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Dans la bibliothèque des chercheurs : « Des footballeurs au travail »

Un match de Ligue 2 entre Le Havre et Ajaccio, en 2014. Sylvain Godefroy / Wikipédia, CC BY-SA

Disons le tout net : pour qui s’intéresse au football, le livre de Frédéric Rasera Des footballeurs au travail comble un vide et permet de comprendre cet univers très médiatique sous l’angle méconnu de l’activité professionnelle. En effet, la grande majorité des écrits sur les footballeurs, y compris les écrits académiques, y compris et surtout les écrits critiques, ne s’intéressent qu’à la partie émergée de l’iceberg : les joueurs les plus connus, et toujours sous l’angle de la célébrité. Il n’y a de fait pas tellement de différence dans la narration de ces écrits avec celles qui concernent les vedettes du cinéma ou de la chanson.

Mais footballeur est un métier à la fois omniprésent médiatiquement et méconnu dans sa pratique quotidienne. Frédéric Rasera est sociologue, spécialiste des professions. Il s’intéresse à un objet souvent considéré comme « indigne » en sciences sociales. Au même titre que le porno ou Wikipédia, sa mauvaise réputation médiatique (ressemblant fort à un mépris de classe) traduirait une vacuité rendant difficile l’intérêt académique pour un tel sujet. Frédéric Rasera a pourtant trouvé dans le football un terrain intéressant pour discuter un ensemble de questions sociologiques touchant à la mobilité sociale, à la légitimité culturelle, aux rapports de domination. Plus jeune, il a aussi joué au football à un niveau suffisant pour avoir côtoyé (et gardé contact avec) des joueurs devenus plus tard professionnels. Dans son livre Footballeurs au travail, au cœur d’un club professionnel, il suit la vie quotidienne de l’équipe professionnelle et de son entourage (kinésithérapeutes, entraîneurs…) d’un club de deuxième division française pendant plusieurs saisons. La connaissance de ce club, d’un de ses joueurs, mais aussi d’un membre de l’encadrement lui ont permis de se fondre à la fois dans la pratique quotidienne du football professionnel, d’observer celle médiatisée des matches, mais aussi tout le reste : à l’entraînement, aux soins, dans le « vestiaire » (au sens propre et au sens figuré de « au sein du groupe », une expression omniprésente dans le livre), dans les matches de l’équipe réserve… mais aussi en famille ou dans les protocoles de représentation publique auxquels sont soumis les joueurs.

Un métier exposé et méconnu

Car les joueurs sont décrits ici comme des travailleurs, exécutants, voire prolétaires dans un milieu professionnel dans lequel les attentes de l’employeur débordent le cadre professionnel tel que le grand public le conçoit. Le footballeur est en permanence en tension entre une injonction à servir le collectif et une nécessité d’être présent sur le terrain pour sa visibilité sociale, donc sa carrière. Cette tension est encore plus grande que dans les autres sports à cause de son exposition médiatique. A cet égard, les pressions des entraîneurs ou des dirigeants dépassent largement l’activité professionnelle proprement dite. Que ce soit dans le rapport au corps et à la blessure, dans « l’hygiène de vie » imposée jusque dans la prescription moralisatrice d’une vie familiale aux rôles genrés caricaturaux (la femme de footballeur DOIT se consacrer à la réussite de son mari, particulièrement en cas de nourrisson potentiellement perturbateur pour le sommeil du joueur), l’obligation de participer de bonne grâce aux représentations, que ce soit les démonstrations de joie collective (sous peine de mettre en danger le « vestiaire » vis-à-vis des médias), ou les après matches en compagnie des sponsors et autres spectateurs privilégiés. Pour l’anecdote, un des joueurs vivra l’amère expérience d’être mis sur le grill par des sponsors mécontents lors d’un de ces repas d’après match et sera accusé de « cracher dans la soupe », pour n’avoir pas caché ses opinions politiques de gauche dans une interview.

La nécessaire anonymisation des acteurs

Le travail de Frédéric Rasera est donc salutaire parce que la catégorie professionnelle à laquelle il s’intéresse est à la fois méconnue et exposée. Il a du s’éloigner de la lumière des projecteurs pour dresser un tableau de l’ombre, qui en dit beaucoup plus que le sempiternel traitement superficiel du sujet : en ce sens, il s’agit d’une démarche qui rappelle la micro-histoire.

