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Cultiver l’empathie : quelques clés pour aider les enfants à s’ouvrir à l’altérité

L'empathie ne se décrète pas, elle passe par l'éducation. Shutterstock

Publications scientifiques, ouvrages, magazines, journaux, radio, réseaux sociaux… Impossible de ne pas relever l’omniprésence du mot empathie. Pas un jour en effet, pas une semaine sans qu’il apparaisse. Faut-il y voir le témoignage d’une société en questionnement à l’heure où grandit la tentation des extrémismes et des radicalisations ?

Faut-il y voir les signes d’une société où la présence, la reconnaissance et l’accueil de l’autre génère de vifs débats, voire des tensions quand ce n’est pas de l’exclusion ? Ou plutôt ceux d’une société, individualiste – gouvernée par la consommation –, en passe de devenir « liquide » ou bien encore l’avènement du « temps des tribus », sonnant le glas des institutions et des idéologies structurantes ?


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Aussi, chaque fois que le terme d’empathie est avancé, il ressort avec évidence que la question du lien social est en train de subir une forme d’attrition quand elle ne risque pas tout simplement d’être en berne. Tout bien considéré, chaque fois que ce terme est utilisé, c’est pour signifier quelque chose de l’ordre de sa transformation, de son affaiblissement voire de sa déliquescence.

Compréhension émotionnelle

Cet usage pléthorique est donc un signal face aux dangers qui menacent les modalités du « vivre ensemble », du « faire commun » dans un monde où les promesses des idéologies du XXe siècle n’ont pas été tenues. Religieuses et/ou politiques, ces grandes transcendances constituaient le ciment de « l’être », du « vivre » et du « faire » ensemble, elles projetaient les individus vers des avenirs meilleurs.

Les différentes composantes de l’empathie (Ecole Normale Supérieure, 2020).

Or, depuis quelques décennies, ce ciment perd de sa qualité. Il ne permet plus autant d’ouverture vers l’autre et encore moins la compréhension de ces autres différents de soi souvent relégués au statut de danger.

Nos sociétés seraient-elles en panne d’empathie ? Serions-nous empathiques d’abord, et parfois uniquement, envers ceux qui nous ressemblent mettant ainsi à distance notre responsabilité morale à l’égard de l’étranger (au sens étymologique de « qui n’est pas de la famille, du pays ») ? Dans l’affirmative, ne faudrait-il pas alors inscrire « l’empathie ouverte » – cette disposition à se penser « soi-même comme un autre » – dans les programmes de l’école de la République ?

L’empathie, comme chacun le sait, c’est l’idée que l’on peut « se mettre à la place de l’autre » pour le comprendre. Mais, si l’empathie c’est « se mettre à la place de l’autre… », où va bien pouvoir se mettre l’autre quand je vais prendre sa place, argueraient les esprits un peu taquins ?

Tout compte fait, si l’empathie n’est pas si simple à définir, il est quand même possible de dire qu’elle est plurielle et qu’elle s’apparente à une forme de poupée gigogne composée de 3 enveloppes.

  • La première enveloppe, appelée empathie émotionnelle, se développe autour d’un an. À partir de cet âge, grâce aux sollicitations de l’entourage, les enfants apprennent progressivement à reconnaitre et à identifier les émotions sur les visages des autres.

  • Une deuxième enveloppe, désignée empathie cognitive, est en œuvre autour de 2/3 ans. L’enfant s’ouvre alors au monde au-delà du cercle restreint de la famille et de son entourage proche. C’est au cours de cette période que le petit découvre le plaisir d’imiter les personnes qui l’entourent : ses parents, ses enseignants, ses frères et sœurs… En jouant à « faire comme si », il se rend compte que les autres peuvent penser différemment que lui.

  • Une troisième enveloppe, appelée empathie mature, se développe à partir de 6/7 ans. A cet âge, l’enfant peut ne pas être d’accord avec ses parents, ses frères et sœurs, ses camarades de classe… mais surtout il dit pourquoi il n’est pas d’accord. Ce n’est pas comme à 2 ou 3 ans où il était juste capable de dire non pour… exister. Là il est prêt à se justifier, voire même à faire des plaidoiries, en veux-tu en voilà… Et ce sont ces débats contradictoires à la maison, à l’école, sur le terrain de basket, dans le quartier… qui lui permettent de comprendre ce que les autres ressentent, pensent et donc d’être capable de voir le monde avec les yeux des autres.

Mais l’empathie peut également réserver quelques surprises. Des recherches montrent par exemple que nous aurions spontanément tendance à être seulement empathiques à l’égard des proches. Une tendance que j’appelle « l’empathie fermée ». Cette forme de lien exclusif à son groupe d’appartenance peut prendre des allures d’entre soi communautaire et conduire à de l’intolérance susceptible de se traduire par des comportements extrêmes et délétères dont on connait les funestes conséquences.

Peut-on apprendre l’empathie à l’école ? Entretien avec Omar Zanna, sociologue (Radio Télévision Suisse, 2017).

C’est pourquoi, il est nécessaire de développer et, si possible, dès le plus jeune âge, une « empathie ouverte » à ceux qui nous ressemblent comme à ceux qui, à priori, ne nous ressemblent pas.

