Contempler le passé pour prédire l’avenir : l’idée que le degré de liberté d’action des organisations, entreprises, administrations, élus et individus, est contraint par les choix opérés au préalable a été exposée, en 1985, par l’économiste américain Paul David sous le terme de « dépendance au sentier ». Selon lui, certains standards ne s’établissent pas du fait de leur supériorité objective, mais parce que la configuration du marché les prédispose à les voir s’imposer comme tels. Et qu’une fois un type de standard – une stratégie, un chemin politique, etc. – arrêté(e), une fois les conventions bien établies, il est très difficile de sortir du sentier balisé.
Par exemple, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi votre clavier arborait une configuration AZERTY ? Sur le terrain de l’ergonomie, du confort et de l’efficacité de la frappe, la configuration des claviers AZERTY, héritée des premières machines à écrire, est pourtant loin de constituer une solution optimale. La disposition des touches avait même été étudiée pour éviter que la mécanique ne souffre d’une saisie trop rapide. Des initiatives ont été prises pour en optimiser la configuration, comme le clavier imaginé dès 1936 ( !) par August Dvorak et William Dealey, sans rien changer à l’affaire : la configuration AZERTY demeure encore et toujours le standard dominant.
Le poids de l’habitude diront certains. Les économistes préféreront rappeler que l’adoption d’un nouveau format nécessitait un effort d’apprentissage que n’étaient pas prêts à consentir les dactylos de l’époque, et que quand vint l’heure du PC, la plupart des fabricants ont naturellement opté pour des claviers AZERTY. Et il ne faut pas être grand sage pour comprendre que cette norme demeurera tant que l’homme aura besoin d’un clavier…
Dévier de sentier n’est pas une option, sauf si…
L’enseignement à tirer de cet exemple est que, de manière générale, les acteurs du marché privilégient la continuité à la rupture, y compris lorsque la rupture est incarnée par une offre plus performante. En effet, pour quelque marché que ce soit, l’offre dominante puise sa force d’effets de réseau et de conventions qui sont autant verrous rendant très hypothétique la sortie du sentier tracé. Ainsi, pour qu’une rupture puisse survenir, autrement dit pour tracer un nouveau sentier, il faut généralement que deux ingrédients exceptionnels soient réunis :
1°/ que l’offre alternative soit portée par une organisation en mesure de créer, comme l’expose parfaitement Jean-Philippe Denis dans le cas d’Apple, une vague déferlante qu’elle seule sera en mesure de surfer (du moins, transitoirement) ;
2°/ que les agents les plus influents de l’écosystème misent collectivement sur la victoire de l’offre alternative. Les smartphones, par exemple, n’auraient pas pu supplanter aussi rapidement les feature phones (portables traditionnels) si un grand nombre d’intérêts tiers – développeurs d’applications, réseaux de distribution, équipementiers critiques, complémenteurs – n’avaient pas senti souffler le vent du changement.
Diplôme, classement de sortie et petits calculs
La rupture politique n’échappe pas à ce nécessaire alignement des astres. Un alignement rendu peu probable par l’organisation même d’un marché englué dans le sentier qu’il a lui-même tracé. En 1994, le professeur de sciences politiques Paul Pierson exposait que « les modèles de mobilisation politique, les règles du jeu institutionnel et même les façons de voir le monde politique vont souvent autogénérer des dynamiques autorenforçantes ». En d’autres termes, une fois les règles du jeu fixées, elles n’ont que peu de chance d’évoluer.
En France, le sentier politique dominant est, il est vrai, profondément enraciné. Plusieurs raisons l’expliquent. Nos élites, tout d’abord, sont issues d’un système que l’historien François Garçon qualifie de « fondamentalement féodal », « rentier », englué dans un système hiérarchique archaïque où le diplôme et le classement de sortie déterminent ex ante, par endogamie, les possibilités de carrière (lire son interview).
Purs produits de ce système qui a fait d’eux de véritables professionnels de la politique, nos élus ont une préférence absolue pour le court terme (la durée de leur mandat et leur potentiel de réélection), là où une vision stratégique ne peut s’établir que sur le long terme. Le temps de leur action se limite donc souvent au maintien du statu quo ex ante, certainement par frilosité davantage que par manque de vision ou d’idées (combien de rapports socio-économiques s’entassent sur les étagères des ministères ?)
