Dans les coulisses de l'Éducation nationale, qui pilote vraiment les réformes ? C'est pour éclairer ces processus de décision qu'a été lancée dans les années 1990 une grande enquête intitulée « Témoins et acteurs des politiques de l’éducation depuis la Libération ». L'exploration de ces archives orales nous livre un regard inédit sur les acteurs de l'éducation et nous montre comment les énarques ont peu à peu évincé les anciens enseignants et universitaires dans cette haute fonction publique.
À l’Éducation nationale, la réforme semble permanente et avec chaque ministre vient son lot de réformes. Annoncées, négociées, contestées, mises en œuvre ou abandonnées, et plus exceptionnellement « différées », elles se succèdent à un rythme parfois vertigineux.
Cette frénésie n’est pas nouvelle. Elle est indissociable de l’histoire de notre système scolaire, des défis de la démocratisation et de l’ère de la communication. Pourtant, cette rentrée inédite avec un gouvernement démissionnaire, après une année scolaire qui a connu trois ministres rue de Grenelle depuis le départ de Pap Ndiaye en juillet 2023 (Gabriel Attal, Amélie Oudéa-Castéra puis Nicole Belloubet), est révélatrice de l’autonomie de fonctionnement du ministère et du rôle de l’administration centrale.
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Derrière les ministres qui doivent exister médiatiquement et qui veulent marquer l’histoire en attachant leur nom à une réforme, qui pilote l’Éducation nationale, qui décide vraiment ? Du projet à la mise en musique, de l’idée aux textes d’application, comment les politiques éducatives se fabriquent-elles ?
Ces questions sont au cœur des travaux d’historiens, de sociologues et de politistes depuis plus de trente ans et ont donné lieu à de nombreuses publications. Elles sont aussi à l’origine d’une grande enquête orale, intitulée « Témoins et acteurs des politiques de l’éducation depuis la Libération », lancée au début des années 1990 par le service d’histoire de l’éducation de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP).
Si cette enquête n’a pas apporté autant d’informations que l’espéraient ses initiateurs sur les processus de décision et les réformes, ces quelque 300 témoignages et plus de 1100 heures d’enregistrement nous livre un regard inédit sur les acteurs de l’éducation, les identités professionnelles et les stratégies des élites, au cœur de l’ouvrage Mémoires d’en haut, publié en septembre 2024.
Observer les rapports de pouvoir au sein d’un ministère
L’objectif de cette mission était double : cerner le processus de décision et créer des sources pour les historiens du futur en complément des archives écrites. Ainsi, pendant vingt ans, près de 300 témoins ont été entendus et aujourd’hui plus de 1100 heures d’enregistrement sont conservées. Tous les cercles de la décision ont été interrogés : des membres du cabinet du ministre aux responsables syndicaux en passant par les conseillers éducation de l’Élysée et Matignon, les directeurs d’administration centrale, les inspecteurs généraux et les recteurs.
Méthodiquement, en partant des plus anciens acteurs encore en vie, ceux de la Libération et de la IVe République, et en remontant progressivement, ministre après ministre, jusqu’au ministère Jospin (12 mai 1988-2 avril 1992), c’est toute une histoire orale de l’Éducation vue d’en haut depuis les années 1950 qui est archivée.
L’écoute de ces récits de trajectoires professionnelles reconstruits a posteriori nous plonge dans les coulisses du ministère et les rouages de l’État. Ces témoignages donnent chair et vie aux politiques éducatives. Ils éclairent les rapports de pouvoirs et les négociations qui échappent à l’écrit.
Les témoignages, en tant que matière historique, ont longtemps été décriés comme subjectifs, sélectifs, déformés par la mémoire et moins précis que les archives écrites. Ces biais sont réels mais les effets de sélection de la mémoire, les choix narratifs, les catégories de description des acteurs sont aussi des ressources et des objets pour la recherche et, dans le cas présent, notre connaissance du fonctionnement du ministère.
Un regard inédit sur les mutations professionnelles de l’administration
Parmi leurs nombreuses exploitations possibles, ces archives orales sont un extraordinaire matériau pour saisir les transformations des cadres du ministère de l’Éducation nationale et de leur culture sur presque un demi-siècle. Dans les récits de formation des premières générations de hauts fonctionnaires interrogés, il est frappant de voir combien ils sont nombreux, originaires d’un milieu modeste, voire très modeste, à avoir gravi, grâce à l’École publique, tous les échelons de l’institution : de l’école normale d’instituteur aux plus hauts postes à responsabilités.
