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Sri Lanka : de la crise économique à la crise politique

Manifestation devant le siège de la police du Sri Lanka à Colombo, le 16 mai 2022, pour demander l'arrestation de partisans du gouvernement qui auraient agressé des manifestants pacifiques réclamant la démission du président Gotabaya Rajapaksa. Ishara S. Kodikara/AFP

Depuis maintenant deux mois, Sri Lanka – précisons qu’il est de règle d’usage d’écrire « Sri Lanka » et non « le Sri Lanka », car il s’agit d’une île indépendante, de la même façon que l’on écrit « Madagascar » ou « Chypre » sans articles définis – est confronté à sa pire crise économique depuis son indépendance en 1948, et les réponses de l’État indiquent qu’il est incapable de protéger ses citoyens, bien au contraire.

L’investiture du nouveau premier ministre Ranil Wickremesinghe, le jeudi 12 mai, n’y changera rien. Il rencontre déjà de grandes difficultés pour convaincre les membres des partis de l’opposition et de la majorité de constituer un gouvernement d’unité nationale ; surtout, la population sri lankaise (un peu plus de 20 millions de personnes) souhaite avant toute chose la démission de Gotabaya Rajapaksa, président du pays depuis novembre 2019.

Un État au bord de la faillite

Si la mauvaise gestion économique n’est pas nouvelle à Sri Lanka – les gouvernements successifs n’ayant pas su gérer l’inflation, la dette et les dépenses –, les décisions prises par le clan Rajapaksa (voir plus bas) ont mené l’île au bord du gouffre. Pour la première fois depuis 1948, le pays a cessé, le 12 avril 2022, de rembourser sa dette extérieure.

Cette crise a de multiples origines. Elle est d’abord liée à une promesse de campagne de Gotabaya Rajapaksa qui, à l’approche des élections de novembre 2019, a proposé des réductions drastiques d’impôts (via la suppression pure et simple de sept taxes) et l’abaissement du taux de TVA de 15 à 8 %. Ces mesures populistes ont été adoptées après sa victoire, alors même que le pays bénéficiait d’un prêt du FMI sur 4 années.

Sri Lanka paralysé par une grève nationale, le président déclare l’état d’urgence (France 24, 6 mai 2022).

Les craintes d’un effondrement plus large sont apparues avec la pandémie, dont les diverses mesures de confinement ont soudainement sapé les revenus provenant du tourisme (un générateur de devises essentiel pour le pays, dont il pèse 13 % du PIB) et des transferts de fonds des Sri lankais employés dans les pays du Golfe qui ont vu leur salaire chuter et de ceux qui n’ont pu quitter l’île pour occuper des emplois à l’étranger et ainsi soutenir leur famille.

Les agences de notation de crédit ont abaissé la note attribuée à Sri Lanka. Pour rester à flot, le gouvernement a imprimé de la monnaie, augmentant l’offre de 42 % entre décembre 2019 et août 2021, alimentant ce qui allait devenir l’inflation la plus rapide d’Asie.

Une des politiques les plus désastreuses sous la présidence de Gotabaya Rajapaksa a été l’interdiction, entrée en vigueur le 26 avril 2021 de tous les engrais chimiques, pesticides, herbicides et fongicides. Les responsables politiques ont présenté cette brusque interdiction comme la réalisation d’une promesse électorale visant à adopter l’agriculture biologique. En réalité, face à une crise de la balance des paiements et à une grave pénurie de devises étrangères, beaucoup ont vu dans cette décision une tentative d’économiser des dollars en limitant les importations. Dans une économie où le secteur agricole reste important (employant entre un quart et un tiers de la main-d’œuvre nationale selon les évaluations), malgré sa faible contribution au PNB (moins de 8 %), ces mesures ont entraîné une baisse des rendements des cultures, la fermeture de plantations (avec pour corollaire un tarissement des recettes d’exportation du thé), des pertes d’emplois et des pénuries alimentaires.

