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Dans l’ombre du roi Pelé : son double négatif, Garrincha

Fresque murale représentant Pelé et Garrincha
Pelé et Garrincha, deux facettes du Brésil. Mauro Pimentel/AFP

Deux footballeurs brésiliens se disputaient la vedette dans les années 1960 : Pelé et Garrincha. Les destinées de l’un et de l’autre furent diamétralement opposées.

Le « roi Pelé » fut auréolé de son vivant et après sa mort, le Brésil ayant officiellement décrété trois jours de deuil national à l’annonce de sa disparition le 29 décembre dernier.

Garrincha (1933-1983), lui, fut enterré dans un obscur cimetière de la banlieue de Rio.

Des origines similaires

Tous deux eurent, au départ, les mêmes handicaps. La famille de Garrincha, d’origine amérindienne, vivait à Pau Grande, dans la banlieue sud de Rio. Son père exerçait de petits boulots : balayeur, veilleur de nuit, manœuvre. Pelé, de sept ans son cadet, naquit aussi dans des conditions misérables, dans l’État de Minais Gerais, au nord de Rio ; il fut même cireur de chaussures avant d’être présenté au club de Santos.

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Pour tous deux, les peladas, ces parties pratiquées pieds nus sur des terrains de fortune, furent les premiers contacts avec le football. Tous deux furent aussi connus par leur surnom : Edson Arantes do Nascimento fut surnommé Pelé (petit, il prononçait le nom du gardien de l’équipe locale, un certain Bilé, « Pilé », ce qui donnera par la suite Pelé) ; Manoel Francisco dos Santos fut, quant à lui, surnommé par sa sœur Garrincha (du nom d’un petit oiseau qui préfère mourir plutôt que se laisser attraper).

De leurs conditions de vie marginales, Garrincha et Pelé conservèrent sans doute une même posture en marge des attitudes bourgeoises : des paternités illégitimes s’ajoutant à trois mariages avec un grand nombre d’enfants : 7 enfants officiels pour Pelé, 5 de sa première femme pour Garrincha. Mais le parallèle s’arrête là.

Le temps de la gloire

Tout sépare les devenirs de Pelé et de Garrincha. Pelé allait représenter le summum de la réussite sportive et financière et s’imposer comme le symbole ultime de la méritocratie, l’incarnation du self made man parti de rien et parvenu au sommet avant d’être idolâtré par la planète entière jusqu’à la fin de ses jours, à 82 ans ; Garrincha, après des exploits qui suscitèrent un immense enthousiasme, connut une déchéance physique, sociale et économique, et décéda d’une cirrhose du foie avant d’avoir atteint le demi-siècle.

Il est vrai que les deux joueurs ne disposaient pas exactement des mêmes atouts dans leur besace. Le père de Pelé (Dondinho) était lui-même footballeur, dont la carrière fut compromise par des blessures ; il fut condamné à jouer dans de petites équipes mais il connaissait les procédures de recrutement dans les clubs professionnels. Pelé nourrit-il le rêve de réaliser ce que son père n’avait pu faire ? Beau sujet de méditation pour la psychanalyse. Garrincha, pour sa part, ne disposa pas des mêmes appuis ; remarqué par Botafogo, le prestigieux club de Rio, alors qu’il jouait dans une petite équipe locale, il ne rejoindra ce club célèbre qu’un an après les premières sollicitations. La tradition rapporte qu’il revenait de matchs qu’il venait de disputer dans le même camion que les supporters.

Physiquement, tout opposait Pelé et Garrincha. Le premier était musclé et faisait preuve d’une détente extraordinaire ; le second était né avec une colonne vertébrale qui n’était pas droite ; ses jambes étaient arquées, la jambe droite aurait été plus courte de 6 cm que la jambe gauche, ses genoux étaient, disaient les médecins, « déformés ». Poursuivant leur carrière nationale et internationale, Pelé et Garrincha participèrent ensemble aux Coupes du monde en 1958 et en 1962, toutes deux remportées par le Brésil.

Ils furent tous deux consacrés comme les meilleurs joueurs du monde, à égalité. Pelé fut porté en triomphe à la suite de la Coupe du monde en Suède en 1958 quand, âgé de seulement 17 ans, il inscrivit 6 buts – un en quarts de finale, trois en demi-finale, et deux en finale. Garrincha marqua 4 buts en 1962, Coupe du monde à laquelle Pelé, blessé, ne participa qu’à deux rencontres. Ce fut l’apothéose de Garrincha, dont les exploits furent célébrés à travers le monde.

Les styles des deux vedettes étaient très différents. Garrincha pratiquait toujours le même dribble, vers la droite, puis s’arrêtait. Ses adversaires avaient beau connaître cette habitude, ils se faisaient chaque fois ridiculiser, ce qui suscitait les fous rires des spectateurs. On a pu discerner dans cette pratique déroutante, « un amour du jeu pour le jeu ». Pelé, au contraire, était un génie de l’improvisation ; la fluidité, les changements de rythme, la force, une remarquable vision périphérique du jeu caractérisaient son style. Un tir de plus de 60 mètres, alors que le gardien adverse était avancé, fut un de ses exploits lors de la Coupe du monde 1970, qui cimenta son statut de plus grande star de l’histoire du football : il devint alors le seul joueur à remporter trois fois la compétition suprême, un exploit qui reste unique à ce jour.