Des compétences à développer

Cette « empathie ouverte » ne se décrète pas à coups de discours. Il faut en créer les conditions. Cela passe par de l’éducation. Et c’est précisément ce type d’éducation que j’expérimente depuis une vingtaine d’années, d’abord avec des mineurs délinquants, afin de leur remettre le pied à l’étrier d’une relation apaisée avec autrui, puis avec des élèves, pour leur apprendre à naviguer sans heurts et, pourquoi pas, avec bonheur dans les mondes sociaux, tout cela en veillant à toujours respecter ces trois composantes de manière consubstantielle.

Composante 1 : Observer les autres faire et faire à son tour

Comment le boxeur Mohamed Ali a-t-il gagné ses plus grands combats ? Eh bien non seulement en volant et dansant comme un papillon sur le ring, mais aussi en sachant esquiver les coups. Et ça, il l’a appris en pratiquant mais également en regardant les autres faire. La recherche ne dit pas autre chose : la majorité des apprentissages se fait en observant le comportement des autres, autrement dit par imitation directe ou indirecte.

Composante 2 : Pratiquer ensemble pour entrer en empathie émotionnelle

Pour être en mesure d’entrer en empathie émotionnelle, il faut en effet de la présence, il faut du corps, il faut parfois transpirer ensemble comme sur un terrain de sport. Là aussi, la science est très claire : le développement de l’empathie émotionnelle nécessite la présence physique dans un même espace. C’est-à-dire du face-à-face, du direct. Ce que, soit dit en passant, ne permettent pas les apprentissages devant les écrans.

Composante 3 : Mettre des mots sur les émotions et en parler

Mais pourquoi mettre des mots sur ses émotions et en parler ? Là encore, la science prouve que plus nous serions capables de ressentir, de vivre et de nommer précisément nos émotions, moins nous serions violents, plus nous serions disposés à être ouverts aux autres et donc à les comprendre.

La science prouve que plus nous serions capables de ressentir, de nommer précisément nos émotions, moins nous serions violents. Shutterstock

Observer les autres, faire ensemble, mettre des mots sur les émotions, trois composantes nécessaires pour cultiver « l’empathie ouverte » que la situation pratique, du « jeu des mousquetaires » illustre parfaitement.

« Le jeu des mousquetaires » consiste à faire jouer ensemble deux ou trois équipes de quatre joueurs. Dans chaque équipe, les joueurs ont une position difficile à tenir. L’un a, par exemple, les bras tendus parallèles au sol, l’autre fait la chaise, appuyé́ contre un mur, le troisième est en position de gainage abdominal et le quatrième (le Joker) court selon un parcours prédéfini. Les trois premiers joueurs peuvent, si besoin, interpeller le Joker pour se faire remplacer. L’équipe qui tient le plus longtemps toutes les positions gagne la manche. Un point important pour développer de manière optimale l’empathie : au cours du jeu, les joueurs doivent être placés de telle manière à ce qu’ils puissent s’observer afin d’être en mesure de repérer le partenaire en passe de flancher au risque de faire perdre son équipe. Organisé de la sorte, chacun est placé en situation de porter attention aux mimiques, aux expressions du visage, aux appels à l’aide… de ses pairs.

Ce jeu, initié en prison avec des mineurs délinquants, a, par la suite, été décliné en milieu scolaire, en « jeu des mousquetaires comptables » pour apprendre les mathématiques puis en « jeu des mousquetaires lettrés » dans le cadre des cours de français, d’histoire-géographie, de langue… Encore un point, afin de développer plus précisément l’empathie ouverte, l’éducateur, l’enseignant, l’entraineur… veillera à faire régulièrement changer d’équipe aux participants.


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Comme tous les scénarios pédagogiques déployés dans le cadre de différents programmes, le « jeu des mousquetaires » a été conçu pour apprendre à vivre en soi l’expérience des autres, condition sine qua non pour cultiver « l’empathie ouverte ».

Un effort pour sortir de soi

Et maintenant que fait-on ? A qui revient-elle cette éducation ? Aux familles ? A l’école ? Aux médias ?…

Dans les familles, une éducation plus compréhensive de chacun est à l’œuvre dans bon nombre de foyers. Oui, dans les familles on se parle plus ; oui, dans les familles on se dit davantage les choses. Ça explose parfois, mais la tendance est à l’écoute et à la compréhension, c’est-à-dire à la prise en considération du point vue d’autrui.

L’école a également commencé sa révolution sur ce terrain puisqu’elle a fait entrer le terme d’empathie dans les textes officiels depuis 2015. Évidemment, il faudra encore du temps pour que les habitudes pédagogiques changent, mais c’est en bonne voie. Le plan interministériel pour lutter contre le harcèlement scolaire présenté le 27 septembre 2023 prévoit la mise en place de cours d'empathie et leur généralisation d'ici la rentrée 2024.

Un tout dernier point en guise de conclusion. Dans la mesure où l’empathie demande un effort de penser pour sortir de soi, sortir de son désir immédiat, afin de prendre le point de vue des autres, cette compétence permet, entre autres, d’apprendre à différer son plaisir pulsionnel pour s’inscrire dans un processus d’humanisation qui fait toujours de l’Autre un semblable.

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