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Confinement et prison : une comparaison qui masque les réalités de la détention

Le confinement éprouvé par les individus libres judiciairement par ailleurs a souvent été comparé au régime d'isolement dans les prisons. Rostyslav Savchyn/Unsplash, CC BY-SA

Depuis le début des mesures de confinement, les médias français ont rapporté, en matière de vie recluse, les conseils de skippers, d’astronautes, de militaires, de sous-mariniers, d’écrivains et de sœurs cloîtrées.

Ces expériences de confinement font par ailleurs l’objet d’un vaste et ancien champ de recherche sur la réclusion qui s’intéresse aux institutions d’enfermement, qu’elles aient un caractère punitif (bagnes, camps, prisons, etc.) ou sanitaire (hôpitaux psychiatriques, sanatoriums, léproseries, etc.), mais aussi d’autres expériences : couvents, casernes, sous-marins, phares, stations d’observation en Antarctique, missions spatiales

Ces recherches permettent ainsi d’établir des réflexions et des comparaisons pour mieux aborder les tensions les aménagements des espaces mais aussi les effets psychosociaux sur les individus.

L’actualité de la crise sanitaire a mis l’expérience du confinement sur le devant de la scène. Les prisonniers ne semblent pas compter parmi les voix dignes d’être entendues malgré leur expertise sur le sujet.

Les conseils d’un condamné à mort

Keith Lamar, l’un des « cinq de Lucasville » – cinq prisonniers condamnés à mort après la mutinerie de la prison de Lucasville (Ohio) en 1993 – a ainsi été sollicité pour donner ses conseils afin de surmonter les mesures de « distanciation sociale ». Cet homme, dont l’exécution est prévue pour 2023, a passé 27 ans dans un quartier d’isolement et n’a pas pu prendre sa famille dans ses bras pendant 18 ans.

Lorsqu’ils évoquent l’enfermement, les prisonniers, comme ceux dont les témoignages sont réunis dans Comment survivre et résister dans les quartiers de haute sécurité, recommandent généralement d’établir une routine, de veiller à son hygiène et à la propreté de son environnement, d’avoir autant que possible des activités physiques, intellectuelles et créatives et d’entretenir ses liens avec ses proches – mais aussi de questionner ce qui nous arrive.

Ces conseils rejoignent ceux que de nombreux psychologues dispensent dans les médias aux personnes confinées. Mais la comparaison entre le confinement et l’incarcération est-elle justifiée ?

Dortoirs, cellules et quartiers d’isolement

Inspirée du modèle monacal, la prison s’est développée à partir du XIXe siècle en Occident. Elle procède à l’isolement d’individus du reste de la société et, dans certains régimes de détention, à l’isolement des prisonniers les uns des autres.

Le modèle cellulaire (un prisonnier par cellule) a en fait une longue histoire. Né avec l’Eastern Penitentiary (construit en 1829 à Philadelphie), le régime dit « pennsylvanien » (qui prévoit le silence absolu et l’isolement strict et permanent, de jour comme de nuit) a été adopté par beaucoup de pays (dont la France), mais il a rarement été réellement mis en œuvre.

Une cellule reconstituée montrant une cellule typique de la prison Eastern State Penitentiary comme elle l’était au début du XXᵉ siècle, 2007. Thesab/Wikimedia, CC BY-NC

L’histoire des prisons est marquée, à partir des années 1970, par leur « marionization » – c’est-à-dire la généralisation de régimes d’isolement qui s’inspirent de l’« unité de contrôle » mise en place en 1973 à la prison de Marion (Illinois).

La marionization se traduit notamment par l’ouverture, en 1989, de la prison de Pelican Bay (Californie) dont le Special Housing Unit, composé de 1 200 cellules sans fenêtre, demeure aujourd’hui l’un des plus grands quartiers d’isolement au monde. La marionization est devenue une tendance internationale illustrée en France avec des « quartiers de haute sécurité », devenus des « quartiers d’isolement » ou en République fédérale allemande au milieu des années 1970 avec un quartier d’isolement resté tristement célèbre à la prison de Stammheim.

Ces régimes d’isolement empêchent toute forme de communication entre les prisonniers et les soumettent à des formes de privation sensorielle (absence de lumière naturelle et lampes constamment allumées ou obscurité permanente, insonorisation des cellules voisines, etc.).

Une expérience visuelle de l’isolement (en anglais).

Au cours de l’histoire, les régimes de détention ont été très divers. Aujourd’hui, des prisonniers se trouvent en cellules individuelles et pour certains dans des quartiers d’isolement, mais beaucoup d’autres sont dans des dortoirs (notamment aux États-Unis) ou à plusieurs dans une même cellule. La plupart des prisonniers connaissent moins les affres de la solitude que les problèmes que pose le fait de ne jamais être seul. La prison est loin d’être un lieu de confinement, d’où le risque particulier que fait peser l’épidémie de Covid-19 sur les prisonniers.

