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Continuité de l’activité des entreprises : l’apprentissage difficile de la négociation de crise

L'impératif de distanciation suppose notamment la recherche de solutions ad hoc. Jean-François Monier / AFP

La crise du Covid-19 provoque une remise en question radicale des activités de travail sur les sites industriels et logistiques et dans la distribution. Les priorités sont complètement bouleversées, l’obsession de la rentabilité a laissé place à deux enjeux : la prévention de la contamination et le maintien d’une activité économique pour répondre aux besoins de la population et préserver les capacités productives.

En nous appuyant sur une enquête auprès de quelques techniciens, cadres et syndicalistes, ainsi que la lecture de la presse, nous avons essayé de comprendre comment les salariés présents sur les sites vivent ces contraintes contradictoires et tentent de les articuler.

Cette enquête met en évidence l’apprentissage d’une nouvelle pratique de négociation sociale qui s’inspire de la théorie de la résilience en situation de crise : construction d’une interprétation partagée des enjeux, l’attention aux situations concrètes, priorisation partagée des activités, et adaptation aux évolutions de la situation.

Construire une interprétation partagée

La crise du Covid-19 remplace sur le devant de la scène un travail jusqu’alors invisible, peu considéré, délégué à des personnes peu ou pas diplômées, considérées comme une main-d’œuvre substituable. La mise en œuvre des gestes barrières et des règles de distanciation, rencontre des contraintes nouvelles et suppose une recherche de solutions ad hoc.

Les locaux et l’emplacement des équipements n’ont pas été prévus pour permettre la distanciation physique : il faut imaginer des circuits pour les personnes et les produits ; repenser les postes de travail pour assurer l’isolement ; définir des règles de nettoyage des surfaces potentiellement contaminées.

Des circuits ont été mis en place dans les commerces pour que les clients respectent les distances de sécurité. Sameer Al-Doumy/AFP

Même s’il existe des règles générales, leur mise œuvre au quotidien exige de l’initiative, de l’ingéniosité, une mobilisation et une attention de tous à tous les instants. Les travailleurs présents sur les sites de production sont en première ligne dans le risque de contamination mais aussi dans l’engagement pour la continuité de l’activité. L’activité dépend d’eux, de leur participation et de leur évaluation de la conformité des mesures de prévention.

C’est pourquoi le dialogue social et la relation managériale jouent un rôle essentiel. Il s’agit d’une « négociation de crise » qui, comme la gestion de crise, implique de construire une interprétation commune des menaces et des contraintes concrètes.

Différentes perceptions du risque

Ce travail d’interprétation est d’autant plus important que les exigences de prévention définies par les pouvoirs publics peuvent être perçues comme ambiguës. En effet, les exigences imposées dans la vie courante sont bien plus strictes que celles imposées dans le lieu de travail.

Au fur et à mesure de la crise, deux perceptions des risques et des mesures de prévention sont en concurrence. Pour les uns, et en particulier le gouvernement, il ne s’agit pas nécessairement de protéger les individus de toute contamination, mais de protéger les personnes à risque et de modérer la propagation. Dans cette perspective, il y a une forte priorité donnée à la continuité des activités. Au fil des jours, le ministère du Travail s’est efforcé de préciser, dans chaque métier, des règles de prévention adaptées.

Mais le risque n’est pas perçu de la même façon par de nombreuses personnes qui travaillent sur les sites. Avec la médiatisation des cas graves et des décès, chacun prend conscience qu’il est aussi exposé à titre individuel. Les salariés en première ligne revendiquent le droit d’être protégés, non pas seulement pour éviter la propagation dans l’ensemble de la population, mais pour ne pas être malades et ne pas contaminer leurs proches.

Sur le terrain, surtout dans les premières semaines de la crise, ils constatent que les mesures de prévention ne sont pas toujours complètement applicables et il est difficile de s’assurer qu’elles sont suffisantes. Les travailleurs se sentent exposés à un danger difficile à évaluer, à apprivoiser, à gérer individuellement…

Les délégués du personnel ont rapidement pointé les failles dans l’application des mesures et le manque de ressources. Les instances représentatives sont fortement sollicitées. Le respect des règles suppose une organisation et une discipline peu compatibles avec des activités parfois de plus en plus intenses, par exemple dans les entrepôts d’Amazon.

Dans la mesure où l’exposition à la contamination dépend étroitement du comportement des autres, elle dépend donc des régulations collectives que les équipes peuvent développer, mais aussi des pratiques managériales. Au sein des collectifs de travail affaiblis par la précarité des statuts et l’instabilité de la main d’œuvre, un manque de cohésion des équipes entraîne des tensions sur le respect des gestes barrières.

