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Un missile Sopka déployé pendant la crise des missiles de 1962 est exposé au complexe Morro Cabana, le 11 octobre 2012 à La Havane, capitale de Cuba.
Un missile Sopka déployé pendant la crise des missiles de 1962 est exposé au complexe Morro Cabana, le 11 octobre 2012 à La Havane, capitale de Cuba. AFP

Crise de Cuba d’octobre 1962 : quelles leçons stratégiques pour aujourd’hui ?

Il y a 60 ans, le 16 octobre 1962, la Central Intelligence Agency (CIA) présentait au président John Fitzgerald Kennedy des preuves photographiques que les soviétiques étaient en train d’installer secrètement des missiles balistiques à Cuba, une île située à 150 kilomètres seulement des États-Unis. Ainsi débutait une crise majeure durant laquelle le monde est passé très près d’une guerre nucléaire – et qui résonne fortement avec les menaces actuelles du président russe Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine.

Sa gestion par Kennedy est devenue légendaire, et elle est habituellement présentée comme un triomphe pour l’agence de renseignement américaine. Le héros de la pièce est son avion-espion « U2 », une merveille technologique capable de voler deux fois plus haut qu’un avion de ligne et de prendre des photographies d’une grande précision.

L’histoire officielle est donc simple : les Soviétiques ont monté une attaque, et celle-ci a été brillamment contrée par la CIA grâce à sa technologie avancée.

Mais lorsqu’on examine les faits, une autre histoire émerge, celle d’une agence totalement prise par surprise. Le 19 septembre, la CIA écrit ainsi au président, à propos de l’accroissement d’activité observée sur l’île :

« Nous croyons que le renforcement militaire qui a débuté en juillet ne reflète pas une politique soviétique radicalement nouvelle envers Cuba. »

Nous sommes quatre jours après l’arrivée des premiers missiles sur l’île ! En outre, durant la période cruciale, la CIA ne fait pas voler l’U2, alors qu’elle sait qu’il s’y passe quelque chose d’inhabituel et que l’avion permettrait de le découvrir. Pourquoi ?

Photographies aériennes des sites de lancement de missiles balistiques de moyenne portée n°2 et 3 à San Cristobal, à Cuba. US National Archives and Records Administration

Dans notre ouvrage Constructing Cassandra. Reframing Intelligence Failure at the CIA, 1947–2001 (Stanford University Press, paru en 2013 en anglais, non traduit), mon co-auteur Milo Jones et moi avons analysé cette surprise en détail pour expliquer cet aveuglement. Nos observations ont permis d’identifier une explication : la prégnance de « modèles mentaux » (qui ont fait l’objet de nos recherches quelques années plus tard), c’est-à-dire des certitudes souvent inconscientes qui nous empêchent de prendre les décisions nécessaires au moment opportun.

Un risque de vol élevé

En 1962, le monde est en crise depuis la construction du mur de Berlin. Par ailleurs, l’U2 est un avion « espion » ; il a mauvaise presse, y compris auprès des alliés des Américains, car il survole les territoires sans demander d’autorisation. En pleine crise internationale, le département d’État demande à la CIA d’éviter les vols pour ne pas jeter de l’huile sur le feu.

Face à cette pression, pourquoi la CIA n’insiste-t-elle pas pour faire voler l’U2 ? À cause de ses croyances. Elle croit que les Soviétiques n’installeront jamais des missiles nucléaires à Cuba. D’abord, parce qu’ils n’en ont jamais installé en dehors de leur propre territoire. Ensuite, parce que cette installation constituerait une provocation et les Soviétiques « savent bien » que cela déclencherait une réaction des États-Unis. Pour l’agence de renseignement, il ne serait pas logique de prendre un tel risque. Enfin, elle croit que Cuba n’a aucune importance stratégique pour les Soviétiques.

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Mais la décision de la CIA est influencée par le jeu des acteurs. Au premier chef, le président Kennedy. Très marqué par le fiasco de l’opération de la baie des Cochons qui visait à renverser le régime de Fidel Castro un an plus tôt, le locataire de la Maison-Blanche ne fait plus confiance à la CIA qui l’avait organisée. Il n’acceptera plus de sa part que « des preuves tangibles ».

De leur côté, les Soviétiques savent qu’ils sont en train de perdre la compétition économique. Cuba est pour eux une fontaine de jouvence pour le communisme. Y installer des missiles nucléaires serait un moyen rapide et facile de reprendre l’avantage. Ils croient que l’opération peut rester secrète jusqu’à ce que les missiles soient activés. Ils concluent que le risque vaut la peine d’être pris.

Examinons le point de vue de Nikita Khrouchtchev, le leader soviétique. C’est un communiste convaincu qui a gravi tous les échelons du pouvoir. Connu pour ses sautes d’humeurs et ses réactions imprévisibles, il méprise Kennedy qu’il considère comme faible et indécis, surtout après la baie des Cochons où le président a refusé de donner une couverture aérienne aux attaquants. Il croit que mis devant un fait accompli, Kennedy pliera sans difficulté.

La CIA sait donc que quelque chose d’important se passe à Cuba. Elle sait aussi que le président ne veut que des preuves « tangibles » que seul l’U2 peut fournir. Mais le risque de vol est élevé : le département d’État s’y oppose, et l’avion pourrait être abattu avec les nouveaux missiles sol-air installés à Cuba depuis l’été. Cela créerait un embarras majeur pour le président américain et une nouvelle crise internationale. Par ailleurs, la CIA continue de croire que les Soviétiques n’installeront jamais des missiles nucléaires à Cuba. Donc, le risque de ne pas faire voler l’U2 est faible. L’avion reste donc cloué au sol.

Un voyage de noces écourté

Dernier point de vue important, celui de John McCone, le patron de la CIA. Chose étonnante, celui-ci ne partage pas l’avis de ses équipes. Durant l’été, il avait déclaré : « Si j’étais Khrouchtchev, je mettrais des missiles offensifs à Cuba ». C’est à l’origine un homme d’affaires. Autodidacte, il est en outre Républicain et catholique. Autant dire qu’il ne cadre pas avec le milieu typique de la CIA, essentiellement WASP et surdiplômé.

Ce décalage est volontaire : Kennedy l’a nommé pour faire le ménage après la baie des Cochons. Avoir un Républicain à la tête de la CIA empêche les attaques de l’opposition républicaine. McCone croit que l’opération concerne l’installation de missiles balistiques, mais durant la réunion cruciale avec le département d’État, il est absent. Pourquoi ? Parce qu’il est en voyage de noces ! Préoccupé par la situation, cependant, il envoie régulièrement à ses équipes des câbles depuis le consulat de Nice, où il réside, pour les inciter à suivre la piste des missiles nucléaires, mais sans succès.

« Constructing Cassandra, Reframing Intelligence Failure at the CIA, 1947–2001 », Milo Jones and Philippe Silberzahn. Stanford University Press

L’agence n’a-t-elle pas d’autres sources d’information que l’U2 ? Si, bien sûr. Elle reçoit de nombreux rapports, par exemple indiquant que des camions traversent l’île en transportant des objets cylindriques très longs. La CIA est informée de la quantité de viande fournie aux « conseillers agricoles » soviétiques présents sur l’île, ce qui permettait d’en calculer le nombre. Surprise, celui-ci se révèle considérablement plus élevé qu’initialement estimé.

Pourquoi une telle force ? La CIA ne le sait pas, mais elle exclut que ce soit pour protéger des missiles. Elle reçoit de multiples rapports d’émigrés arrivant aux États-Unis, mais elle croit qu’on ne peut leur faire confiance. Et ainsi de suite. Une montagne d’informations ne cadre pas avec ses croyances de base, mais celles-ci ne varient pas d’un pouce. Et c’est ainsi qu’alors que l’opération soviétique progresse et que l’heure fatidique de l’activation des missiles se rapproche, la CIA continue de s’aveugler.

Mais alors pourquoi l’U2 a-t-il volé, finalement, si la CIA n’en voyait pas l’intérêt ? Tout simplement parce que, n’y tenant plus, McCone a écourté son voyage de noces ! Rentré en urgence aux États-Unis, il ordonne immédiatement un vol, qui révèle les sites de lancement des missiles dans des photos devenues légendaires.

Face à l’incertitude, examiner les « modèles mentaux »

Toute décision stratégique repose sur des hypothèses, mais celles-ci se figent parfois en croyances qui constituent des « modèles mentaux ». La crise cubaine illustre le rôle central que jouent ces modèles dans la génération d’une surprise.

D’abord, les modèles mentaux biaisent le jugement, notamment en empêchant comprendre les véritables motivations de l’adversaire, que l’on va juger « irrationnel » ou « fou », en refusant de tenir compte de certaines informations, ou même de discuter de certaines possibilités ; en un mot : les modèles mentaux sont plus forts que les données. Ensuite, ils influencent l’évaluation du risque. Une tentative de le réduire, comme lorsque Kennedy exige des preuves tangibles, peut en fait conduire à l’augmenter (en incertitude, les preuves tangibles ne sont souvent disponibles que trop tard). Enfin, les modèles mentaux contraignent l’utilisation de la technologie, comme l’illustre l’immobilisation de l’U2 alors que son vol représente la solution.

La question de la connaissance en incertitude doit donc être posée de façon sociologique : quelles questions sont examinées ou au contraire ignorées ? De même, pourquoi certaines informations sont prises en compte tandis que d’autres sont volontairement ignorées ?

Une surprise stratégique est une construction sociale, pas un simple raté cognitif. Elle se construit semaine après semaine, par une série de distorsions du processus décisionnel causées par les modèles mentaux des différents acteurs impliqués, de façon largement inconsciente. La CIA, et les États-Unis, ont été sauvés in extremis parce que quelqu’un a réussi à garder vivante une hypothèse alternative dans une organisation qui refusait de l’envisager.

Ce mécanisme a joué il y a 60 ans, et il a à nouveau joué dans les surprises récentes, que ce soit l’épidémie de Covid ou l’invasion de l’Ukraine. Chaque fois, des événements se sont produits qui avaient été jugés impossibles à l’aune de nos modèles mentaux. À l’heure où l’incertitude devient une caractéristique durable de notre environnement, l’examen des modèles mentaux de l’organisation doit devenir une habitude, et le maintien d’une diversité intellectuelle un impératif, pour que certaines hypothèses cruciales ne soient pas éliminées. Sans une action déterminée en ce sens, les organisations s’exposent tôt ou tard à une surprise aux conséquences potentiellement catastrophiques.

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