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« De l’Église au talisman » : voyage iconographique en Éthiopie

Image extraite du film ‘De l'église au talisman’, 2018, Siena de Ménonville, collection Les Films de cArgo. En Éthiopie, les iconographies sont particulièrement importantes pour comprendre les pratiques religieuses. Siena de Ménonville, Author provided

Quel est le pouvoir effectif des images en matière de religion ? Mon travail doctoral en ethnographie m’a emmené sur les terres éthiopiennes chrétiennes orthodoxes entre 2013 et 2017.

Dans deux villes, Adama et Gondar, où environ 40 à 45 % de la population est de confession chrétienne orthodoxe (à l’instar de l’ensemble du pays selon des données de 2007) j’ai cherché à comprendre comment les images dites religieuses s’articulaient avec le politique : icônes officielles mais aussi images plus informelles, les talismans.

Mon film From Church to Talisman (2018) (De l’Église au talisman) traite ainsi des producteurs de ces images dans l’Éthiopie orthodoxe contemporaine.

Le premier d’entre eux est Zewdu, peintre d’une imagerie chrétienne orthodoxe, commissionné par l’Église éthiopienne orthodoxe Tewahedo (EOTC), l’une des églises orthodoxes orientales de l’Éthiopie. Je le considère comme se rangeant dans une catégorie « normative », c’est-à-dire qu’il suit un modèle d’images conforme à ce que l’Église juge « acceptable ».

Pour cette partie, ma recherche concerne seulement les peintures murales dans les Église, il y a, d’un point de vue stylistique, une continuité esthétique cohérente.

Images officielles, images officieuses

« La méthode consiste à tracer des contours précis, puis à remplir les espaces ainsi délimités par des couleurs en aplat » comme l’explique l’historien Stanislaw Chojnacki. Il met particulièrement l’accent sur le fait que l’imagerie de l’EOTC se veut l’expression d’une « vérité objective indépendante du temps et de l’espace ».

Zewdu dans son atelier. Siena de Ménonville, Author provided

Le second type de producteurs d’images est plus difficile à classer : c’est un producteur de talismans, qui possède le savoir de guérir et d’envoûter. Il est appelé debtera et constitue une figure périphérique et énigmatique, dotée d’une éducation religieuse avancée mais utilisant son savoir sacré de manière individuellement indépendante pour produire des objets (les talismans) qui sont socialement problématiques et transgressent le dogme de l’EOTC.

Culte de Dieu

Il convient de noter que la production de talismans n’est pas cantonnée à l’Éthiopie mais peut se rencontrer dans de nombreuses cultures, de même qu’elle traverse les religions (plus particulièrement le judaïsme, l’islam et le christianisme).

Le plus généralement, les origines du talisman sont censées se trouver dans le culte des icônes, remodelé d’après des traditions païennes. Comme objets de vénération (proskynesis), les icônes étaient reproduites d’après une image impériale. Le culte (lateria) de telles images était conçu comme un culte de Dieu, l’honneur rendu à l’image étant rendu à Dieu.

Dessins talismaniques. Siena de Ménonville, Author provided

Le talisman éthiopien (appelé telsem, terme qui vient du grec telesam : « objet efficace ») n’utilise pas seulement des représentations de saints, anges ou démons mais diverses autres formes graphiques non figuratives. Les formes non figuratives des telsem incluent une calligraphie entrelacée, ornementale, et servent de « sceaux ». Souvent, ils sont fait en peau d’animal (chèvre).

La morale et le talisman

Mon travail de terrain, cependant, m’a révélé que la production de talismans par les debtera n’était pas seulement intéressante du point de vue de l’anthropologie de l’image mais bien plus encore d’un point de vue moral : au cœur du sujet se trouve quelque chose qui pose problème en termes de code moral.

Les anges de Zewdu. Siena de Menonville, Author provided

J’ai réalisé que le savoir requis pour produire des images avait une signification sociale particulière, et, à la suite, que l’identité sociale du producteur dépendait du savoir qu’il s’était approprié. De plus, il s’est avéré que les images talismaniques avaient un plus grand effet que celles liées à des récits bibliques, de sorte que les debtera (en tant que producteurs des images talismaniques) étaient jugés différemment des producteurs d’images de l’EOTC : avec dureté et ils étaient moralement frappés d’opprobre.

Je devins de plus en plus intriguée quant aux raisons pour lesquelles les debtera étaient à un tel point mis à part.

debtera devant l’église de Debre Berhan Selassi. Sienna de Ménonville, Author provided

Tout travail de terrain rencontre, bien entendu, certaines limites, et encore plus lorsque l’on filme. Les pratiques talismaniques des debtera constituent un domaine sensible, au point que très peu de personnes admettent d’y être impliquées, que ce soit comme client ou comme praticien.

Filmer un sujet sensible

Dès lors, filmer se présentait dans un contexte qui n’était pas toujours favorable à l’usage d’une caméra. Que l’accès aux pratiques des debtera soit limité ne doit pas donner à penser, toutefois, qu’elles sont inconnues de la plupart des Éthiopiens orthodoxes ou qu’elles leur sont inhabituelles.

