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Danone, ou l’ultime paradoxe de la société « à mission »

En 2020, Danone devient la première société cotée à adopter le statut d’entreprise « à mission ». Denis Charlet / AFP

Avec ce qu’il convient désormais d’appeler l’affaire « Danone », serions-nous en train de vivre le premier crash test du nouveau statut juridique de société « à mission » ? Rappelons que ce statut prévu par la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), entrée en vigueur mi-2019 et qui peut être présenté rapidement comme un moyen de se libérer de l’obsession de la création de valeur pour l’actionnaire, est d’abord conçu comme une « poison pill » (pilule empoisonnée) pour empêcher des prises de contrôle… hostiles.

Le paradoxe dans le cas de Danone – dont pourrait être symptomatique l’éviction du PDG sous la pression de fonds activistes américains récemment entrés au capital et estimant les performances commerciales et financières ainsi que l’évolution du cours de bourse décevantes – réside dans le fait que ce statut d’entreprise à mission, vu comme une sorte de pilule du lendemain pour empêcher les rapports non désirés, pourrait bien accélérer des projets en germe depuis déjà longtemps.

Une OPA manquée en 1968

Antoine Riboud, fondateur et président de Danone (1918-2002). Philippe Bouchon/AFP

Pour bien comprendre l’affaire, rapide rappel sur l’histoire de Danone. Au milieu des années 1960, BSN (Boussois-Souchon-Neuvesel) n’est pas encore Danone. L’entreprise est spécialisée dans le verre d’emballage et le verre plat. L’offre publique d’achat (OPA) lancée en décembre 1968 sur l’honorable et historique maison Saint-Gobain par Antoine Riboud fera grand bruit : c’est une première en France et le chiffre d’affaires du très respectable producteur de verre et matériaux est alors 7 fois plus important que celui de BSN !

L’objectif d’atteindre une taille critique mondiale dans l’emballage et le verre échoue avec l’OPA, mais la question de la taille critique restera un problème et un leitmotiv constant dans les activités et stratégies ultérieures du groupe.

Après cet échec, changement de pied avec une idée de génie : dans le développement de l’agroalimentaire d’alors, Antoine Riboud, président de BSN, pressent que le conditionnement va jouer un rôle déterminant. D’où l’idée d’associer au contenant, le verre et le plastique, le contenu. L’entreprise, à l’époque de sa plus large diversification en 1990 sous la conduite de ce même Antoine Riboud, constituera ainsi cinq branches – produits frais, épicerie et biscuiterie, brasserie, champagne et eaux minérales, emballage.

Le groupe n’était internationalisé qu’à hauteur d’un tiers, surtout en Europe, et gérait un important portefeuille de marques, articulant contenant-contenu. La gestion sociale se voulait « avant-gardiste » selon le fameux double projet économique et social lancé par le provocateur Antoine Riboud aux assises du Conseil national du patronat français (CNPF, devenu le Medef) à Marseille en 1972. La culture d’entreprise était centrée sur ce PDG charismatique, des processus organisationnels et des relations humaines fluides.

Consolidation de l’entreprise

Toujours proie potentielle d’une OPA en raison de son capital dispersé, le PDG de BSN mit en place la limitation des droits de vote, des « poison pills » imaginatives, comme les obligations à bons de souscription d’actions (OBSA), susceptibles d’être mobilisées en cas de tentative de prise de contrôle. L’entreprise s’est ainsi consolidée par une croissance organique poussée par une forte sensibilité aux besoins des marchés et une stratégie financière affectionnant l’autofinancement.

En 1996, Franck Riboud est nommé PDG – désignation qui confirme alors la robustesse de la gouvernance mise en place par son père – et BSN puis Groupe Gervais-Danone devient en 2009 tout simplement… Danone. Sur la période, une stratégie assumée de positionnement sur les produits « sains » est menée à vive allure, qui conduit à se désengager du champagne dans les années 1990, de la bière (dont Kronenbourg) en 2000, puis de la biscuiterie (notamment la marque Lu, jouissant pourtant d’une immense notoriété spontanée) en 2007.

Le changement de paradigme est radical. Le groupe adopte dès lors tous les atours du « style » stratégico-organisationnel, largement promu et valorisé par l’industrie financière : recentrage assumé sur le core business (cœur de métier) et développement de marques mondiales et globales ; cessions et désinvestissements (profitables à court terme) des activités jugées non stratégiques (si le groupe ne peut espérer y occuper une position de leader) ; extension géographique vers les marchés émergents (et notamment la Chine…) des deux activités phares : les produits laitiers frais et les eaux minérales.

Totalement focalisé depuis dix ans sur ce qui sera décrit plus tard comme sa « raison d’être » (« apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre »), l’évolution stratégique se traduit sur le plan du financement : les rachats d’actions systématiques, en particulier, soutiennent le cours, et les dividendes sont réglés en numéraire.

Emmanuel Faber et Franck Riboud, anciens PDG de Danone. Eric Piermont/AFP

Avec Emmanuel Faber, c’est d’ailleurs l’ancien directeur financier qui succède en 2014 à Franck Riboud à la direction générale, ce dernier restant quelque temps président avant que le premier ne cumule les deux fonctions… La complémentarité des deux hommes, aux compétences et aux personnalités très contrastées, offrait à n’en pas douter un potentiel supérieur. Emmanuel Faber, aujourd’hui évincé donc, est remplacé par Gilles Schnepp, l’ancien PDG du groupe industriel Legrand.

