Depuis cinq ans, GANGS, un projet financé par le Conseil européen de la recherche et dirigé par Dennis Rodgers, étudie les dynamiques des gangs à l’échelle mondiale. Quand on étudie le phénomène de manière nuancée, en s’affranchissant des stéréotypes et du mépris habituels, les gangs et les gangsters peuvent nous permettre de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.
Alistair Fraser et Angela Bartie retrouvent Danny, 70 ans, membre d’un gang de Glasgow dans les années 60 et dont l’histoire accompagne celle de la transformation de cette « ville populaire » prospère._
Quand Danny a quitté la pièce où nous nous trouvions, à l’automne 2022, nous nous sommes regardés, encore sous le choc. Depuis trois heures, ce septuagénaire fringant nous tenait en haleine. Bronzé, mince et posé dans son manteau élégant et sa casquette, il donnait l’image d’un sympathique vendeur de véhicules d’occasion. Pourtant, il venait d’enchaîner, pour notre plus grand plaisir, les anecdotes sur son adolescence dans les rangs du Drummy, un célèbre gang de Glasgow. Et la question qui nous brûlait les lèvres était : comment s’en était-il sorti ?
Danny a grandi à Easterhouse. Ce quartier résidentiel construit dans les années 1950 en banlieue de Glasgow a rapidement eu mauvaise réputation. Quand des dizaines de milliers d’habitants des immeubles en ruine du centre-ville y ont été relogés, on leur a vendu une vision idyllique du projet, mais ils se sont vite rendu compte qu’on les avait mis à l’écart, dans un quartier bordé de champs vides.
À défaut de commerces, d’emplois ou d’équipements, les jeunes ont alors trouvé d’autres moyens de se « distraire », formant des gangs qui passaient leur temps à se battre pour passer le temps et marquer leur territoire. Dans une sorte de sélection géographique naturelle, l’appartenance à un gang dépendait uniquement de la rue dans laquelle vous viviez. Contrairement à ce qui se passait dans d’autres villes, ceux de Glasgow ne s’affrontaient pas pour contrôler le marché de la drogue mais, plus prosaïquement, pour faire régner la loi du plus fort, se battre par plaisir et pour se faire respecter.
La violence des gangs d’Easterhouse était légendaire. Et Danny se souvient :
n fait, c’étaient des luttes tribales, et quotidiennes. Faut pas chercher plus loin. […] On faisait parfois des trucs absurdes. On courait sur les terrains de foot quand il faisait nuit noire. On était cinquante, soixante à se foncer dessus, à l’aveuglette. Même à l’armée, ils ne font pas ça. Mais nous, on courait, sans savoir si le type en face avait une épée, un couteau, une hache…
Le phénomène a rapidement pris de l’ampleur. Les médias nationaux se sont emparés de la guerre des gangs d’Easterhouse, les responsables politiques ont fait la démonstration de leur impuissance et les habitants du quartier ont même eu droit à la visite du chanteur Frankie Vaughan, venu demander aux gangs d’arrêter de se battre
La violence a également attiré l’attention de criminologues progressistes et radicaux. Gail Wilson et Mary Wilson faisaient partie d’une association informelle composée d’anarchistes, de membres de l’organisation britannique Campagne pour le désarmement nucléaire (CND), de jeunesses communistes britanniques et de Socialistes internationaux (aujourd’hui Parti socialiste des travailleurs) qui tentaient de réformer les méthodes de la recherche universitaire sur la jeunesse.
Plutôt que de s’intéresser aux « petites mains » qui enfreignent les règles, ces chercheurs demandaient des comptes aux décideurs, afin de comprendre pourquoi les actions de certains groupes étaient plus criminalisées que d’autres. Gail et Mary ont passé des années à travailler avec les jeunes des gangs d’Easterhouse, à étudier leur quotidien et à le comparer à ce qu’en disaient les médias, en appliquant la théorie du constructivisme social, qui tente d’identifier les stéréotypes et la façon dont ils influent sur notre perception de la réalité.
La rencontre avec Danny
Nous avons fait la connaissance de Gail et Mary Wilson en 2010, suite à nos recherches sur les gangs des années 1960. Lors de notre première rencontre, Gail a pris une échelle pour aller chercher une boîte poussiéreuse dans les combles de sa maison. Quand nous avons vu ce qu’elle contenait, nous n’en croyions pas nos yeux. Des notes, des coupures de presse, des croquis, des essais et – le plus incroyable – dix-huit retranscriptions manuscrites d’entretiens avec des membres des Drummy, réalisés en 1969.
