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Hervé Le Bras à Bordeaux en décembre 2017. IJBA, CC BY-SA

Conversation avec Hervé Le Bras : « S’il y a invasion, c’est une invasion de gens mixtes »

« Grand remplacement », extrême-droite et migrations : à l’occasion des Tribunes de la presse à Bordeaux fin 2017, le démographe Hervé Le Bras démonte le fantasme français d’une invasion étrangère.


Vous affirmez dans « L’Invention de l’immigré » que « l’invasion n’a pas eu lieu ». Comme êtes-vous parvenu à ce constat ?

En 1985, le Figaro Magazine s’interrogeait en Une : « serons-nous Français dans trente ans ? » En 2015, comme vous pouvez le constater, nous sommes toujours Français (rires). Et cela, pour de multiples raisons : il y a eu des naturalisations, l’immigration a été nettement plus faible que ce qu’annonçait Le Figaro, et la fécondité des immigrés a beaucoup baissé. En ce sens, cette prétendue « invasion » n’a pas eu lieu.

Mais ce thème a récemment connu un regain d’actualité avec ce que l’extrême droite appelle le « grand remplacement », et qui porte la même idée : la population française serait progressivement remplacée par une population étrangère. Bien sûr, des étrangers arrivent et des Français partent. Mais c’est une idée fondamentalement fausse, car beaucoup de ces étrangers se marient avec des Français ou des Françaises.

Actuellement, 40 % des immigrés vivant en union, le sont avec une personne non immigrée. Le remplacement se fait donc en fait de la manière suivante : les populations qui ont un parent ou un grand-parent d’origine immigrée vont devenir majoritaires, et celles qui n’en ont pas vont céder le pas. Ce qui augmente dans la population, c’est la mixité.

Dans ce domaine, la France est, d’une certaine manière, assez en avance sur d’autres pays. Les chiffres sont, par exemple, plus faibles en Allemagne. De même, aux États-Unis où les unions mixtes entre les Noirs et les autres groupes sont plutôt de l’ordre de 20 %. Mais ce chiffre est en croissance relativement rapide.

Nous allons ainsi vers une population mondiale beaucoup plus mélangée. On peut, d’une certaine manière, dire qu’il y a une invasion, mais c’est une invasion virtuelle, une invasion de gens mixtes.

Vous notez dans « L’invention de l’immigré » que Valeurs actuelles posait en 2013 une question analogue à celle du Figaro. Que traduit une telle interrogation ?

Il y a au fond une sorte de permanence de cette peur en France, peut-être même plus que dans d’autres pays. Cette peur commence à la fin du XIXe siècle. Ce que l’on craint alors, c’est une invasion militaire, guerrière : une invasion des Allemands, qui nous ont battus en 1870 et pris trois départements. Il y a donc une mentalité de peur de l’invasion, et aussi une peur que les immigrés forment une « cinquième colonne », qu’ils trahissent la France.

Dans le cas du Figaro, certains auteurs français importants ont repris cet article en prévoyant que des masses envahiraient l’Europe. Mais c’est une époque où il faut voir aussi que la fécondité était très élevée dans les pays arabes, ou en Turquie, à 6 enfants par femme. Aujourd’hui, la situation a complètement changé et la fécondité est à 2,3 enfants par femme.

À cette époque, s’ajoutait donc à la peur d’arrivées d’immigrés, la peur qu’ils fassent énormément d’enfants. Or les immigrés s’adaptent rapidement et font rapidement un peu plus d’enfants que les Français, mais pas beaucoup plus. On continue à croire le contraire. C’est une question sur laquelle je n’ai pas totalement de réponse…

Si vous prenez l’histoire longue, d’Aristote à Machiavel, les pauvres sont, en général, contre les riches. Dans le dernier siècle, les pauvres ne s’opposent plus aux riches mais aux plus pauvres qu’eux, à savoir les immigrés qui arrivent. Pourquoi eux, alors que les inégalités se renforcent en France comme dans la plupart des pays d’Europe ?

Au lieu de s’opposer aux riches comme elles l’ont toujours fait, les classes populaires les mettent désormais à la tête de leur gouvernement : Donald Trump aux États-Unis, le milliardaire Andrej Babis en Tchéquie, Berlusconi en Italie et Poutine, Medvedev et leurs oligarques en Russie. C’est curieux : les riches ont été assez habiles pour détourner la colère des pauvres contre de plus pauvres qu’eux.

Dans « Les Trois France », vous précisez dès le premier chapitre que le Front national c’est « la France de la haine ». Pourquoi ce jugement de valeur, qui contraste avec la démarche scientifique utilisée tout au long de l’ouvrage ?

J’ai écrit Les Trois France en 1986. Cette formule est une réaction primaire au premier vote FN important, et je la récuse aujourd’hui. C’est trop simple. J’ai d’ailleurs développé plus longuement cette question dans la deuxième édition du livre. J’ai, par ailleurs, consacré un ouvrage entier, Le Pari du FN, pour tenter de comprendre les motivations de l’électorat frontiste.

J’ai comparé ce vote avec un pari. Quand vous prenez un billet à la loterie, vous y perdez au niveau des probabilités. Et pourtant, les gens achètent ces billets. Car pour eux, les dix euros qu’ils mettent ne changeront pas leur vie, mais si jamais ils remportent le million, là… Quelque part, ils voient le FN en se disant : « ça risque fort de ne pas être bien fameux, mais il y a une petite chance que ma vie change vraiment ».

En France, quand vous êtes à un niveau moyen comme un département, plus vous avez d’étrangers ou d’immigrés en proportion, moins vous avez de vote FN. C’est un paradoxe. Prenez, par exemple, le Pas-de-Calais. C’est l’un des deux départements qui vote le plus pour le FN. C’est aussi le troisième département français où il y a le moins d’immigrés, c’est quand même fascinant.

Le vote Front national a, en fait, des racines historiques profondes. Les régions qui votent FN, sont des endroits où, traditionnellement, la population vivait groupée. Puis ils ont vu les groupes des petites villes se désagréger : les gens travaillent à l’extérieur, achètent à l’extérieur… Les liens sociaux qui étaient forts localement, se sont alors distendus. Dans ces régions, c’est le voisin qui est devenu l’étranger.


Propos recueillis par Florent Bardos et Théo Mercadier, étudiants en master professionnel à l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine/Université Bordeaux Montaigne.

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