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Dans les musées, des mouvements sociaux invisibles

Un membre du personnel du Louvre traverse le hall, sous la pyramide. Thomas Coex/AFP

Après trois mois de fermeture liée à la pandémie de Covid-19, visiteurs et touristes reprennent progressivement les chemins des musées rouverts de façon partielle depuis le 2 juin. Dans le secteur, les déficits causés par la pandémie, parfois considérables, risquent de les affecter durablement. Privés de trois mois de recettes de billetterie et amputés de leurs autres ressources (revenus des concessions, privatisation d’espaces, itinérances d’expositions, édition…) tous les musées constatent une sévère dégradation de leurs résultats financiers.

Si quelques musées et monuments n’ont pas ouvert leurs portes le jour des grèves nationales de janvier 2020 contre la réforme des retraites, comme le musée d’Orsay ou le musée Picasso, d’autres musées sont restés ouverts mais pas à plein régime – seules certaines salles étant fermées. Les raisons de la faible participation des travailleurs de la Culture à la grève contre la réforme des retraites, en dehors de cas emblématiques comme l’Opéra de Paris ou la Comédie-Française, tiennent certes à leur attachement à la continuité du service public artistique.

Elles tiennent aussi, en grande partie, à l’invisibilité de leur mouvement social et au faible nombre de personnels concernés, comparativement au secteur de l’Éducation nationale par exemple. La grève d’un autre service de la Culture que le secteur muséal, comme celui de la musique et la danse, permet d’ailleurs une visibilité bien plus grande et offre un écho accru aux mobilisations, comme en témoigne la grève de janvier 2020 à l’Opéra de Paris.

Cette invisibilité trouve toutefois son origine dans l’évolution du travail des personnels de ce secteur pendant les « Trente Glorieuses ».

Une politique de « démocratisation culturelle »

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des publics de plus en plus nombreux se mettent à visiter les musées des pays d’Europe. Pour faire face à cette extension des publics, en France et en Grande-Bretagne notamment, deux hommes donnent une impulsion décisive au développement des musées, avec la même volonté politique de répondre aux besoins de nouveaux publics par une action de l’État : l’économiste hétérodoxe et haut fonctionnaire John Maynard Keynes dès 1946 et l’écrivain et homme politique gaulliste André Malraux à partir de 1958.

Reconstitution de la salle dédiée aux peintures espagnoles et italiennes, dans le Palais des Beaux-Arts de Lille, deux ans après la Grande Guerre. Au centre, Émile Théodore (conservateur de 1912 à 1937). Palais des Beaux-Arts de Lille/Wikipedia, CC BY

Cette politique de « démocratisation culturelle » va-t-elle se traduire par une redéfinition des missions, du nombre des emplois ou de l’organisation du travail ? Qui se chargera en effet de l’accueil de nouveaux publics ? Les gardiens, qui ont la charge de les surveiller, les accueillir et les guider, vont-ils continuer à s’occuper de flux de publics « tout venant » et non éduqués ? Les conservateurs, qui ont le monopole de la réflexion sur le service public muséal, vont-il s’attacher uniquement aux publics instruits et éclairés, sans se préoccuper de diffusion ? La question fait débat chez les acteurs muséaux français et britanniques entre 1946 et 1981.

Travailler auprès des publics

Le souci du public devient alors le résultat de rapports de classes. Il existe en effet peu de choses en commun entre, d’une part, les conservateurs et leurs associations qui structurent la profession dans les deux pays et ont le monopole de la réflexion sur les publics et, d’autre part, les gardiens de musée et leurs syndicats, pour lesquels les réorganisations qu’implique la hausse quantitative des publics ne sont pas discutées.

Le secrétariat aux Beaux-Arts, qui ne devient ministère de la Culture qu’à partir de 1959, demande dès les années 1950 aux gardiens de musées français de rendre un service public gratuit et sans pourboire, évalué avec un critère de bon accueil et renseignement des publics. Les revendications du personnel de gardiennage et de surveillance pour revaloriser leur travail auprès des publics remontent au début du XXe siècle, et concernent dans les années 1950 l’obtention d’une formation aux publics et aux œuvres. Ces derniers n’obtiennent toutefois un recrutement par concours qu’en 1971, une perspective de carrière de la catégorie C à B et une formation qu’à partir de 1979.