Le héros perdu…

En cette année 1970, Garrincha, âgé de 37 ans, était déjà très loin de la sélection nationale, n’ayant plus été appelé depuis la Coupe du monde 1966, disputée (et tristement perdue, le Brésil ayant été éliminé dès le premier tour) en Angleterre.

En réalité, il se trouvait depuis longtemps déjà sur la pente descendante. Son club de Botafogo ne jouait plus les premiers rôles ; la star vieillissante fut vendue en 1966 aux Corinthians de Sao Paulo mais ses jambes et ses genoux, régulièrement piqués pour réduire la douleur, ne lui permettaient plus de jouer au plus haut niveau.

Sa vie sportive fut, dès lors, une obscure rétrogradation. Il rejoignit des équipes de deuxième et troisième divisions, de plus en plus médiocres. Pendant ce temps, sa liaison avec la chanteuse Elza Soarès, alors qu’il est encore marié avec sa seconde épouse, déclenche un scandale ; exilé en Italie pour échapper à la justice, Garrincha demeure désoeuvré (aucun club ne s’intéresse à lui).

De retour au Brésil, Garrincha et Elza Soarès se séparent. L’ex-footballeur, de plus en plus ravagé par l’alcool et déballant les drames de sa vie privée, doit héberger les 5 enfants qu’il a eus de sa première épouse, qui est décédée.

L’alcoolisme entraîne des séjours à l’hôpital en 1978, 1979 et 1980, séjours où Garrincha est identifié comme Manuel da Silva « une variante proche de José da Silva qui est le nom par excellence de l’indigent brésilien », notent les sociologues José Sergio Leite Lopes et Sylvain Maresca.

Traduction : Triste histoire de carnaval : en 1980, Garrincha a défilé à Mangueira complètement engourdi, incapable de se lever. À la fin, il a demandé : « Est-ce que tout le monde a aimé ? »

Garrincha meurt en 1983. Son cercueil est exposé au Maracana, le grand stade de Rio (Botafogo est un club de Rio, Garrincha est un carioca) puis enterré à Pau Grande, dans le cimetière populaire de la ville, alors que son ami de toujours, Nelson Santos, autre grand footballeur, aurait souhaité une inhumation dans un cimetière plus chic. Mais la popularité de Garrincha s’accordait mieux avec le cimetière de Pau Grande. Une foule considérable assista à ses obsèques. Détails rebutants de cet enterrement : la fosse pour accueillir le cercueil était trop petite et la terre manqua pour le recouvrir. L’enterrement de Garrincha fut à l’image de sa vie : il fut suivi par des milliers de supporters qui éprouvaient pour lui une affection particulière… et ce fut aussi un désastre mémorable.

… et le professionnel aseptisé

À l’indiscipline de Garrincha s’oppose l’hyper-professionnalisme de Pelé. Dès 1958, après la victoire en Coupe du monde, Pelé obtient de son club, Santos, que celui-ci lui reverse la moitié des droits des matches d’exhibition à l’étranger. La carrière du « roi » associera les exploits sportifs et les succès financiers et promotionnels. Pelé vendra son image à travers des chaussures, des maillots, un parfum à son nom… Il sera aussi le héraut de Puma, de Pepsi Cola, de Honda, de Pony, de Fabergé, de Pan Am…

En 1974, le roi est transféré de Santos au Cosmos de New York (le club est la propriété de la Warner Bros), où il sera rejoint par d’autres stars, comme son compatriote Carlos Alberto et l’Allemand Franz Beckenbauer. C’est dans ce club, où s’inaugure la mondialisation du football, que Pelé mettra un terme à sa carrière en 1977. L’année de sa retraite, il fait l’objet d’un tableau d’Andy Warhol ; polyglotte, il fréquente les grands de ce monde : le pape en 1987 (il est lui-même catholique), la reine d’Angleterre en 1997, Nelson Mandela en 2007.

Avant ces rencontres et malgré son appétit constant pour la publicité Pelé a manifesté un penchant pour les causes humanitaires. Il fut ainsi ambassadeur de bonne volonté à l’UNICEF. Mais il a aussi exercé des fonctions politiques : il a occupé le poste de ministre des Sports de 1995 à 1998 et permis aux joueurs, alors propriétés des clubs, de négocier leur avenir. Ce fut le premier Noir à exercer une fonction ministérielle au Brésil.

Pour éviter toute friction, Pelé s’est abstenu de toute intervention sur le plan politique, ce que lui reprochèrent une partie de la population et des joueurs qui, comme Socrates, militaient pour la démocratie alors que la dictature militaire (1964-1983) faisait régner un ordre ignominieux. De même, le « roi » ne fit guère entendre sa voix contre le racisme ambiant au Brésil. Maradona, autre héros de notre temps, stigmatisa cette attitude par des propos cinglants et excessifs : « Pelé aime plus l’argent que dormir ». Consécration de cette vie « exemplaire », un musée est consacré à Pelé, à Santos, en 2014.

L’opposition entre ces deux destinées est caricaturale. Tandis que le président de la FIFA Gianni Infantino vient se recueillir devant la dépouille de Pelé, et a demandé que dans chaque pays du monde un stade porte désormais son nom, il n’y eut rien de tel aux funérailles de Garrincha, auxquelles Pelé n’assista d’ailleurs pas.

Voilà donc des vies aux inflexions différentes mais au même capital de mérite au départ. Un contexte familial, des aptitudes diverses, un respect de la discipline, une conformité à l’air du temps ont fait basculer ces histoires de vie vers le succès ou vers la détresse.

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