L’attaque vient souvent « d’ailleurs »

Ce bref « retour vers le futur » reste utile pour rappeler qu’un statut de société « à mission » ne signifie pas la poursuite d’un projet d’entreprise qui serait ainsi dégagé de la contrainte de maximisation de création de valeur pour l’actionnaire.

Assurément, quand on n’a d’autres choix pour maintenir son indépendance que de complaire aux attentes des marchés, une bonne vieille logique darwinienne s’applique : celle qui fait que les PDG jugés insuffisamment performants sont remplacés et/ou leurs entreprises prises d’assaut. De tels anciens groupes diversifiés puis recentrés deviennent en effet des proies potentielles particulièrement tentantes, puisque l’essentiel du travail de restructuration a été fait.

Restent alors les seules vraies questions qui comptent aujourd’hui pour l’avenir de Danone : l’entreprise peut-elle rester indépendante ? D’où viendraient les éventuels prédateurs et qui seraient-ils ? Le statut de société à mission paraît-il susceptible de la prémunir de leurs assauts ?

Il est bien sûr impossible de répondre à ce stade à ces trois questions, mais on peut déjà se risquer à verser quelques éléments au débat.

D’abord, l’indépendance du groupe est, aujourd’hui plus encore qu’hier, fragilisée pour les raisons que l’on sait (crise sanitaire, résultats inférieurs aux principaux concurrents, cours de bourse déprimés…) ; c’est d’ailleurs aussi la raison de l’éviction d’Emmanuel Faber. L’avenir dira si les « évolutions organisationnelles », avec le plan « local first » de restructuration et d’allégement, permettent ici de redresser durablement la barre. Élaboré sans doute pour donner des gages jugés insuffisants par certains actionnaires, ce plan pourrait bien être remisé.

Ensuite, les éventuels prédateurs ne se bornent pas aux champions les mieux installés du secteur (on se souvient des rumeurs de rachat de Danone par PepsiCo, il y a quinze ans). L’Union européenne joue en effet le rôle pointilleux plus que stratégique de gardien du temps du seul droit de la concurrence, rendant de fait difficile la constitution de champions européens capables de rivaliser avec des groupes soutenus, eux, par les puissances politiques nationales (Chine, États-Unis, etc.).

Le recentrage sur les cœurs de métier, pratiqué jusqu’ici avec zèle par les dirigeants du CAC 40, pourrait ainsi céder la place à de nouvelles diversifications que nombre de groupes étrangers (notamment asiatiques) ont d’ailleurs toujours conservées et qui consacrent le retour en force des conglomérats (le groupe Tata en Inde, par exemple). C’est pourquoi l’attaque vient souvent « d’ailleurs », ainsi que nous l’exposions dès 2002 dans un article de la Revue française de gestion qui traitait précisément du cas Danone et qui résonne curieusement 20 ans après.

C’est précisément avec cette idée que la « mission », juridiquement opposable, a aussi été pensée comme arme de dissuasion. C’est sans doute ce qu’avait en tête le patron de Danone en 2020, lorsque le changement de statut juridique a été adopté.

Et c’est là qu’il convient de souligner un dernier point absent des très nombreux commentaires de l’« affaire Danone » : que se passerait-il si, en cas de tentative d’OPA, les missions de la proie comme du prédateur paraissaient soudainement compatibles ? On peut ici faire l’hypothèse que la mission pourrait alors agir comme une manière de provoquer un accouchement en gestation, ou à tout le moins un engendrement inédit rendu possible par les circonstances.

À la lumière de ces trois points, et avec la prudence qui s’impose, on rappellera que la stratégie d’entreprise est comme l’Histoire : intrinsèquement faite de paradoxes. Dans le cas présent, Gilles Schnepp, le nouveau président de Danone est également administrateur indépendant de la compagnie de Saint-Gobain depuis 2009, et entre « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » et « Making the world a better home » (« Faire du monde un meilleur foyer », la raison d’être de Saint-Gobain), les synergies de la « mission » et de la « raison » – surtout énoncées de manière aussi large ! – sont fortes.

Ouvriraient-elles alors la porte à l’une ironie de ces histoires de l’Histoire dont le capitalisme « à la française » a le secret, avec une possible « revanche » de Saint-Gobain cinq décennies plus tard ?

C’est en tout cas ce type d’hypothèse qu’invite à instruire la recherche en stratégie et management, par-delà les débats sans fin sur la « financiarisation » vs le « projet économique et social » ou l’incompatibilité par nature entre objectifs de court et de long terme. On notera que seul le regard de longue-vue, mais à hauteur des organisations – qui fait la singularité des sciences de gestion et du management, entendues sur ces thèmes comme une science morale et politique des temps présents – permet d’oser les esquisser, fût-ce de façon apparemment iconoclaste.


Les auteurs remercient Laurent Faibis, président du l’institut d’études économiques privé Xerfi, rédacteur en chef de Xerfi Canal et membre invité du conseil de rédaction de la Revue française de gestion (RFG) pour ses conseils et commentaires qui ont permis d’améliorer très sensiblement les versions antérieures de cet article.

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