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Dans l’Inde de Modi, les réfugiés sri-lankais craignent pour leur avenir

Le camp de Keezhputhupattu, décembre 2019. Anthony Goreau, Author provided

Le 11 décembre dernier, le Parlement indien a adopté la nouvelle loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Act ou CAA). Depuis cette date, les protestations ne cessent de prendre de l’ampleur dans l’ensemble du pays.

D’abord très actives dans le Nord-Est, elles se développent désormais au sein de nombreuses universités.

Ces protestations s’expriment selon des registres différents : pour les uns, il s’agit de traduire une inquiétude culturelle liée à une menace migratoire, le CAA facilite l’obtention de la nationalité indienne pour de nombreux réfugiés issus du Bangladesh, du Pakistan et d’Afghanistan se trouvant sur le territoire national, dès lors qu’ils ne sont pas musulmans. Pour les autres, il s’agit de lutter contre la mise en place progressive d’une nation fondée exclusivement sur l’hindouité, un projet idéologique auquel souscrit le gouvernement Narendra Modi et son parti le Bharatiya Janata Party (BJP).

La vie normale suspendue

Depuis l’arrivée au pouvoir du régime Modi en 2014 et, surtout, depuis l’accélération autoritaire à partir de sa réélection en mai 2019, la vie normale semble avoir été suspendue : coupures partielles ou totales des communications dans certains États en temps de manifestations (y compris dans la capitale) ; couvre-feux ; déploiements paramilitaires massifs ; recours régulier à la loi 144 (the Act 144), qui habilite un magistrat à interdire une assemblée de plus de quatre personnes dans une zone pour éviter tout trouble à l’ordre public et donc toute protestation…

Dans ce panorama très sombre, peu d’informations circulent concernant l’avenir des réfugiés sri-lankais, majoritairement hindous mais qui se trouvent pourtant exclus du CAA.


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La présence de ces réfugiés en Inde s’explique avant tout par le conflit séparatiste qui a opposé pendant des décennies les forces gouvernementales sri-lankaises à une entreprise politico-militaire de grande envergure fondée sur une puissante organisation transnationale, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (ou LTTE).

Ce séparatisme tamoul (1983-2009) organisé autour de revendications linguistiques et politiques – et non religieuses – est à l’origine d’un afflux de réfugiés dans l’État du Tamil Nadu (sud de l’Inde).

Camps de réfugiés srilankais au Tamil Nadu. Author provided (no reuse)

107 camps de réfugiés tamouls en Inde

La grande majorité des 63 000 réfugiés répartis dans les 107 camps du Tamil Nadu (et plus de 30 000 autres échappant à ce processus d’encampement) sont arrivés des provinces Nord et Est de l’île, où les Tamouls forment une majorité locale.

Le flux des arrivées de migrants sri-lankais au Tamil Nadu est dépendant de différents facteurs parmi lesquels on peut identifier la politique de l’Inde – tant au niveau central qu’au niveau de l’État du Tamil Nadu –, l’évolution de la situation au Sri Lanka (des périodes de cessez-le-feu alternant avec la montée des hostilités) et la création d’un bureau régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Chennai en 1992.

Dans les allées du camp de Keezhputhupattu, situé au Tamil Nadu, dans le district de Villupuram, à une quinzaine de kilomètres au nord de Pondichéry, le long de la East Coast Road. 450 familles vivent dans ce camp, représentant un total de 1 726 personnes, principalement arrivées au cours de la décennie 1990. Elles tentent d’y recréer un semblant de vie normale. Photo Anthony Goreau-Ponceaud

Alors même que l’Inde est née en 1947 d’une partition qui a généré quatorze millions de déplacés, elle ne reconnaît pas pour autant le statut juridique international de réfugié.

Gestion ambiguë des réfugiés

Dans le cas de l’Inde, les choix de gestion, de catégorisation et d’administration en actes des réfugiés trouvent une explication à la fois dans l’attitude ambiguë que l’Inde entretient avec le système international de gestion des réfugiés progressivement mis en place par et pour les Européens dans l’après-Seconde Guerre mondiale, et dans l’évolution des relations de l’Inde avec les pays d’origine des réfugiés.

L’Inde indépendante n’a en effet ratifié ni la Convention de Genève de 1951 ni le protocole de 1967, et n’a pas élaboré de définition propre à ce statut à travers une loi nationale.

L’Union indienne traite les réfugiés entrant sur son territoire en fonction de leur origine nationale et selon des considérations politiques, laissant sans réponse la question de l’égalité et de l’uniformité des droits et privilèges accordés aux différentes communautés de réfugiés.

Ce statut de réfugié, a priori défini par des institutions nationales ou internationales, selon des critères normatifs et juridiques, ne l’est donc pas dans le cas indien. Pourtant, les Srilankais sont bien des « réfugiés » de facto, administrés directement par l’Inde, plus particulièrement par le Tamil Nadu, sans que l’agence des Nations unies n’intervienne, sauf dans le cas particulier des opérations de rapatriement (retours au Sri Lanka).

Des réfugiés sans statut

En raison d’un contexte d’accueil particulier, ces réfugiés, à demeure en exil, ne sont ni citoyens indiens, ni réfugiés de jure, ni totalement inclus, ni totalement exclus : ils échappent à l’ensemble des conceptions binaires qui colorent nos imaginaires et les rhétoriques politiques actuelles.

