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David Graeber (1961-2020), auteur de « Bullshit jobs » : anthropologue… et chercheur en gestion ?

L'anthropologue américain a établi le lien entre emplois « inutiles, superflus ou néfastes » et « dégâts moraux et spirituels profonds ». Guido van Nispen/Wikimedia, CC BY

L’Américain David Graeber, anthropologue à la London School of Economics, est mort le mercredi 2 septembre à l’âge de 59 ans. Il laisse derrière lui un héritage important, souvent original, parfois controversé.

Radicaux, disruptifs et engagés, ses écrits, conférences et prises de position ont logiquement fait l’objet d’un certain nombre de critiques. Son approche radicale et militante, si elle était adoptée strictement, omettrait fondamentalement le management et son impact sur l’organisation et ses acteurs. Néanmoins, au bilan, sa carrière aura « fait bouger » les lignes sur notre rapport au travail, ses pratiques et son utilité dans et pour l’organisation.

Bio Twitter de l’auteur qui témoigne de sa conception de son rôle de chercheur engagé. Author Twitter account

Les travaux de David Graeber ont ceci de particulier qu’ils ouvrent non seulement la possibilité d’une anthropologie anarchiste, mais soulignent aussi l’utopie des règles bureaucratiques, insistent sur l’immoral qui peut devenir moral, abordent la question de l’esclavage, de la piraterie et de la flibusterie et remettent en cause le paradigme capitaliste dominant de la valeur conférée aux différents postes de travail (ou plutôt métiers). Tout cela constitue une clé de compréhension tout à fait intéressante des enjeux et effets de la crise sanitaire, économique et sociétale actuelle.

« Inutiles, superflus ou néfastes »

Les conclusions de Graeber entrent ainsi en résonance avec la crise sanitaire de la Covid-19 qui aura montré qu’il existait des « emplois indispensables » et des « secteurs essentiels ». La filière médicale évidemment, la filière agroalimentaire, l’eau, l’énergie, le traitement des déchets, la distribution, les télécoms, le numérique et les forces de sécurité : toutes ont été considérées comme nécessaires, comme un retour aux besoins les plus tangibles, les plus fondamentaux.

La crise aura aussi montré que les travailleurs « en première ligne », si souvent invisibles en temps déconfinés, étaient indispensables à la société. Un épisode qui rappelle l’exercice proposé par David Graeber d’imaginer les conséquences désastreuses – que nous avons pu mesurer au printemps 2020 – d’un monde sans soignants, sans travailleurs régaliens, sans agriculteurs, ou encore sans transporteurs ni commerçants de proximité, dans son livre Bullshit jobs, publié en 2018.

Ce livre fait suite au retentissement d’un article originel publié dans le magazine Strike ! en 2013. Confronté aux nombreux témoignages validant son propos, David Graeber décide alors de poursuivre sa réflexion en décrivant et en théorisant ces emplois « inutiles, superflus ou néfastes ».

David Graeber : « Jamais la société humaine n’a passé autant de temps à remplir des formulaires » (France Culture, septembre 2018).

Parmi la liste non exhaustive d’emplois qu’il qualifie d’inutiles, il insiste sur les « consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers, avocats d’affaires » ou universitaires qui passent leur temps en commissions ad hoc.

Il classe ces « jobs à la con » en cinq catégories : les « faire-valoir », les « rafistoleurs », les « sbires », les « cocheurs de cases », et les « contremaîtres ». Les premiers seraient ceux pour qui la fonction a pour seule finalité la mise en valeur de leurs managers. Les deuxièmes seraient là pour résoudre des problèmes de gestion qui auraient pu être évités, tandis que les « sbires » ont un travail à dimension offensive, agressive, uniquement au profit de leur direction.

Les deux dernières catégories sont celles des emplois qui tentent de convaincre l’organisation qu’un problème est en cours de traitement alors que celle-ci n’a aucune intention de le résoudre, ou encore les petits chefs, qui ont sous leur surveillance panoptique des individus qui semblent pourtant avancer sans eux.

Bullshit Jobs : A Theory.

Les travaux de Graeber montrent aussi que, en cohérence avec cette perception négative de leur propre contribution, les travailleurs – employés, cadres intermédiaires mais aussi cadres supérieurs – occupant ces « emplois à la con », présenteraient souvent un état de santé mentale dégradé.

Il évoque ainsi des « dégâts moraux et spirituels profonds » comme le stress, la souffrance au travail, la dépression, l’anxiété… Ces emplois entraînent également des maladies de type psychosomatique, et notamment des taux d’infections plus élevés que la moyenne, et ont des conséquences délétères beaucoup plus étendues, notamment sur la vie privée des travailleurs. Le coût pour la collectivité en termes de santé publique est donc non négligeable et à prendre en compte.

Remettre le sens au cœur des dispositifs

Son analyse se concentre sur un choix moral et politique. L’auteur voit dans ces « bullshit jobs » la volonté du capitalisme d’« occuper » la population. « Nous sommes devenus une civilisation fondée sur le travail, mais pas le travail “productif” : le travail comme fin et sens en soi », écrit-il – sans préciser le fait que cette vue fut paradoxalement celle aussi de Karl Marx.

Ainsi, selon l’approche capitaliste que souhaite pointer du doigt Graeber, une population heureuse et jouissant de temps libre apparaît comme un danger pour la sauvegarde du système économique existant, alors que la croissance des emplois inutiles aux tâches débilitantes favorise le maintien en place de celui-ci.

Pour l’anthropologue, seule la mise en place d’un revenu universel permettrait, d’une part, de sortir de la vision du travail comme simple marchandise, de l’autre, de permettre aux travailleurs d’être réellement « utiles à quelque chose ».

David Graeber en conférence à Amsterdam aux Pays-bas, en 2015. Guido van Nispen/Wikimedia, CC BY-SA

Au-delà de la question du travail, l’œuvre de David Graeber fait donc écho à de nombreux défis contemporains qui interrogent notamment ce que serait un management durable, utile, bienveillant et soutenable. Sa contribution au décryptage des pratiques organisationnelles apparaît donc d’autant plus essentielle que nos sociétés, à notre sens, n’ont jamais été aussi managériales qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Penser l’activité « de travail » (ou de « travailler ») comme un vecteur de satisfaction, de fierté, en faire un ouvrage plus qu’un labeur, penser l’engagement des collaborateurs : l’héritage intellectuel que nous laisse David Graeber invite les décideurs et les managers à remettre au cœur de la réflexion la question du contenu du travail et du sens qui lui est donné. Réflexion point aisée, tant la double question « À quoi votre travail sert-il au juste ? Et à qui ? » entraîne des réponses embarrassées !


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À la lecture de Graeber, plusieurs niveaux de management sont en effet implicitement conviés à une régénération. Ainsi, par la désacralisation des emplois de cadre, les directions générales sont questionnées sur leur propension à surdoter le management intermédiaire au détriment des salariés opérationnels.

De plus, par la mise au jour « d’emplois (ou à tout le moins de tâches) à la con », une perspective importante est ainsi ouverte. Elle renvoie à la transformation numérique et industrielle, non pas au service de la suppression d’emplois, mais au service de missions nouvelles – loin de « remplir des formulaires » – à valeur ajoutée plus largement humaine.

Ce contexte incite à penser de plus en plus la santé des entreprises par le travail et son contenu. C’est ce qui permettra de dégager plus clairement la raison d’être d’un collectif qui serait réuni autour d’un « pourquoi » plutôt que d’un « comment ».

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