Expériences de l’enfermement

Très tôt, la sociologie carcérale a décrit des « phases » par lesquelles les prisonniers passent. Ainsi, Donald Clemmer a mis en évidence en 1940 un phénomène de « prisonization », c’est-à-dire l’acceptation des prisonniers de leur condition après le « choc carcéral ».

La prisonization résulte d’apprentissages, à commencer par les manières de « passer le temps ». Plus tard, le sociologue Erving Goffman (1968) a distingué différentes phases : le repli sur soi et l’angoisse, l’exploration et l’appropriation, l’intransigeance et la révolte, puis la conversion et la résignation.

La prison, comme le confinement, repose sur des normes et des règles qui produisent, automatiquement, des transgressions (des « déviances », selon la sociologie) qui peuvent être punies.

Mais les prisonniers apprennent aussi à désobéir aux règles ou à feindre de s’y plier – ce que Goffman appelle des « adaptations secondaires ».

La recherche a également souligné l’inquiétude et le stress que la sortie peut susciter, qui se traduisent d’ailleurs par un risque accru de suicide en fin de peine. Cela évoque le third-quarter phenomenon étudié par la psychologie polaire (qui étudie la psychologie des participants aux expéditions polaires) ou l’appréhension du retour au port que développent certains marins.

Du reste, Goffman désigne par le terme d’« installation » comment certaines personnes, sur-adaptées à leur nouvelle condition, sont insécurisées par la perspective de sortir et cherchent à y renoncer – un phénomène qu’on appelle « asilisation » dans les hôpitaux psychiatriques.

La notion de temps en prison

La sociologie carcérale s’est beaucoup intéressée à l’expérience du temps par les prisonniers. Ceux-ci décrivent un temps contraint par les rythmes de l’institution, comme il peut l’être, avec le confinement, par les mesures de limitation des déplacements ou de couvre-feu.

Le temps est souvent vécu comme monotone (les jours se ressemblent), voire immobile, notamment car les mouvements sont ralentis du fait de leur soumission à des autorisations par les surveillants et leur encadrement par des procédures. Malgré qu’ils disposent de « tout » leur temps (sauf s’ils travaillent), mais parce que le temps s’écoule plus lentement, les prisonniers se disent souvent « débordés » et se plaignent parfois de n’avoir le temps de rien.

En prison, on oppose dedans à dehors, comme on compare, avec l’épidémie, maintenant à avant et à après. Mais la date à laquelle on se retrouvera dehors est souvent incertaine et surtout il n’est pas sûr que l’après ressemble à l’avant.

Certains pensent leur sortie comme l’occasion d’une vie meilleure que celle qui les a menés en prison, quand d’autres imaginent leurs difficultés s’aggraver à leur sortie. Pour certains, le temps passé en prison est une parenthèse, du temps « perdu », pour d’autres, ce temps peut être rationalisé et mis à profit.

« L’importance de penser l’après », Temps Présents.

La matérialité de l’expérience carcérale se traduit par les objets auxquels il faut renoncer et les précautions dont il faut entourer ceux dont on dispose. Elle se traduit aussi par les objets, associés à cette épreuve, qu’on choisira ou non de garder ensuite – à l’instar des masques dont nous n’aurons un jour plus l’utilité.

Économie de la rareté et obsessions du quotidien

Règne en prison une économie de la rareté : les produits habituels ne sont pas toujours disponibles et les échanges, le « bricolage, l’invention et la récupération » permettent d’y remédier. Se ravitailler (« cantiner ») est un objet de préoccupation, d’autant que ce n’est pas une mince affaire (il y a des formulaires avec lesquels se familiariser, etc.) – à l’instar de l’expédition que peut représenter de faire aujourd’hui ses courses. Alors, les uns accumulent par peur du manque et certains tirent profit des besoins des autres.

En prison, la vie quotidienne est marquée par la place prise par le travail domestique (s’occuper des repas, du linge, de la propreté de la cellule, etc.) qui, peut, avec l’hygiène corporelle, devenir obsessionnel. Les activités possibles étant limitées (le sport, la lecture, la télévision…), elles prennent souvent un tour occupationnel.

Le temps dont on dispose et le caractère stressant de la situation encouragent des comportements d’autocontrôle et de pratiques excessives ou, au contraire, d’abandon de soi (faire du sport, manger, dormir, etc. trop ou pas assez).

