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Dans sa lutte contre le sexisme, le sport doit éviter le piège identitaire

Match de l'équipe de France de Volley féminin (15 septembre 2011, Vandoeuvre-Les-Nancy). alainalele/Flickr, CC BY

Certains discours, initiés par des extrêmes qui aspirent au chaos, tendent à s’imposer. Dans notre pays, la désignation d’un ennemi intérieur se nourrit du terreau fertile d’une identité nationale, républicaine, laïque fantasmée et dévoyée. Aujourd’hui, « le refoulé colonial est à la base du refoulement du multiculturalisme en général et de l’islam en particulier », comme le note Béligh Nabli.

Dans notre démocratie insécure, qui est loin d’être exemplaire en matière d’égalité femmes-hommes, c’est l’islam qui est présenté comme « le » terrain du sexisme. La chose n’est certes pas nouvelle, que l’on pense à la période coloniale ou aux diverses polémiques sur le voile, les « tournantes » ou les mariages forcés, depuis la fin des années 1980. Mais ce discours prend désormais corps dans toutes les sphères sociales, chez tous les types d’acteurs. Le sport en est un nouvel exemple.

Islam et pratique du sport par les filles : fantasmes et réalités

Un nombre croissant de responsables et de commentateurs – fédérations, fondations, leaders politiques de tous bords – avancent que la plus faible pratique sportive des femmes comparativement à celle des hommes concerne « avant tout » les quartiers, les banlieues où, pour des raisons « familiales, culturelles, religieuses », les filles sont dès l’adolescence dissuadées, voire empêchées de pratiquer un sport. Pas un colloque consacré au sport féminin, désormais, où cet « état de fait » ne soit présenté. C’est devenu un pensum, un passage obligé et, par mimétisme, une évidence, une réalité préétablie et générale. Point besoin de l’étayer par des travaux scientifiques.

Cela amène deux réflexions. La première s’inscrit dans les analyses du piège de la rivalité entre l’anti-sexisme et l’anti-racisme. En découle la seconde réflexion qui rappelle combien les discriminations de genre sont constitutives du sport moderne occidental et qu’il a bien du mal à s’en défaire, et qui met au jour une instrumentalisation des droits des femmes. L’objectif est avant tout, pour une partie du champ sportif, de se dédouaner de ses propres pratiques en désignant le vrai coupable : l’homme (vu comme) arabe ou musulman, ennemi de la France et de valeurs d’émancipation que le sport est censé incarner.

Ce qu’Eric Fassin a conceptualisé sous l’expression de « démocratie sexuelle » nous aide a comprendre comment un discours dominant considère les Arabes ou les musulmans comme des barbares puisqu’ils « n’intègrent pas la culture démocratique » qui consisterait en « l’appropriation, dans un contexte postcolonial, de la liberté et de l’égalité, appliquées au genre et à la sexualité, comme emblèmes de la modernité démocratique ».

L’égalité entre les femmes et les hommes est devenue, en France et dans plusieurs pays occidentaux – dont les États-Unis de Donald Trump – un terreau sur lequel un « Nous » (les civilisés, les laïques, les Blancs) se distinguerait d’un « Eux » (les sauvages, par nature violents avec les femmes qu’ils voilent, violent, marient de force). À croire, comme le note Fassin, que « leur sexisme justifierait presque [notre] racisme ». De fait, « cette tardive apothéose des idéaux féministes en France » sert à alimenter un « conflit des civilisations », disons-le également : un racisme anti-musulmans.

La soumission des femmes et des jeunes filles musulmanes à leurs maris, à leurs pères et à leurs frères serait plus forte, plus répandue, plus acceptée que dans d’autres groupes sociaux. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’infériorisation des femmes qui est présente dans les trois « religions du Livre ». Mais l’on sait que les violences sexuées et sexuelles intra-familiales, intra-culturelles et intra-professionnelles touchent tous les milieux, comme l’a utilement rappelé la grande enquête Virage de l’INED, publiée le 25 novembre dernier. Il demeure plus commode de considérer que seuls les hommes et les garçons des quartiers sont sexistes.

Anti-racisme ou anti-sexisme, un faux choix

Comment faire, alors, pour dénoncer ce racisme tout en évitant le piège tendu aux chercheurs, aux observateurs et aux décideurs ? En effet, mettre au jour le discours islamophobe ambiant peut rapidement faire de vous un complice du relativisme culturel. C’est là que la réflexion devient un combat puisqu’il est important de déconstruire les images imposées, les pensums et le prêt-à-penser, afin de prendre acte de la complexité du réel.

Les travaux de sciences sociales faisant appel à l’intersectionnalité nous ont montré que les logiques racistes et sexistes se croisaient. Autrement dit, non seulement les femmes (vues comme) appartenant aux minorités ne vivent pas nécessairement le même racisme que les hommes de ces mêmes minorités, mais le sexisme dont elles sont par ailleurs victimes n’est pas toujours superposable à celui vécu par les femmes appartenant à la majorité – en termes de couleur de peau, d’origine sociale, de CSP, de territoire de vie, etc.

Ainsi, le préjugé de la docilité pèse plus lourdement sur les femmes des classes populaires, et plus encore si elles sont « issues de la diversité ». Quant aux filles voilées, elles sont systématiquement considérées comme des victimes du patriarcat le plus archaïque et dépourvues de jugement critique.