Nous avons tenté de retrouver ces adolescents, qui avaient désormais la cinquantaine. Nous nous demandions comment ils avaient tourné, ce que la vie leur avait réservé et quelles leçons ils aimeraient transmettre à la génération actuelle. Nos efforts n’étaient pas systématiquement couronnés de succès. Certains étaient décédés, d’autres avaient déménagé. L’un d’eux nous a signifié qu’il ne voulait plus parler de cette période de sa vie. Danny faisait partie de ceux qui étaient prêts à nous rencontrer.
Par certains côtés, l’histoire de Danny rejoint celle de Glasgow. Après son adolescence dans la délinquance, Danny a surfé sur la vague d’industrialisation de la ville pour se lancer dans une carrière de commercial. Il a travaillé dur et a quitté son quartier, d’abord pour une zone située à quelques kilomètres plus à l’ouest. Son manager a senti qu’il avait du potentiel. Danny estime lui que les compétences qu’il avait acquises dans la rue l’ont aidé à assumer des fonctions d’organisation et de promotion.
Lors de notre première interview, en 2011, il revenait avec une certaine fierté sur cette période et nous faisait, les yeux brillants, des récits pleins de violence, comme un cow-boy dans un saloon. Il prenait beaucoup de plaisir à nous raconter par exemple que lorsque son père, un homme sévère, l’avait emmené au pub pour ses dix-huit ans, un homme avec un chien les avait provoqués. « Évidemment, on leur a foutu la pâtée », ajoutait-il dans un sourire.
Cette scène avait scellé le lien entre son père et lui. « Après ça, j’étais hyper fier de marcher à côté de mon père », nous disait-il. Pour nous, cela s’apparentait à un rite de passage. L’appartenance au gang était synonyme de masculinité, comme la légende du gros dur glaswégien dont les exploits parsèment l’histoire écossaise.
Dix ans plus tard, en 2022, Danny avait changé de ton. L’ambiance n’était plus à la fanfaronnade, mais au regret. Son père venait de mourir, et ce gros dur, assis à une table trop grande, apparaissait soudain dans toute sa vulnérabilité. Comme il le rappelait alors :
« C’est après cette bagarre que je me suis vraiment senti proche de mon père pour la première fois de ma vie, en quelque sorte, après toutes ces années […] et je m’en souviendrai toujours. »
Des fissures dans la caricature machiste
L’image machiste que nous avions de Danny et du gros dur glaswégien a commencé à se fissurer. Depuis, nous réexaminons ce que nous pensions savoir de sa vie – et des gangs en général – et notre propre rôle lorsque nous racontons son histoire. L’historienne orale Lynn Abrams assure notamment :
le récit d’une personne n’est qu’une version parmi tant d’autres. Le scénario n’est pas déterministe. Sa forme et son contenu sont fonction de la nécessité, pour le narrateur, de construire une histoire mémorielle qui lui convient à un moment donné. Or le récit qui nous convient est souvent celui dans lequel l’histoire racontée est cohérente avec nos perceptions culturelles globales.
Si le point de vue de Danny sur ses souvenirs de jeunesse dans les gangs a changé, c’est non seulement du fait de ce qu’il a vécu, mais aussi de l’évolution de la culture glaswégienne au cours des cinquante dernières années.
Aujourd’hui, Glasgow a la réputation d’avoir vaincu les gangs. En matière de baisse de la violence, on parle même du miracle glaswégien.
Lors de notre ultime entretien, quand Danny est sorti en fanfaronnant, tel l’homme d’affaires prospère qu’il souhaitait incarner, un silence s’est abattu sur la pièce. Il n’avait absolument plus rien du cliché que l’on se fait d’un ex-jeune délinquant. Il aurait pu être notre grand-père, notre voisin, notre ami.
Cette rencontre avec lui nous a rappelé comment les histoires humaines peuvent évoluer, à l’image de celles des villes. Il faut alors tenter de comprendre les éléments qui sont à l’origine de ces changements, afin d’en saisir toute la portée.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord