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Crise en Guadeloupe et en Martinique : les tensions identitaires en toile de fond

Le rond-point de Montebello à Petit-Bourg, en Guadeloupe le 23 novembre 2021, alors que les émeutes n'ont pas cessé dans l'île et gagnent la Martinique. Christophe Archambault / AFP

En ce mois de novembre 2021, la Guadeloupe et la Martinique connaissent une situation sociale fortement perturbée. Conjointement avec la proclamation d’une grève générale, on assiste à une irruption de la violence : blocage par des barrages routiers, véhicules calcinés, pillages, incendies d’habitations, présence dans l’espace public de manifestants armés… Pour tenter de remédier aux troubles, Paris a envoyé des détachements du RAID et du GIGN en Guadeloupe sans pour autant apporter une solution à la crise.

Ces événements sont l’aboutissement d’un activisme préalable contre les mesures et restrictions prises pour faire face à l’épidémie de COVID 19, qui avait déjà donné lieu à des saccages de centres de santé, voire même à des menaces de mort contre le personnel soignant…

La déferlante du variant delta a été pourtant particulièrement sévère en Guadeloupe et Martinique. Ainsi au mois du 2 au 8 août, la Guadeloupe a enregistré 1 769 nouveaux cas pour 100 000 habitants, un taux d’incidence vertigineux ; sur la même période, les taux d’occupation des hôpitaux en Martinique atteignaient les 223 %.

De façon plus générale les régions ultra-marines ont accueilli avec méfiance les préconisations de l’État. Cette tendance s’inscrit dans une histoire longue, ponctuée de scandales sanitaires et environnementaux comme l’affaire du chlordécone, un insecticide particulièrement nocif pour les sols et la population, utilisé pendant une longue période dans les plantations de bananes.

Aujourd’hui, la contestation dépasse amplement le prétexte sanitaire et se fonde désormais sur tous les maux structurels - accès à l’eau, chômage des jeunes, cherté de la vie - dont souffrent les territoires ultra-marins.

Des tensions identitaires encore vives

Parmi les différents facteurs explicatifs, les tensions identitaires diffuses dans ces territoires jouent un rôle prééminent. Comme le souligne la socioanthropologue Stéphanie Mulot, elles marquent une volonté de résistance de la part d’un secteur de l’opinion invité à :

« résister aux injonctions nationales pour préférer les compétences endogènes, signe d’une affirmation identitaire décoloniale et d’une émancipation collective ».

Cet appel, qui se fonde sur des ressources mémorielles spécifiques propres aux sociétés post-esclavagistes, évoquerait, selon elle, « une forme de marronnage contemporain qu’il faudrait encourager aussi dans le champ de la santé ».

Ces tensions peuvent-elles être rapprochées du débat public en cours dans l’Hexagone sur les questions identitaires, notamment dans le monde universitaire, médiatique et politique ?

Elles sont indéniablement spécifiques, car elles prennent corps dans des sociétés post-esclavagistes nées au XVIIe siècle dans le rapport colonial à une métropole lointaine, pour lesquelles la traite négrière a impliqué la coexistence, sur un même sol, de groupes phénotypiquement contrastés, contraste qui a servi à l’ordonnancement social. Celui-ci s’est fondé sur la valorisation de la clarté épidermique, marquant de façon indélébile les lignées de génération en génération.

Comme le remarquait Michel Leiris, dans une étude pionnière datant de 1955, une logique raciale structure en profondeur le corps social antillais. Le prisme de la couleur peut servir à interpréter toutes les situations : les conflits sociaux ont ainsi tendance à « se racialiser », à se transmuer immédiatement en antagonismes raciaux.

Ainsi, à la Martinique, dans le contexte de la crise sanitaire, des soignants considérés comme blancs et venus en renfort depuis la métropole ont été hués par des activistes les accusant tout simplement de venir à la plage…

Mobilisations et manifestation sur une autoroute à Fort-de-France, en Martinique, le 23 novembre 2021, à l’appel de la grève générale contre la vaccination obligatoire des soignants. Loïc Venance/AFP

Une confrontation de cultures

La pluralité des origines (Afrique, Europe, et, plus récemment Inde), avec l’arrivée au XIXe siècle de travailleurs sous contrat), implique d’autre part la confrontation d’éléments culturels divers, souvent placés eux-mêmes en position hiérarchique (les traits d’origine africaine étant ainsi traditionnellement dévalorisés).