C’est tout un secteur et plusieurs filières qui ont été déstabilisés, suscitant l’effondrement des moyens de subsistance des agriculteurs. En seulement six mois, la production nationale de riz a chuté de 20 % et celle de thé de 40 %. La montée en flèche de l’inflation a parfois rendu l’accès aux stocks de nourriture disponibles inabordables, provoquant des inquiétudes quant à la possibilité de famines dues aux pénuries alimentaires.

Cette mécanique infernale est, certes, alimentée par des chocs extérieurs que sont la pandémie de Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne : cette dernière contribue à l’inflation de certaines denrées alimentaires, a mis fin à l’arrivée des touristes en provenance de ces deux pays en guerre et rend difficile pour l’État d’acheter du pétrole à la Russie pour ne pas indisposer les partenaires occidentaux. Néanmoins, les erreurs politiques internes sont nombreuses et prépondérantes.

L’endettement de l’île est abyssal, représentant près de 51 milliards de dollars. Du temps de la présidence de Mahinda (2005-2015), l’État a contracté de nombreux prêts bilatéraux auprès de la Chine pour financer des projets de construction d’infrastructures aussi coûteux qu’inutiles : centre de conférences, aéroport et port dans le sud de l’île à Hambantota – de véritables éléphants blancs ! En 2017, l’incapacité de Sri Lanka à rembourser ses créances l’avait contraint à céder pour 99 ans le nouveau port à la Chine. Malgré ce précédent, les Rajapaksa ont contracté d’autres prêts auprès de Pékin afin de financer les projets de renouvellement urbain de Colombo pour en faire une ville au rayonnement mondial, mais aussi pour payer les intérêts dus aux banques chinoises. La Chine détient désormais 10 % de la dette du pays.

Le pays n’ayant pratiquement plus de réserves de devises étrangères (moins de 50 millions de dollars au 4 mai 2022), l’importation de médicaments essentiels, de denrées alimentaires, de gaz de cuisine et de carburant est devenue extrêmement difficile. En plus d’endurer ces pénuries, la population subit des coupures de courant pouvant durer jusqu’à huit heures par jour.

Fait non négligeable, ce sont les Cinghalais bouddhistes, majoritaires dans l’île et qui avaient porté par leur vote Gotabaya à la présidence de la République, séduits par ses promesses de restaurer la sécurité (à une population traumatisée par les attentats de Pâques 2019) et la prospérité, qui ont les premiers dénoncé la dégradation brutale des conditions de vie. Cette situation a poussé des centaines de milliers de citoyens de toutes les générations et de tous les milieux sociaux (par-delà les clivages historiquement construits entre Cinghalais, Tamouls et musulmans) à descendre dans la rue pour protester et demander la démission du président. Le slogan « Gota Go home » est devenu, depuis le mois d’avril, la principale revendication lors des manifestations pacifistes.

Manifestation devant l’ambassade des États-Unis à Colombo, le 7 avril 2022. Ishara S. Kodikara/AFP

Confronté à ce soulèvement populaire, le parti du président s’est désolidarisé de l’équipe au pouvoir. Tous les ministres et le gouvernement ont démissionné, laissant seuls en poste les frères Rajapaksa face à leurs responsabilités et surtout face aux manifestants déterminés à les forcer à démissionner pour en finir définitivement avec le clan familial qui dirige presque sans partage l’île depuis 2005. Les syndicats ont soutenu les manifestants en organisant des grèves générales qui ont été très fortement suivies par les Sri Lankais.

Face à la remise en cause de leur autorité, les Rajapaksa ont tenté, lundi 9 mai, de mobiliser certains de leurs partisans à Colombo et les ont incités à attaquer les manifestants et à les déloger. En réaction, les manifestants ont repoussé très brutalement les assaillants et pris d’assaut la résidence du premier ministre.

À l’échelle de l’île, de nombreuses propriétés du clan Rajapaksa et de ses alliés ont été incendiées ou détruites. Face à la colère générale, Mahinda a préféré présenter sa démission et a été exfiltré par l’armée.