La priorisation des activités au cœur du dialogue

Compte tenu de l’incertitude vis-à-vis de leur efficacité, mais aussi des besoins de réduire l’activité pour faciliter la réorganisation des flux, le dialogue social investit aussi la question des priorités dans le maintien des activités. Dans les entrepôts d’Amazon, les syndicats revendiquent une limitation des commandes qui ne relèvent pas de la stricte nécessité de façon à réduire le volume de travail pour mieux réguler la circulation des personnes.

À défaut d’une liste des activités économiques de première nécessité fixée par les pouvoirs publics, certains syndicats se réfèrent à la hiérarchie des priorités fixées par le gouvernement à propos de l’ouverture des magasins (l’alimentation, l’hygiène, la santé) auxquelles il faudrait ajouter bien sûr l’ensemble des services publics indispensables et la maintenance des infrastructures.

Chez Amazon, les syndicats ont demandé une limitation de l’activité pour protéger le personnel. La justice a tranché en leur faveur le 14 avril. Philippe Lopez/AFP

Dans chaque usine et chaque entrepôt, l’encadrement se pose aussi la question de ce qui peut être arrêté ou non, reporté ou non… au regard d’un critère de « nécessité » qui ne peut pas être défini une fois pour toutes. La direction et l’encadrement cherchent à convaincre leurs salariés que leur activité est indispensable.

Par exemple, dans la construction d’équipement électrique, on évoquera la responsabilité vis-à-vis de la maintenance des réseaux électriques. Les discussions impliquent la prise en compte de chaînes logistiques globales et d’interdépendances économiques entre usines.

Un déplacement des rapports de force

Cet équilibre entre prévention et continuité de l’activité économique ne peut pas être défini par ordonnance, décret ou règlement intérieur. Il implique d’évaluer des contraintes très concrètes autant que des exigences morales contradictoires qui ne sont pas perçues de la même façon. Cet équilibre ne peut être défini et justifié qu’au plus près des situations de travail, ce qui entraîne une sorte d’inversion de la structure décisionnelle et des rapports de négociation.

Certes, cette inversion est très relative : dans beaucoup de configurations, le rapport de force économique reste défavorable aux travailleurs et l’activité syndicale faible ou inexistante. Mais l’enjeu de santé publique place au cœur des projecteurs ces activités jusqu’alors négligées ou déconsidérées. L’inspection du travail, dont le rôle d’appui et de contrôle dans l’application de la réglementation est essentiel, dispose de moyens d’investigation limités.

Sollicitée par les syndicats, la justice a arbitré en faveur de la revendication de priorisation des activités dans les entrepôts d’Amazon, le 14 avril.

Le géant du e-commerce compte faire appel de cette décision et a menacé mercredi de « restreindre fortement » son service en France.

Dans cette négociation de crise, le rôle de l’État reste central. Bien que les réorganisations sont négociées au niveau des entreprises (jusqu’au niveau des équipes), elles mobilisent des ressources juridiques et des possibilités financières qui viennent de l’État, qui sont aussi réinterprétées et déployées par les administrations, comme la reconnaissance du chômage technique. Chaque nouvelle mesure, chaque nouvelle règle, recompose les droits et les enjeux des acteurs sur le terrain.

Une adaptation rapide aux évolutions de la crise

Dans cette négociation de crise, les enjeux de temporalité sont extrêmement importants. Dans les entreprises qui n’étaient pas préparées et qui n’ont pas adapté leur organisation à temps, les salariés n’étaient pas protégés, et l’absence de dialogue social et d’adaptation de l’organisation a rapidement entraîné un arrêt de l’activité dès la première semaine de confinement.

Dans les entreprises qui ont anticipé les mesures publiques et mis en œuvre les règles de prévention avant qu’elles soient exigées, il n’y a pas eu nécessairement d’arrêt, ou s’il y a eu arrêt, la reprise a été possible en un ou deux jours, et plutôt bien acceptée par les salariés.

Le rôle de l’État reste essentiel dans la négociation de crise qui se déroule aujourd’hui au sein des entreprises. Jacques Demarthon/AFP

L’effort de réorganisation n’est pas terminé. La propagation de la contamination et l’évolution des consignes de prévention génèrent de nouvelles inquiétudes et un questionnement permanent des organisations de travail. L’usage des masques se développe pour les postes de travail où la mise en place des gestes barrières est difficile comme les lignes de production en U. Avec la reprise des activités, la négociation doit aussi prendre en considération les problématiques de disponibilité des salariés.

Ainsi, la première leçon de la crise est l’importance de la résilience des organisations productives, leur capacité à intégrer de nouvelles contraintes, à gérer des incertitudes. Mais cette crise réhabilite le rôle du dialogue social, de la qualité de la relation managériale, la capacité à rendre compte et expliquer, à construire aussi un sens partagé autour des risques, des situations concrètes de travail, mais aussi des chaînes d’interdépendances qui lient les activités économiques entre elles. Nous en aurons besoin quand il s’agira de faire face aux autres menaces, en particulier le changement climatique et la raréfaction des ressources.

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