Mais on peut aussi remarquer que les contradictions sociales ne s’ancrent pas dans des communautés culturelles closes et repliées sur elles-mêmes : la diversité, le pluralisme ne sont pas ceux de groupes sociaux, mais ceux d’un répertoire de références fourni aux individus, qui peuvent y puiser en fonction des contextes dans lesquels ils sont insérés…

Le même individu pourra ainsi consulter un quimboiseur (sorcier) pour résoudre un problème personnel et le lendemain aller à la messe sans sourciller..

C’est bien là le processus de créolisation qui a structuré l’histoire culturelle des îles depuis l’époque coloniale. La langue créole, qui ne peut en aucune manière être assignée à l’un des groupes en présence, illustre tout particulièrement ce phénomène. Elle contribue ainsi à lier ensemble tous les groupes sociaux : chaque locuteur originaire, quelle que soit sa couleur de peau, la parle.

Plusieurs horizons idéologiques

Pour comprendre la complexité identitaire actuelle, il faut prendre en compte la superposition de plusieurs horizons idéologiques qui, sédimentés depuis l’abolition de l’esclavage, peuvent coexister jusqu’à aujourd’hui. Portés au premier chef par les intellectuels et les politiques, ces référents idéologiques imprègnent, de manière plus ou moins profonde, le corps social.

Le premier horizon, qui s’inscrit dans une longue durée depuis 1848, valorise le lien avec la France et un certain oubli de l’esclavage, en accord avec l’ethos d’une nation unie, glorieuse et libératrice. C’est celui de l’assimilation, à savoir l’application en bonne et due forme des lois françaises aux Antilles. L’assimilationnisme s’appuie sur la promesse républicaine de l’égalité (même si celle-ci est loin d’être achevée…) sur des bases universalistes, malgré leurs limites…

Ma race, la race humaine - Aimé Césaire collage - Paris, Ménilmontant, 2013. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Lame de fond qui n’en finit pas de produire ses effets sur le corps social, il culmine, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sur la départementalisation, qui paraît être la consécration, au plan politique, du principe d’égalité.

Le second horizon, que l’on voit poindre dans les années 30 chez certains intellectuels, est celui de la négritude.

On a pu parler à son propos de « retournement du stigmate », puisqu’il s’agit de renverser l’ancienne dévalorisation de la couleur noire, afin de construire une identité qui arbore la couleur des ancêtres opprimés comme instrument de revendication et arme politique. C’est ainsi qu’Aimé Césaire, porte-parole de cette posture, a « ramassé le nom de nègre dans le ruisseau » pour en faire un étendard, « retour de service » en réaction contre l’infériorisation d’une identité. Celle-ci lui apparaît en effet comme l’entorse première au principe républicain d’égalité, ce qui explique qu’il ait également été en 1946 le principal instigateur, avec les députés communistes, de la loi assimilatrice de départementalisation - qu’il a été paradoxalement le premier à dénoncer, dès les années 1950, suite à la faiblesse même des avancées égalitaires qu’on aurait pu en espérer.

Aimé Césaire, hommage, Entrée Libre, Youtube.

On peut rabattre la négritude sur un certain différentialisme, mais on constate aussi que Césaire demeure dans un horizon universaliste. La traduction politique de son choix a été celle de l’autonomisme, impulsé par le parti qu’il fonde à partir de sa rupture avec le Parti communiste en 1956 (Parti Progressiste Martiniquais).

Mais l’autonomisme est dépassé, à partir des années 1960, par la montée du nationalisme indépendantiste. Celui-ci n’a toutefois jamais réussi à devenir une force politique notable se heurtant à l’attachement majoritaire des populations des îles d’Amérique à la France, bien qu’il ait su trouver une place majeure dans la vie syndicale, notamment à la Guadeloupe, à travers l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe.

L’affirmation de la créolité

Un nouvel horizon idéologique, qui ne correspond pas à un courant politique institué, apparaît dans les années 1970, avec l’affirmation de la créolité.

Sortant d’un schéma binaire, celle-ci accroît la complexité de l’offre identitaire. Dotée d’un fort potentiel littéraire et artistique, sa promotion par des écrivains natifs opère un retour, que l’on peut qualifier de réflexif, du concept de créolisation, promu par l’écrivain Edouard Glissant, vers les sociétés concernées, pour lesquelles le processus qui lui correspond s’opérait de manière non consciente. Au centre, la revendication de la pluralité des origines (africaines, européennes, asiatiques…) et la promotion de la langue créole.

