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Confinés tous ensemble ?

La violoniste Jessy Koch de l'orchestre symphoniue de Mulhouse joue à son balcon tous les jours en soutien aux soignants. SEBASTIEN BOZON / AFP

Le confinement introduit un mouvement très particulier de coordination inhabituelle de nos temporalités sociales : le monde que nous vivons quotidiennement devient soudainement partagé collectivement.

L’accélération du temps caractérisant notre société hyperindustrielle occidentale a pour conséquence une désynchronisation de nos rythmes de vie.

Cette dernière reste bien entendu valable dans la crise sanitaire actuelle au regard des situations professionnelles et personnelles plurielles qui retraduisent avec une violence particulière les inégalités sociales au sein des espaces individuels privés. Être confiné dans un 18m2 d’une résidence universitaire ne relève ainsi pas de la même réalité que d’être reclus dans sa résidence secondaire de l’Île de Ré.

Mais derrière, la crise pandémique modifie substantiellement nos activités quotidiennes habituelles soulignant un mouvement d’uniformisation de notre rapport au temps et à la situation.

Le partage d’une urgence sociétale

D’abord, nous partageons, de manière relative certes, un même vécu quotidien dans nos habitations privées (télétravail, autorisations dérogatoires de sortie, etc.).

Évidemment, il existe des exceptions non négligeables et nombreuses à ce partage de quotidien : les personnels du corps médical, les salarié·e·s des commerces de première nécessité, les personnels peu qualifiés de l’aide à domicile et de livraison, ou encore les SDF

Cependant, la crise est partagée collectivement comme relevant (à juste titre) d’une urgence sociétale, mobilisant toute l’attention (notamment médiatique). L’événementialité économique, sociale et politique (élections municipales, réforme des retraites, etc.) est brutalement mise en pause par ce « blast » médiatique d’une rare intensité : l’événement balaie toutes les autres informations.

Notre rapport au temps en est ainsi profondément perturbé et compressé par une crise qui se gère au jour le jour, interdisant, ou presque, toute projection future. Ce présent immédiat (que nous arrive-t-il, que doit-on faire ?) nous place ainsi dans une posture d’attente collective caractérisée par l’incertitude (que va-t-on devenir ?).

Les médias, véhicules du feuilleton de la crise

Par ailleurs, le besoin collectif quotidien d’information sur l’évolution de la crise dépend particulièrement des médias d’information. Ces médias, bien que très décriés en France, retrouvent par là une forme de légitimité illustrée par les audiences record des chaînes d’information.

De plus, la crise modifie notre rapport à l’actualité : le flot informationnel continu caractérisant l’« infobésité » (ou « surcharge informationnelle ») à laquelle nous sommes habituellement soumis, se transforme en une « infobéi-té », c’est-à-dire une actualité unique qui nous oblige à suivre, de manière plus ou moins injonctive (nous devons « obéir »), les préconisations régulières que ces médias nous délivrent, au nom du bien commun. Ce phénomène maintient ainsi une tension narrative collective de tous les instants, tel un feuilleton documentant l’évolution quotidienne du problème.

Les redéfinitions journalières de la crise sont néanmoins marquées par un deuxième mouvement : celui de l’uniformisation d’un récit collectif partagé.

Ce récit sur la crise sanitaire a un objectif commun incontestable : l’éradication du virus. En effet, la narration de la crise, notamment portée par les médias, fait collectif par le caractère dépolitisé de la quête. Pour reprendre l’anaphore présidentielle, « nous sommes en guerre », mais dont l’« ennemi insaisissable » est non-humain (le virus). Ce discours a pour effet de neutraliser la lutte : le virus n’a pas de préférence sociale, sa menace nous concerne toutes et tous, et favorise ainsi le rassemblement de la « Nation » unie dans ce combat.

Le Président, « guide narratif »

Ensuite, la situation de crise permet à Emmanuel Macron de reprendre une stature présidentielle dans ses adresses régulières aux français : le Président parle directement à un collectif rassemblé dans le suspens narratif de l’attente des décisions pour remédier au problème.