Frilosité face au risque de froisser leur base électorale autant que les intérêts économiques qui financent leurs campagnes, et les intérêts corporatistes qui les maintiennent dans le jeu ad vitam, puisque même l’alternance a été institutionnalisée sans pour autant que l’on puisse attester d’une véritable rupture dans la conduite des affaires lorsque la gauche succède à la droite, et inversement. Mais comment s’en étonner quand le système lui-même enferre la sphère politique dans un schéma qui consiste à récompenser les fidèles et surfer sur les vaguelettes de l’opinion, plutôt que de créer un véritable tsunami dont les effets se feront sentir sur le long terme et profiteront à leurs successeurs plutôt qu’à eux-mêmes ?
Des institutions garantes de l’ordre établi
Il serait toutefois injuste d’accuser nos élus de tous les maux. Nos institutions vieillissantes et les électeurs portent également leur part de responsabilité. Les premières sont, en effet, pilotées par des (hauts) fonctionnaires, employés à vie, qui perpétuent les usages, comme la pensée et les modes de travail et d’actions. Le prix Nobel américain Douglass North a voué une partie de son œuvre à démontrer l’impact de ces « constructions mentales » sur la persistance d’institutions inefficaces et incapables d’impulser le changement.
Garantes de l’ordre établi, elles veillent scrupuleusement à la préservation des rentes de situation dont jouissent certains groupes, entreprises et individus. Les individus qui en assurent pilotage et stabilité sont – d’une certaine manière – à la Ve République ce que les prêtres et prêtresses du monde antique étaient aux temples et divinités qu’ils avaient jurés de défendre.
Quant aux électeurs, il est de notoriété publique qu’ils sont en faveur des réformes… tant qu’elles ne les affectent pas directement. Songeons à la manifestation des avocats relativement au projet de réforme de l’aide juridictionnelle pour s’en convaincre. Mis bout à bout, ces éléments alimentent le phénomène d’hystérésis que Pierre Bourdieu décrivait comme la propension des individus à faire perdurer dans le temps des dispositions acquises au sein de l’espace social dans lequel ils évoluent – y compris si lesdites dispositions s’avéraient inadaptées, voire contre-productives, au temps présent ou pour préparer le futur.
Pirater le système ou de la neige en mai 2017 ?
Alors sommes-nous tous – élus, fonctionnaires, électeurs – de simples Don Quichotte qui, incapables de comprendre ou d’accepter le changement, en faisons l’ennemi à abattre ? Ou bien sommes-nous simplement de vils homo œconomicus cherchant par tous les moyens à protéger nos rentes acquises ? Et ainsi renvoyés à notre cupide condition, pouvons-nous jouer les vierges effarouchées lorsqu’un président élu sur un slogan aussi aguicheur que « le changement, c’est maintenant » ne se trouve pas en mesure de sortir du sentier préétabli ? Ne devrions-nous pas nous méfier, alors que les présidentiables de 2017 sont déjà dans les starting-blocks, des candidats promettant des « réformes courageuses » quand rien ne les pousse à dévier du sentier tracé ?
Face à Ruth Elkrief, et éclaboussé par l’affaire Bygmalion, Jérôme Lavrilleux nous en avait pourtant fait l’aveu, un soir de mai 2014, en direct sur BFMTV : « Quand vous êtes pris dans un engrenage, le reproche que je me fais est de ne pas avoir eu le courage de dire “Stop […] on va dans le mur” ». La politique envisagée comme un métier plutôt que comme un service rendu à la nation ne pourra jamais accoucher que de « réformettes », et non de la refondation dont les vieilles nations de l’Union européenne auraient besoin pour véritablement – et enfin – entrer dans le XXIe siècle.
Pendant ce temps-là, on attend encore l’homme ou la femme politique qui, à l’instar de Steve Jobs, osera créer sa vague porteuse, faire du breaking point son premier sens stratégique, le seul qui permette réellement de ne pas hypothéquer l’avenir et d’éviter que n’explose le coût social de la malhonnêteté. Si le système n’est pas en mesure de (ni incité à) le faire émerger, pirater collectivement le système – à l’image d’Uber et de son armée de « chauffeurs occasionnels » sur le marché du transport de voyageurs – ressemble plus que jamais à une authentique urgence démocratique.