Précisons que les enfants de réfugiés tamouls nés en Inde n’ont pas le droit de s’enregistrer comme citoyens de l’Inde conformément aux dispositifs légaux mentionnés dans la Constitution indienne. Selon l’article 3 de la Loi sur la citoyenneté modifiée, la citoyenneté est attribuée aux personnes dont les deux parents ou l’un des parents sont citoyens indiens, dès lors que l’autre n’est pas un migrant irrégulier.

Vetha est née à Keezhputhupattu en 1986. Avec ses parents elle est retournée au Sri Lanka, à Colombo de 1986 à 1988, avant de revenir à Keezhputhupattu en 1988, du fait de la reprise des hostilités. Anthony Goreau-Ponceaud, Author provided

C’est dans ce contexte que j’ai rencontré par exemple Vetha, mariée à Anthony, réfugié sri-lankais arrivé en 1992 au camp de Keezhputhupattu. Ils ont deux enfants. Depuis 2012, date à laquelle j’ai mené mes premières enquêtes au sein du camp de Keezputhupattu, leur situation s’est améliorée. Vetha possède désormais un petit commerce au sein du camp.

Lors de notre entretien le 19 décembre 2019, elle me confie que depuis l’adoption du CAA, les autorités viennent souvent faire l’appel au sein du camp. Elle ne souhaite pas retourner au Sri Lanka et voudrait que ses enfants puissent obtenir la citoyenneté indienne.

Une loi qui renforce l’altérité

Le CAA semble renforcer l’altérité de ces réfugiés. Le gouvernement de l’Union indienne, qui a juré de fournir un refuge aux hindous persécutés dans la région, ne se soucie pas des hindous du Sri Lanka, qui ont été persécutés et privés de leurs droits et aspirations légitimes pendant des décennies. Or le fait qu’ils aient été persécutés en raison de leur langue – et non de leur religion – ne peut servir de motif à leur exclusion.

L’exclusion des hindous sri-lankais de la liste des réfugiés concernés par le CAA est si problématique que même le parti nationaliste indien fondé par Bal Thackeray, le Shiv Sena – dont l’origine remonte à l’hostilité envers les Indiens du Sud – a soulevé cette question au Parlement lors de l’examen du texte.

De son côté, le premier ministre du Tamil Nadu, Edappadi K. Palaniswami, a déclaré mercredi 18 décembre que son parti, l’All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam (AIADMK), continuerait à faire pression pour que les réfugiés tamouls sri-lankais en Inde aient droit à la double nationalité.

On peut s’étonner de cette position. Rappelons que, traditionnellement, le Bharatiya Janata Party (BJP, la formation de Narendra Modi, actuellement au pouvoir en Inde) est considéré comme un parti dont la base électorale est limitée dans les États méridionaux. Mais en amont des élections de 2019, le BJP a passé une alliance avec l’AIADMK. Précisons que l’AIADMK est, avec son rival le Dravida Munnetra Kazhagam (DVK), l’un des deux grands partis régionaux dits dravidiens qui défendent les intérêts ethnolinguistiques des États du Sud et, principalement, des Tamouls. Ces deux formations se disputent l’héritage (anti-brahmanisme, lutte contre l’hégémonie des « hindi speaking ») du mouvement dravidien créé en 1925 par Periyar E. V. Ramasamy.

Aux élections générales de 2014, l’AIADMK avait remporté 37 des 39 sièges réservés au Tamil Nadu au sein de la Lok Sabha (la Chambre basse du Parlement indien) ; en 2019, année où il s’est allié avec le BJP, il n’y a obtenu qu’un seul siège. Le DMK a obtenu une victoire écrasante (cette fois, c’est lui qui a récolté 37 sièges sur 39) en mobilisant avec succès la vague anti-Modi. Cette hostilité de la population de l’État à l’égard du BJP a coûté cher à l’AIADMK, et le Tamil Nadu reste le talon d’Achille du parti de Narendra Modi.

Ce que les choix de New Delhi révèlent

On peut donc avancer l’hypothèse que si le BJP a ignoré l’intérêt des Tamouls et, spécialement, celui des réfugiés tamouls sri-lankais dans le cadre du CAA, c’est parce que l’État du Tamil Nadu ne constitue pas pour lui une réserve électorale.

En outre, les efforts du BJP en matière de polarisation identitaire ont été électoralement gratifiants au cœur de l’Inde hindoue, dans le nord et le centre du pays. Le parti espère s’implanter dans l’état du Bengale-Occidental qui partage frontières et tensions aussi émotionnelles qu’historiques avec le Bangladesh, à majorité musulmane.

Le Sri Lanka et la Birmanie, ainsi que les États indiens avec lesquels ils entretiennent des relations, ne sont pas sur l’agenda du BJP. Cela signifie aussi que, pour New Delhi, les réfugiés sont et doivent nécessairement être le produit d’un récit où la majorité musulmane est le bourreau d’une minorité non musulmane persécutée.

Il s’agit d’effrayer et de ghettoïser les musulmans en Inde et, plus globalement, en Asie du Sud. Enfin, le CAA fournit une voie pour la citoyenneté indienne aux bouddhistes, mais pas à ceux qui sont persécutés par les bouddhistes, à l’instar de ce qu’ont pu subir et subissent encore les musulmans et les hindous au Sri Lanka.

Dès lors, on peut se questionner sur les effets du retour aux commandes politiques au Sri Lanka des frères Rajapaksa – Gotabaya et Mahinda, respectivement président et premier ministre – qui souhaitent mener des politiques exclusivement cinghalaises.

Décidément, la peur des petits nombres, pour reprendre cette formule qui qualifie la colère que ressentent des majorités prises d’un sentiment minoritaire, va bon train.

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