Comme dans toute enquête sociologique, les acteurs concernés sont rendus anonymes. D’abord, l’anonymisation est réalisée pour préserver la vie privée de personnes à la fois peu connues du grand public mais facilement reconnaissables pour des milliers de gens qui s’intéressent de près au football. De ce point de vue, le travail d’anonymisation de l’auteur est un véritable tour de force, changeant non seulement les noms des joueurs, mais aussi les noms des clubs adversaires en les remplaçant par des clubs similaires pour la cohérence de niveau des adversaires affrontés ou des clubs concernés par un transfert, afin de préserver le réalisme des trajectoires sociales des acteurs anonymisés. Mais l’anonymisation permet aussi d’insister sur le fait que le travail de l’auteur concerne une catégorie professionnelle, et même une classe sociale, plutôt que des trajectoires individuelles. D’où la mise en abyme du paradoxe « métier individualiste dans un collectif » grâce à une narration où les trajectoires individuelles sont au cœur du récit, tout en servant une thèse globale sur les rapports de classe.

La domination par le corps

Cette domination de classe inédite dans d’autres milieux professionnels se traduit dans de nombreux aspects psychologiques mais aussi physiques, particulièrement dans le rapport au corps, à la douleur et à la blessure.

Comme dans La fabrique des footballeurs, livre dans lequel un autre sociologue, Julien Bertrand, enquête dans un centre de formation, le corps en tant qu’outil de travail est l’objet d’attentions parfois contradictoires. Frédéric Rasera met en lumière le rôle du staff médical dans cette tension. Ce dernier, employé par le club, est beaucoup plus enclin à garantir l’efficacité des joueurs sur le terrain que leur intégrité physique. Ne pas jouer le week-end est ce qui peut arriver de pire au joueur, selon sa propre logique professionnelle, puisque sa carrière dépend de sa visibilité.

De son côté, l’entraîneur peut utiliser le diagnostic médical pour écarter un joueur ou au contraire passer outre le diagnostic et insister pour qu’il joue, au détriment de sa santé physique à long terme. Coincés entre leur subordination à l’entraîneur et leur vocation médicale, les médecins et kinésithérapeutes doivent prendre des décisions, voire négocier afin de concilier ces contraintes contradictoires. En ce sens, comme le font les joueurs, ils intériorisent le fait qu’il faudrait sacrifier le corps du joueur à l’équipe. Lorsqu’on les interroge, ils vantent volontiers « la chance de faire de leur passion leur métier », ce qui justifie tous les sacrifices.

Par exemple, un joueur, victime d’un choc aux cervicales, insiste pour continuer à jouer malgré le diagnostic d’une hernie discale. Comme il est à ce moment un joueur important, l’entraîneur et le staff médical l’y encouragent et font en sorte qu’il soit en état de jouer le week-end en serrant les dents. Les résultats immédiats de l’équipe sont plus importants pour l’entraîneur que la santé du joueur à long terme, surtout si son contrat se termine bientôt. Mais, la douleur ne passant pas, le joueur s’inquiète pour son outil de travail et consulte un médecin indépendant qui préconise une opération qui va l’éloigner des terrains de nombreux mois. La relation de confiance entre le joueur et le staff se dégrade alors. Un autre, jeune joueur ayant encore tout à prouver, se tord la cheville mais fait tout pour le dissimuler pour ne pas être sorti du onze titulaire et finit par aggraver son entorse, compromettant sa carrière.

Le footballeur en tant que prolétaire

Suivre un club permet de voir les joueurs aller et venir au gré des saisons, mais empêche de les suivre au long d’une carrière. C’est peut-être ce qui manque au livre de Frédéric Rasera. Le déracinement, particulièrement chez les jeunes français, qui représentent une main d’œuvre mondialement connue pour son excellent rapport qualité/prix est le lot de nombre d’entre eux, dont la carrière est faite d’une année en Bulgarie, une année en Indonésie, une en Auvergne, une en Azerbaïdjan… On le devine pourtant, à travers l’exemple de ce jeune gardien de but qui enchaîne les contrats à faible salaire (pour servir de troisième gardien, donc sans aucune chance de jouer et se mettre en valeur) et qui (situation exceptionnelle) a une compagne qui travaille en CDI dans une autre ville et gagne plus que lui. Le couple ne pouvant pas vivre ensemble, le joueur finira par arrêter le football très jeune.

La plus grande vertu du livre de Frédéric Rasera est bien de nous ouvrir les yeux : les êtres humains que l’on regarde chaque week-end en les considérant comme des « enfants gâtés immatures qui ont la chance de vivre de leur passion » sont aussi des prolétaires, dépossédés de leur propre corps, et dont les logiques d’exploitation qui président à leurs vie professionnelles sont hors du commun.

Une réalité sociologique mal connue.

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