Des manifestants et des partisans du gouvernement s’affrontent devant la résidence officielle du Premier ministre du Sri Lanka, Mahinda Rajapaksa, à Colombo, le 9 mai 2022. Ishara S. Kodikara/AFP

Mis à l’abri dans une base militaire dans le nord-est du pays, il a, comme 16 de ses proches, interdiction de quitter le pays. Gotabaya, qui reste désormais seul au pouvoir, a donné l’ordre de tirer à vue sur les « contrevenants à la loi ». Malgré ces directives, de nombreux manifestants continuent à se réunir publiquement et à réclamer avec toujours plus de détermination la démission de Gotabaya. Par ailleurs, cette spirale de la dette et de la violence engendre une fois de plus des déplacements. Ceux qui le peuvent quittent la capitale tandis que d’autres tentent de trouver refuge en Inde.

L’incurie d’une dynastie politique

Il y a quelques mois seulement, une telle remise en cause du régime aurait été impensable. Au cours de douze des vingt dernières années, les membres de la famille Rajapaksa ont contrôlé les plus hautes sphères du gouvernement de Sri Lanka.

Gotabaya, 72 ans, ancien secrétaire à la Défense, a mené une dernière poussée meurtrière pour mettre fin à la guerre contre les séparatistes tamouls, qui a fait jusqu’à 100 000 morts, avant la victoire militaire finale de l’armée sri lankaise en 2009. Son frère, Mahinda, 76 ans, le cerveau politique de la famille, a été deux fois président et deux fois premier ministre. Deux autres frères et sœurs, Chamal, 79 ans, et Basil, 71 ans, se sont bâti une place dans la gestion des ports, de l’agriculture et de l’argent. Des dizaines de membres de la famille occupaient des postes élevés jusqu’en mars 2022.

Après avoir été élu président en 2019, Gotabaya Rajapaksa s’est empressé de restaurer l’autoritarisme populiste de la famille, agrémenté d’appels au nationalisme des bouddhistes cinghalais. Les récents changements constitutionnels (après les élections parlementaires de 2020) ont accru le pouvoir du président (grâce à l’adoption du 20e amendement, aujourd’hui dénoncé par les manifestants et l’opposition) et ont renforcé la discrimination à l’encontre des minorités tamoule et musulmane.

Néanmoins, avec cette crise économique, il semble que la population majoritaire, cinghalaise bouddhiste, celle qui a voté pour Gotabaya, a aussi fini par comprendre que ce régime a vraiment pillé le pays. La crise économique s’est donc transformée en une crise politique très grave. Tout le clan Rajapaksa et le régime ont été complètement délégitimés. Les manifestants demandent que les Rajapaksa répondent devant la justice aux accusations de corruption, de détournements d’argent public, d’assassinats politiques (journalistes, militants des droits humains, activistes des droits des minorités) et pour les crimes de guerre perpétrés lors de la phase finale de la guerre contre les séparatistes tamouls. Dans ces conditions, il semble peu probable que le président, qui détient d’immenses pouvoirs, démissionne, ne serait-ce que parce que rester en poste lui permet de continuer de bénéficier de l’immunité que lui confère la Constitution. Sa stratégie est d’essayer de prolonger la situation aussi longtemps qu’il le peut.

La police utilise un canon à eau pour disperser des étudiants universitaires qui manifestent pour demander la démission du président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa, en raison de la crise économique qui frappe le pays, près du Parlement à Colombo, le 6 mai 2022. Ishara S. Kodikara/AFP

Après la démission forcée de son frère, Gotabaya a abattu sa dernière carte en nommant comme premier ministre Ranil Wickremesinghe. C’est un homme politique très expérimenté qui a déjà occupé cinq fois le poste de premier ministre. Opposant politique du clan Rajapaksa, il a néanmoins travaillé en étroite collaboration avec Gotabaya ces deux derniers mois à remanier le ministère des Finances et de la Banque centrale en vue de réformes fiscales et monétaires radicales.