Le discours sort ainsi des rhétoriques politiques habituelles en s’humanisant (lexique positif de la solidarité, de la coopération etc.) ce qui favorise une reconnaissance (au moins temporaire) de la fonction présidentielle en tant que « guide » de la Nation. La figure présidentielle tente alors de constituer, en ces instants précis, celle qui nous incite à l’action : ne pas sortir, aider les soignants, ne pas se serrer la main etc.

De même, le récit commun, porté par le monde politique et ses relais médiatiques, met en scène des sujets-héros qui sont essentiellement les personnels médicaux, combattant courageusement le coupable non-humain (le virus) : les discours les glorifient et les construisent en héros d’une nation reconnaissante.

Des héros et des coupables

Après une première période de relative unité narrative, des récits alternatifs se rendent aujourd’hui de plus en plus visibles dans l’espace public médiatisé (d’abord sur les médias numériques puis dans les médias traditionnels) et contestent ce récit commun en convoquant d’autres coupables à l’origine de la pandémie (notamment la gestion gouvernementale des questions de santé publique et de son financement) et d’autres héros du récit de la crise (les salarié·e·s des commerces de première nécessité, de livraison, etc.).

L’émergence médiatique de la figure controversée du Professeur Raoult, entre héros et anti-héros, illustre bien cette tendance.

Le professeur Raoult (IHU Marseille) est rapidement apparu comme un anti-héros ou héros selon les cas, dans la crise de Covid-19. Gerard Julien/AFP

Ces nouveaux héros sont d’ailleurs parfois repris dans le discours gouvernemental qui reconfigure alors son récit collectif à partir de la déclinaison de « lignes de front » de reconnaissance nationale en filant la métaphore guerrière.

Enfin, le dernier acteur clef de ce récit est la figure du citoyen qui remplit plusieurs fonctions narratives du fait de sa position centrale dans la crise : tout l’enjeu de l’éradication du virus réside, nous dit-on, dans les comportements des Français·es.

D’abord, la fonction positive complémentaire de l’action des héros : les individus qui aident à la quête en adoptant les bonnes pratiques (confinement, se laver les mains, etc.). Ensuite, la fonction négative antagoniste à cet objectif commun : les individus dont le mauvais comportement (défier les règles de distance de sécurité, sortir flâner, etc.) fait obstacle à la réalisation de la quête.

Se construit alors dans la narration toute une axiologie des bonnes pratiques en temps de crise sanitaire qui conduit à une interprétation manichéenne des comportements : les uns agissent pour le bien et sont loués, les autres agissent pour le mal et sont vilipendés.

Le fantasme d’une nation citoyenne

Une dernière fonction de la figure citoyenne dans ce récit est celle de destinataire de la quête (partagée avec les « héros » médicaux et politiques) : la nation tout entière bénéficiera de l’éradication du virus, une réussite qui résonne comme la promesse collective d’un futur radieux.

Ainsi c’est dans ce partage universel de la fonction de destinataire par l’ensemble de ses acteurs que le récit de la crise sanitaire puise sa portée émotionnelle et rassembleuse.

Le DJ français Knightood joue pour les voisins à Paris vers 20h, après le rituel d’applaudissements. Philippe Lopez/AFP

Si ce récit collectif construit par le politique et véhiculé par les médias connaît des remises en cause, comme les conflits politiques et scientifiques sur la gestion de la crise, il semble néanmoins garder une certaine force collective : en témoignent les scènes quotidiennes d’applaudissements citoyens des personnels soignants, rares moments de communion collective en ces temps confinés.

Ainsi, malgré des divergences interprétatives, l’objectif commun reste partagé (éradication du virus), et ce que nous semblons donc vivre actuellement, pour le meilleur et pour le pire, c’est le moment fugace d’une rare (même si relative) convergence sociétale (un seul récit nous anime) et de synchronisation collective (le confinement), avant le retour, déjà naissant, des divergences politiques et sociales, des rythmes et temps sociaux désynchronisés auxquels nous sommes davantage habitués.

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