Au sein des conservateurs du Louvre, le souci du public constitue un discours sur lequel les conservateurs d’État s’opposent aux conservateurs territoriaux pour défendre la position de la haute culture contre l’animation et la diffusion.

L’introduction du public au musée contribue de fait à modifier les pratiques de travail au musée mais sans reconfigurer les emplois. Et pour cause : l’explication des œuvres au public et la pédagogie sont déléguées à des bénévoles, toutes des femmes à cette période. L’accompagnement des publics est dûment inscrit dans le budget de la direction des musées de France sous la forme d’intitulés divers, tels que « bénévole à temps partiel », « bénévole à temps plein » voire même paradoxalement de « bénévole rémunéré ». L’existence de ces bénévoles prenant en charge le public et la pédagogie des œuvres explique en grande partie qu’on ne transforme pas les emplois titulaires au contact avec les visiteurs.

Ce que les publics font au service public

Le rapport aux publics n’est pas pensé de la même manière en France et en Grande-Bretagne, d’où l’intérêt de comparer les deux pays. Alors que les Britanniques sont centrés sur l’éducation du public, les Français sont plus tournés vers la technique, l’excellence scientifique et l’explication des collections à un public éclairé et éduqué. Alors que la gratuité des musées est la règle en Grande-Bretagne jusqu’aux années 1970, la France considère le public des musées comme solvable, le premier dispositif de gratuité ne datant que de 1983. La France multiplie les études sur les publics des musées, alors qu’en Grande-Bretagne aucune étude similaire ne voit le jour.

En outre, la notion de service public n’est pas inscrite dans le droit britannique. Après la Seconde Guerre mondiale, la théorie administrative reconnaît toutefois l’existence de cette notion dans certaines circonstances pour l’équilibre entre la demande du public et la nature du service fourni. Au contraire, en France, c’est l’État et les hauts fonctionnaires qui ont défini, depuis le début du XXe siècle, les grands principes du service public.

Le service est fourni par des agents aux statuts de nature juridique distincte, fonctionnaires en France, contractuels en Grande-Bretagne. Le statut général des fonctionnaires français est fondé sur un classement des postes, associant les postes de travail à un niveau de diplôme, d’emploi et de concours, alors que la logique contractuelle britannique classe des individus, la tâche et la spécialisation définissant le statut d’emploi.

Le rapport des personnels du Louvre et du British Museum au service public est pourtant plus proche qu’il n’y parait. Le souci des publics des musées n’est pas réservé aux personnels du Louvre : on trouve bien au British Museum une éthique du service public en pratique. Les procès-verbaux des organes de discussion entre l’administration et les syndicats, les conseils Whitney, en témoignent abondamment. Ainsi, le service public inscrit dans le droit français n’a pas donné lieu à un service au public gratuit au Louvre, alors que le British Museum l’a mis en place sous forme de négociation sans l’énoncer dans le droit.

Le principe d’égalité devant le service public qui structurait en profondeur les pratiques et représentations du travail dans ce secteur a évidemment connu à partir des années 1980 des changements importants, même s’il est toujours présent. Les publics, par définition non captifs, sont devenus des « consommateurs » dont les musées cherchent à attirer les audiences. L’orientation commerciale, l’informatisation des collections, la sous-traitance de certaines activités de gardiennage modifient profondément la donne. D’autant que dans les deux pays, les instances élues – commissions administratives paritaires et conseils Whitley – ont perdu le rôle politique qu’elles jouaient à la Libération.

C’est bien pendant les « Trente Glorieuses » que l’État manque l’occasion de réorganiser le travail au plus près du public dans musées. Il a légué aux groupes professionnels et à la logique économique développée à partir de 1981 le soin d’y réorganiser le travail sans son intervention. Les années 1946-1981 constituent ainsi une période importante pour mieux comprendre leurs représentations actuelles de la continuité du service public culturel autant que l’invisibilité du mouvement social des travailleurs des musées, en France comme en Grande-Bretagne.

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