Lorsque le sexisme des banlieues est monté du doigt, se soucie-t-on vraiment du sort des filles et des femmes qui y vivent ? Probablement pas, sinon le combat contre les discriminations serait plus affirmé. Le véritable objectif serait plutôt de masquer des inégalités et des discriminations de genre présentes dans toute la société française. C’est ainsi qu’un certain racisme, véhiculé par des discours dont ceux qui les prononcent n’ont pas toujours conscience, « sert de marchepied à la thèse antiféministe de la disparition du patriarcat » (Christine Delphy).

Quand le sport stigmatise l’islam pour se dédouaner de ses pratiques sexistes

Ceux qui, aujourd’hui, pointent du doigt l’islam et les quartiers comme « le » lieu du sexisme dans le sport trouvent ici un moyen commode d’éviter de s’interroger sur leurs propres habitudes, qui sont encore loin d’être égalitaires. J’ai déjà écrit dans ces colonnes que le sport n’était pas une sphère à part, coupée du reste de la société. Il est non seulement traversé par les mêmes problématiques, dont les discriminations en particulier, mais il les reproduit et les perpétue.

En effet, le sport se pense souvent protégé par l’alibi de ses valeurs incantatoires et de la méritocratie puisque, n’est-ce pas, dans une compétition sportive, c’est toujours le meilleur qui gagne, par ses seules qualités athlétiques et mentales. C’est aussi le plus méritant qui accède aux responsabilités : dans le sport, donc, point de plafond de verre, point d’entre soi, point d’endogamie…

Il est instructif de rappeler quelques chiffres et quelques faits. Sur les 31 fédérations olympiques sportives en France, 30 sont présidées par un homme. Plus de deux ans après la promulgation de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui établit que, dans les fédérations sportives, « lorsque la proportion de licenciés de chacun des deux sexes est supérieure ou égale à 25 %, les statuts prévoient les conditions dans lesquelles est garantie dans les instances dirigeantes une proportion minimale de 40 % des sièges pour les personnes de chaque sexe », nous sommes sauf exceptions loin du compte.

En cause : le cumul des mandats dans le temps, la cooptation, l’absence d’ouverture sur le reste de la société – même si quelques rares fédérations font aujourd’hui des efforts de formation et de sensibilisation aux inégalités femmes-hommes. Le même phénomène s’observe dans le champ politique ou syndical, par exemple.

Dans les médias, sur le plan qualitatif, les commentaires sexistes (dégradants, sexualisés) à la télévision (notamment publique), à la radio et dans la presse écrite ne sont jamais sanctionnés. Sur le plan quantitatif, la très faible place accordée aux sportives comme aux consultantes dans les retransmissions ou dans les émissions consacrées au sport est un autre constat – malgré des progrès récents grâce au travail du CSA et d’associations engagées.

Le quotidien L’Equipe choisit souvent de consacrer sa « une » à des sportifs qui perdent plutôt qu’à des sportives qui gagnent et sous-estime l’intérêt du public pour le sport féminin. Pour l’Euro 2016, L’Equipe avait publié, en « Une », une photo de sa rédaction qui frappait par son absence de diversité et qui était titrée « 24 nations, une seule couleur » (sic).

Espaces sportifs, espaces publics et espaces genrés

Dans les clubs sportifs, les garçons, surtout à partir de l’adolescence, bénéficient d’horaires d’entraînement plus favorables, de meilleurs coaches, de davantage de moyens financiers que les filles. La plupart des fédérations « misent » plus sur eux que sur elles. Camille Guérandel explique ainsi que, dans les quartiers populaires en particulier, les politiques publiques et associatives en matière de sport ont institutionnalisé les stéréotypes de genre.

Et que dire de la politique de la ville qui, au prétexte d’« occuper » les garçons, jugés « naturellement » violents, a longtemps privilégié des équipements sportifs qui leur sont destinés et qu’ils s’approprient ? Les filles sont considérées par les institutions comme étant plus calmes, plus dociles, dotées d’un moindre « besoin de se défouler ». Comme l’ont montré Yves Raibaud ou Edith Maruéjouls, la ville et l’espace public (dont font partie les terrains de sport) restent des espaces genrés, investis par les hommes, avec l’aide des pouvoirs publics. Ces décideurs – souvent des hommes – sont-ils musulmans ?

À partir de l’adolescence, la pratique sportive des filles est inférieure à celle des garçons dans les milieux populaires en général. La construction d’une virilité stéréotypée (hétéronormée) par le sport – et l’espoir placé dans les garçons des milieux populaires pour devenir des sportifs professionnels – est une donnée qui persiste. Le repli sur le foyer, sur le domicile familial, l’engouement pour d’autres loisirs sont une réalité qui ne relève pas uniquement d’injonctions culturelles subies, mais qui peuvent être une stratégie. Investir le travail scolaire en fait partie.

Ajoutons que la pratique sportive des filles dans les banlieues défavorisées existe et peut s’inscrire hors des cadres établis, et notamment hors des fédérations sportives. On les pense soumises alors que les filles s’organisent et se retrouvent pour faire de la danse hip-hop, mais aussi de la boxe ou du football. Des associations, des clubs et des municipalités, mais aussi l’École et les fédérations de sport scolaire – exemplaires dans ce domaine – sont désormais de plus en plus attentifs à l’égalité de pratique filles-garçons et œuvrent à plus de la mixité.

Le sport met en avant ses valeurs de respect et de tolérance. Au-delà des mots, qui ont un sens dans une société de défiance, c’est contre toutes les formes de discriminations, sans distinction, qu’il doit mener son combat. Pour ce faire, il lui faut prendre davantage acte de la complexité du réel, loin des visions sociales préconstruites et imposées. La place des chercheurs et d’autres professionnels issus d’horizons divers mérite alors d’être renforcée dans une gouvernance du sport encore trop traditionnelle.

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