Alors que les travaux récents montrent bien les limites de la méritocratie scolaire, cette croyance est chevillée au corps de ces gagnants du système scolaire qui expriment leur engagement dans le système éducatif par cette dette. Ces enseignants et ces universitaires qui font carrière au ministère et sont à la tête des grandes directions de l’administration centrale se retrouvent pendant la période couverte par l’enquête en compétition avec de nouveaux profils d’administrateurs.
Dans l’histoire de la conquête de l’État par l’ENA, qui reste en partie à écrire, le ministère de l’Éducation nationale ne fait pas exception, au contraire, et c’est l’un des grands intérêts de cette enquête de le montrer. Selon le témoignage de Pierre Racine, directeur de l’ENA de 1969 à 1975, la majorité des anciens élèves y furent cependant mal accueillis les premières années, comme dans la plupart des ministères sociaux :
« Ils ont été bien reçus aux Finances, dans l’ensemble bien reçus, dans les grandes directions comme le Budget et le Trésor, des directions nobles… ils n’ont pas été bien reçus dans les ministères qui en avaient le plus besoin, c’est-à-dire l’Éducation nationale, l’Agriculture, le Travail, la Santé […], ils ont été mal reçus, mal reçus, on ne leur faisait rien faire […]. »
On peut observer dans les organigrammes du ministère la pénétration progressive des énarques aux plus hauts postes du ministère : à la direction des finances d’abord, puis à celle des personnels et progressivement aux directions plus pédagogiques comme celle de l’enseignement primaire, secondaire, professionnel voire des enseignements supérieurs.
L’évincement de ces hauts fonctionnaires anciens enseignants ou universitaires venus du terrain par les énarques n’est pas linéaire et une partie de ces postes peut être remise en jeu à chaque nouvelle séquence politique, comme l’illustre le remplacement le mois dernier à la direction générale de l’enseignement scolaire d’Edouard Geffray, sorti de l’ENA en 2005, par Caroline Pascal, professeure agrégée d’espagnol, titulaire d’un doctorat d’études romanes, enseignante pendant plus de dix ans dans le secondaire, en classes préparatoires et à l’université.
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Il reste qu’en moins d’un demi-siècle, les énarques, marginaux et mal reçus, sont devenus dominants dans le pilotage de l’Education nationale, comme dans les autres ministères. C’est un marché du travail fermé, où les postes les plus prestigieux sont comptés et l’objet de rivalités. Une des richesses de la subjectivité des témoignages recueillis est justement de mettre au jour des cultures et des identités professionnelles qui ont structuré l’institution dans la durée.
L’analyse approfondie des entretiens permet de déplier les mémoires de ces groupes professionnels concurrents qui servent autant qu’ils se servent de l’État pour consolider leurs positions, justifier leur légitimité et assurer la reproduction de leur place à ce sommet de l’État, voire pour étendre leurs territoires.
Étudier les stratégies mémorielles des élites
Les questions mémorielles sont devenues un problème public et un objet politique. Si ce sont surtout les mémoires occultées et traumatiques de victimes qui retiennent actuellement l’attention des chercheurs en sciences sociales, l’analyse des stratégies mémorielles des élites recueillies par le service d’histoire de l’Éducation éclaire dans un contexte plus ordinaire comment se structurent et s’articulent mémoires individuelles et mémoires collectives et comment la mémoire devient une arme pour le présent et le futur.
Cette formidable source pour les chercheurs s’est tarie en 2010 faute de financements dans le contexte du remplacement de l’INRP par l’Institut français de l’Éducation à Lyon. Les enregistrements stockés dans les sous-sols parisiens ont manqué de sombrer dans l’oubli et sans le combat du dernier responsable de l’équipe, Pierre Mignaval, ils n’auraient pu être transférés aux archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine où ils sont désormais disponibles.
Le 12 juin dernier, la ministre Nicole Belloubet (dont le témoignage a été recueilli en 2006 pour son expérience de rectrice) installait le comité d’histoire du ministère. Elle convenait avec le président du comité, l’ancien recteur Jean-François Chanet, de la nécessité de relancer la collecte interrompue.
Cette priorité affirmée dans un contexte incertain après le séisme des résultats du premier tour des élections législatives ne pouvait valoir comme engagement. Elle l’est encore moins aujourd’hui, mais on espère que la richesse des sources orales et leurs intérêts parfois inattendus puissent convaincre, comme dans la plupart des autres ministères, de la nécessité de continuer d’archiver cette mémoire.