Bien au contraire, je n’ai pratiquement rencontré personne sur le terrain qui n’ait eu une rencontre ou une expérience personnelle avec les debtera et leurs services talismaniques. Mais si je fus en mesure, non sans avoir à relever certains défis, de trouver des debtera acceptant de se montrer à la caméra, aucun client, en revanche, ne permit qu’on le filme. À la place, je devins cliente moi-même, et les scènes présentées ont été tournées à partir de mes propres « transactions talismaniques ». Le film est ainsi une compilation de différentes interactions, filmées sur une période de trois ans, de janvier 2014 à mai-juin 2017.

Bande annonce (en anglais) du film De l’Église au talisman, collection Les Films de cArgo, de Siena de Ménonville.

J’utilise la caméra comme outil ethnographique parce qu’elle permet de montrer la relation que les producteurs d’images ont avec leurs images. Cependant le film n’est pas du tout un outil facile à manier et le cinéaste doit aussi être sensible à ce qui se passe à la périphérie du champ de vision.

Produire des images : un rôle ambivalent

C’est ainsi que j’ai réalisé que par exemple les pratiques d’un debtera varient grandement en fonction de ses clients. Les debtera sont « regardés avec une grande ambivalence. On les craint pour leurs pouvoirs magiques et leur recours à la ruse et à la tromperie, mais on les respecte pour leur savoir. Ils sont maîtres en poèmes sophistiqués mais aussi en formules magiques ».

Les debtera, comme les producteurs d’images de l’Eglise, sont engagés dans une activité de transformation. Mais leur rôle diffère car, l’objet qu’ils manient, le talisman, a lui même des propriétés particulières en tant que représentation du monde spirituel immatériel (anges et démons).

Un debtera avec talisman. Siena de Ménonville, Author provided

Ainsi les debtera se servent de l’outil talismanique pour amener un changement (chasser le mal, apaiser la souffrance, causer le malheur) au bénéfice de leurs clients. Le talisman tire sa force d’un savoir sacré qui est « mis en forme » et « conditionné » par le debtera par ses connaissances des textes ésotériques et les images démoniaques.

Lors d’entretiens conduits sur le terrain, j’ai pu observer l’instabilité du pouvoir du talisman : d’abord simple peau de bête, il acquiert une efficacité par le travail du debtera, efficacité qui n’est pourtant pas acquise définitivement ni sans condition. Il apparaît notamment qu’un talisman créé pour un client particulier n’acquiert son efficacité que lorsqu’il lui est remis et qu’il la perd en passant aux mains d’un autre, ce qui ne semble pas être le cas d’un talisman générique.

Le debtera vend alors ce savoir, sous la forme de ce talisman, et en retire un gain financier.

Cette transaction est perçue comme moralement problématique et confère un sens social péjoratif à l’activité de debtera.

J’ai constaté que l’opprobre moral frappant les debtera découle aussi des types de problèmes que traite le talisman. En effet, le debtera devient d’une certaine façon le « gestionnaire » des problèmes du client car le talisman est destiné non seulement à « guérir » des maux corporels mais aussi apporter des solutions à des problèmes psychologiques et affectifs.

Paysages non loin de Gondar, ville où la population est à grande majorité de confession chrétienne. Siena de Ménonville, Author provided

Le talisman, objet-frontière

Le talisman éthiopien est un objet frontière, liminal, qui met en communication des domaines affectifs, moraux, symboliques, religieux, sociaux, différents voire opposés, qui induit une circulation entre eux.

Il peut être utilisé, par exemple, pour une maladie physique, des problèmes conjugaux, un amour non payé de retour, le désir sexuel, la haine, la jalousie, la protection contre le mal, l’acquisition de la richesse, l’acquisition de statut, l’excellence dans les études, une vengeance exercée en transformant de la nourriture en matière fécale.

Dans un cas comme dans l’autre, le talisman a une fonction qui peut être plus ou moins précise mais dont le sens est le soulagement de la souffrance – ou d’une souffrance – le plus généralement d’ordre affectif.

Dans ma thèse, j’ai proposé de comprendre le debtera comme médiateur d’affects socialement perturbateurs.

« Perturbateurs » s’entend ici par rapport à un certain ordre social : il s’agit d’affects condamnés, explicitement ou non, par la doctrine de l’EOTC, et donc chargés d’une valeur morale négative, affects tels que la haine, la jalousie et certains désirs.

J’ai argumenté que les affects inavouables, inexprimables, qu’on doit tenir secrets du fait de leur condamnation par l’Église trouvent une issue dans la pratique talismanique (médiation) et ils se transforment de « mouvement » intérieur à la personne en moyen d’action, en même temps qu’ils prennent forme matérielle dans le talisman.

En prenant en charge des affects humains problématiques et néanmoins inéluctables, les debtera permettent aussi à l’Église de conserver une image immaculée.

Dans l’atelier de Zewdu. Siena de Ménonville, Author provided

L’ensemble du système de l’EOTC se présente comme ayant une structure inébranlable idéale, mais les pratiques sont flexibles.

Ainsi Zewdu produit aussi des objets pour des boîtes de nuit. Cela ne nuit en rien à sa capacité d’être un iconographe reconnu par l’Église. Une structure rigide ne peut pas être imposée de manière permanente et avec succès à des pratiques divergentes. Il faut que ces dernières puissent exister dans leur désordre, quand bien même elles sont en contravention avec un système général de croyances. La croyance est ainsi capable de tolérer des contraventions qui ne déstabilisent pas nécessairement le système dominant en place.


Cet article a été publié en collaboration avec la collection Les Films de cArgo et la revue cArgo, revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale laboratoire CANTHEL/Paris Descartes.

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