Les relations sociales en prison ont aussi été souvent étudiées. La vie en prison est propice aux rumeurs (« radio coursives ») et à des formes de superstition, portant en particulier sur la condition des prisonniers. Les contraintes qui entourent la communication avec les personnes extérieures (au parloir, au téléphone ou dans les lettres) contribuent à rendre les échanges superficiels et difficiles de les entretenir sur le long terme.

Une question revient souvent sur la prison : et la sexualité ? Les recherches que j’ai engagées sur la sexualité dans les institutions pénales ou le programme mené avec Regis Schlagdenhauffen sur « Sexualité(s) et enfermement » permettent de souligner que la sexualité est partout, mais qu’elle n’est pas forcément une préoccupation majeure des personnes enfermées. Manière de rappeler que les baby-booms qui suivraient les pannes d’électricité géantes (comme celle de New York en 1965) sont des légendes urbaines.

Effets physiologiques et psychiques

La médecine pénitentiaire a mis en évidence l’existence de manifestations psychosomatiques du « choc carcéral » (éruptions cutanées, blanchiment des cheveux, arrêt de la menstruation, etc.). Elle a analysé aussi les effets de la vie en détention : perte de l’acuité visuelle, conséquences de la sédentarité et de la nourriture sur le système digestif (décrites très humoristiquement par Luc Lang dans son roman Mille six cents ventres), etc.

Elle a souligné la vulnérabilité des prisonniers en matière de santé due à leur moindre accès aux soins et à leur surexposition à la pollution ou aux catastrophes « naturelles ».

Depuis le début des mesures de confinement, leurs effets psychologiques néfastes et ceux qu’ils ont sur les rêves ont attiré l’attention des médias.

C’est aussi sous l’angle de ses effets psychiques que la prison a été abondamment discutée. Elle est notamment reconnue pour être anxiogène : même si les prisonniers apprennent à se protéger des soucis, ils s’inquiètent pour leurs proches et de tomber eux-mêmes malades.

Les effets psychologiques durables de l’incarcération sont de plus en plus reconnus. Aux États-Unis, ils sont généralement désignés par l’expression « post-incarceration syndrome » et donc comme une forme de trouble de stress post-traumatique – un trouble qui peut être ravivé par les mesures actuelles de confinement.

Effets de la privation sensorielle (en anglais).

En raison de la diversité des conditions de détention, il est difficile de généraliser sur leurs effets psychiques. Mais la nocivité des formes d’isolement strict est connue depuis longtemps et elle a été désignée dès le milieu du XIXe siècle par l’expression vague de « prison psychosis ». Des recherches plus récentes donnent une bonne connaissance des effets de la privation sensorielle et permettent de la considérer comme de la torture.

Comparaison hasardeuse

Les mesures actuelles de confinement sont inédites par leur durée et le nombre de personnes qui y sont soumises. Ses effets psychosociaux – mais aussi sur la sexualité – seront certainement étudiés.

Expériences de réclusion, le confinement et l’incarcération ont forcément des traits communs. Pour autant, la comparaison est hasardeuse au regard de l’extrême sévérité de certains régimes de détention. En fait, l’expérience du confinement se rapproche plutôt de celle de l’assignation à résidence – même si la nature de l’expérience est profondément influencée par sa durée. Kamel Daoudi, le plus ancien assigné à résidence de France, est l’objet d’une telle mesure depuis 12 ans.

L’expérience de la réclusion diffère selon qu’elle est subie, contrainte, consentie ou volontaire, comme l’isolement diffère de la solitude choisie. Ainsi, les performances d’Abraham Pointcheval donnent certes à voir des formes extrêmes de réclusion, mais relèvent de choix artistiques.

Abraham Pointcheval, artiste et performeur.

Si aujourd’hui des personnes confinées accèdent, à travers l’expérience de la réclusion, à la compréhension de certains aspects de la peine d’incarcération (ou de certaines situations de handicap), la comparaison entre les deux, lorsqu’elle formulée par les plus privilégiés de ceux et celles qui sont confinés (comme Ellen DeGeneres), heurte de nombreuses sensibilités, dont celles des personnes qui ont été incarcérées.

En effet, dans certaines bouches, la comparaison du confinement à l’incarcération semble s’accompagner d’un aveuglement aux profondes inégalités parmi les situations de confinement et qui résultent des ressources (financières, matérielles, sociales) qui permettent (ou non) d’avoir accès à un logement, voire à une résidence secondaire, d’imprimer une attestation de déplacement, de se faire livrer des courses à domicile, etc. Or la sociologie de la prison nous apprend justement comment la classe sociale, la race, le genre, mais aussi l’âge et l’orientation sexuelle notamment façonnent les expériences de l’incarcération.

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