Malgré sa bonne image à l’international, la population et la classe politique ne plébiscitent pas ce choix. Wickremesinghe est perçu par les manifestants comme un représentant typique de la classe politique sri lankaise que la population juge incapable de gouverner et dont elle ne veut plus. Pour les manifestants, il n’est pas question de se démobiliser tant que le dernier Rajapaksa reste encore au pouvoir. Sajith Premadasa, leader du principal parti de l’opposition, refuse de participer à un gouvernement tant que le président n’aura pas démissionné au préalable. Esseulé, Wickremesinghe, qui est le seul député de son parti au Parlement, rencontre de grandes difficultés à trouver des volontaires pour constituer son gouvernement, et son image est désormais indélébilement ternie auprès des manifestants du fait de sa collaboration avec Gotabaya.

La fin d’une île modèle ?

À l’indépendance, l’île apparaissait comme un modèle économique à suivre au sein de la zone Asie du Sud et Asie du Sud-Est. Jusqu’aux années 1970, Sri Lanka était considéré comme un modèle de développement au niveau mondial. Même si le revenu par habitant y était très faible, les indicateurs de développement humain étaient très élevés, principalement grâce à des politiques progressives d’éducation et de santé.

Ce qui se joue actuellement à Sri Lanka semble faire écho à la longue récession économique des années 1970 qui s’était soldée par des réformes de libéralisation économique mises en place par le gouvernement de J. R. Jayewardene, par le truchement de politiques d’ajustement structurel menées avec le soutien de la Banque mondiale et du FMI. Pendant quatre décennies, l’île a intensifié l’instauration de politiques néolibérales, qui se sont traduites par une dépendance accrue, la captation du pouvoir aux mains d’une petite élite, la financiarisation de l’économie et du foncier et, surtout, l’accroissement des inégalités.

La mauvaise gestion économique du pays par les Rajapaksa a forcé Gotabaya à accepter de faire appel à la Banque mondiale et, surtout, à engager des négociations avec le FMI pour bénéficier d’un prêt d’urgence. Mais le soulèvement populaire et la remise en cause du pouvoir exécutif délégitiment la délégation sri lankaise et sa capacité à imposer une restructuration radicale de l’économie de l’île en échange de tout prêt d’urgence.

Par ailleurs, si certains Sri Lankais voient dans le FMI la seule institution capable de sauver leur pays de la banqueroute et d’assainir sa situation financière, d’autres sont très inquiets de cette perspective. En effet, l’aide du FMI s’accompagnera certainement de conditionnalités qui seront susceptibles d’être imposées à l’île, comme des politiques d’austérité, de nouvelles coupes dans la protection sociale et la privatisation de certaines entreprises publiques.

Quelles solutions ?

Quelles alternatives peuvent alors émerger ? Il semble que l’île doit absolument se concentrer sur son agriculture, pour éviter pénuries et famine. Il s’agirait de reconstruire un système alimentaire et essayer réellement de réduire les inégalités. En outre, sans doute faudrait-il que l’augmentation des impôts, indispensable pour les caisses de l’État, soit surtout supportée, par solidarité, par les couches les plus aisées du pays afin de soulager les plus pauvres et lisser les écarts. La mobilisation très vive des manifestants et des syndicats montre que les Sri Lankais ne laisseront pas les politiques sacrifier leurs acquis sociaux (enseignement, santé, électricité accessible à très faible coût) pour favoriser un plan de redressement économique uniquement favorable à une élite et à la classe politique.

Enfin, la crise sri lankaise est emblématique de ce qui se trame ailleurs. De nombreux pays à travers le monde connaissent la même spirale infernale qui combine inflation, envolée des prix alimentaires et de l’énergie, endettement et risques de défaut de paiement, avec des conséquences terribles pour les populations. Comme pour Sri Lanka, la question de savoir si la seule solution pour sauver l’économie de ces pays fragilisés ne peut passer que par l’intervention du FMI, synonyme de restructurations très dures pour les populations, sera posée.

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