un seul et même élément : le contexte, et son importance dans l’usage de drogue.

Quels parallèles avec le confinement actuel ?

Si on revient justement au contexte actuel de pandémie de Covid-19, à l’heure où la moitié de la population mondiale est confinée, on constate certaines similitudes avec celui de la guerre du Vietnam, toutes proportions gardées évidemment…

Se côtoient en ce moment dans notre quotidien non seulement la peur de la maladie, les interrogations et les attentes concernant l’émergence d’un traitement, mais aussi les incertitudes sur les retombées économiques et les résurgences de craintes concernant une pénurie alimentaire (que nous n’avions plus connues en France depuis la Deuxième Guerre mondiale). Tout cela agrémenté d’un flot ininterrompu d’informations anxiogènes se déversant chaque jour via la télévision ou Internet.

Le confinement en lui-même, qui peut être vécu différemment selon les individus, réunit certaines caractéristiques retrouvées en temps de guerre : étirement du temps à l’infini, perte des repères temporels, rupture avec le quotidien, sensation de perte de liberté voire d’emprisonnement. On voit poindre aussi la sensation de solitude et d’isolement, et l’ennui, dont on avait presque oublié la possibilité d’existence.

Des risques à ne pas négliger

Pour faire face à cette nouvelle routine, et aux émotions ou sensations que cette situation peut engendrer, nous mettons en place des stratégies d’adaptation diverses et variées.

Si, comme les GIs américains, certains vivent le confinement comme un moment d’ennui et de vacuité, le risque est (toutes proportions gardées), qu’ils recourent plus fréquemment et de manière plus importante aux substances habituellement consommées. En outre, l’augmentation des usages pourra être encore plus importante si l’environnement social résiduel constitue un facteur supplémentaire poussant à la consommation : conjoint fumeur, culture de l’apéro (devenu apéro-vidéo…), etc.

Pour les confinés français, la fin du Covid-19 sera un peu comme le retour aux États-Unis pour les soldats américains : le moment où on retrouve les bonnes habitudes et où les mauvaises s’effacent. Mais il ne faut pas oublier que si le retour à la normale s’est effectué correctement pour la grande majorité des vétérans, certains, les plus vulnérables, les plus traumatisés, les plus isolés, sont restés sur le carreau.

Si nous sommes réellement « en guerre » contre le SARS-CoV-2, le déconfinement sera une période où il faudra vraisemblablement s’occuper des traumatisés qu’aura produits le conflit, et de leurs possibles usages de substances.


Cet article est publié en partenariat avec Addict’Aide, dont la newsletter permet de s’informer sur toutes les questions d’addiction. Le portail Addict’Aide est soutenu par MGEN, groupe VYV.

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