En outre la posture créole, qui entend mettre positivement l’accent sur la résistance locale et quotidienne face à la domination coloniale, insiste sur la créativité locale et le dépassement des blessures fondatrices, permettant d’échapper, selon Alain Ménil,

« aux mirages mortifères d’une identification ethnique de la réalité culturelle […] à l’association coutumière d’une culture avec l’enclos de l’ethnie » alors même que la réalité où elle est apparue a été « marquée par le souci constant d’ethniciser toute relation ».

Elle entre ainsi en concurrence avec d’autres référents idéologiques, qui prônent, dans une quête de ce que le philosophe Edouard Glissant appelait l’ « identité racine », un rattachement quasi exclusif au continent africain.

Edouard Glissant, penseur de la créolisation, France Culture, Youtube.

Ainsi observe-t-on dans le débat public des affirmations anti-créoles, plus ou moins inspirées par l’afrocentrisme, dans le prolongement de l’idée d’une « nation noire », qui a tendance à prendre aujourd’hui, grâce aux nouveaux moyens de communication, une ampleur transnationale, affirmations qui ne sont pas exemptes, sous couvert de la quête récurrente de pureté et d’authenticité, de fixations essentialistes et d’enfermements raciaux.

Luttes dans les représentations du passé

Depuis les années 1990, les Antilles, comme ailleurs, ont connu un fort investissement mémoriel, focalisé sur le traumatisme historique représenté par la traite et l’esclavage colonial (constitué en véritable patrimoine immatériel), et l’entrée en scène des « descendants d’esclaves ».

Des représentations du passé, très idéologisées, peuvent déboucher sur une relecture de l’histoire, traversée par le retour au lexique racial, comme l’ont illustré les critiques portées contre le Mémorial ACTe inauguré en 2015 à Pointe-à-Pitre.

Ce premier grand outil de remémoration de l’esclavage véhiculerait selon ses contempteurs un« contenu afrocide, au service de la célébration d’une mémoire assise sur les privilèges, ceux de la blanchitude ».

Affiche de militants critiquant le Mémorial installé à Pointe-à-Pitre, 2015. Ils dénoncent la mention, dans le Mémorial, que des Africains ont vendu d’autres Africains, et donc que les ‘Nègres’ auraient vendu leurs ‘frères’, remettant en question le travail des historiens professionnels. J-L.Bonniol, Fourni par l'auteur
Plus récemment, le 23 mai 2020, deux statues de Victor Schoelcher à la Martinique ont été mises à bas par un groupe de militants anti-assimilationnistes, acte à première vue paradoxal puisque Victor Schoelcher fut celui qui porta le décret d’abolition de l’esclavage en 1848 et qu’il a été entouré depuis d’une vénération particulière aux Antilles (donnant lieu à ce qu’on a appelé le « schoelcherisme »). Youtube.

L’éveil d’un nationalisme culturel

Les stratégies indépendantistes, malgré leur relatif échec, ont toutefois contribué à éveiller, aussi bien à la Guadeloupe qu’à la Martinique, un nationalisme culturel.

Celui-ci s’appuie sur une fierté autochtone, qui s’exprime dans la revendication d’une reconnaissance de l’égalité dans la différence, témoignant à la fois d’un attachement politique à la nationalité française – et plus précisément à l’idée républicaine – et d’une identité culturelle martiniquaise ou guadeloupéenne, hautement proclamée, ambivalence qui constitue un terrain privilégié pour des flambées récurrentes de contestation du pouvoir métropolitain, accusé de mépris envers les populations ultra-marines et d’imposition verticale de décisions prises au niveau central.

Ainsi a surgi le mouvement guadeloupéen du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) au début de l’année 2009, s’insurgeant contre la cherté de la vie, attribuée à des « profiteurs », à savoir les dirigeants de sociétés métropolitaines… ou martiniquaises appartenant à des blancs créoles.

Conflit social mené par le LKP, 2009, INA, Youtube.

Quel prolongement politique ?

Remarquons cependant que si l’affirmation identitaire y a occupé une large part de la scène les Guadeloupéens lui ont refusé tout prolongement politique.

Ce refus d’un toit séparé pour abriter une conscience politique d’appartenance n’est pas le moindre des paradoxes de ces territoires postcoloniaux, qui portent la marque longuement imprimée d’une créolisation « profonde » et de la coexistence des normes qu’elle installe.

Un peu comme si les liens séculaires tissés avec la métropole ne pouvaient être dénoués : difficile d’avoir à lutter contre une part de ce qui vous constitue… Ce qui rend la résolution des conflits avec la puissance hexagonale particulièrement problématique. Mais ne pas tenir compte de cette complexité serait une grave erreur politique.

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