Aucun président de la République n’a été destitué dans l’histoire française. En revanche, de fortes tensions entre exécutif et législatif ont souvent conduit à la démission des chefs d’État, parfois à un basculement vers un régime autocratique.
Le mot destitution n’appartient pas réellement au vocabulaire de la vie politique française même si la Constitution de la Ve République permet cette procédure. Il appartient plus à la culture politique américaine sous le nom d’empeachment.
Pourtant, les Insoumis ont entrepris les démarches parlementaires pour destituer le président Macron. Et en effet, depuis 2007, selon l’article 68 de la Constitution, le chef de l’État peut perdre sa fonction « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Auparavant, il ne pouvait être mis en accusation qu’en cas de haute trahison (versions de 1958 et 1993). Le terme de « haute-trahison » a disparu au profit de « manquement à ses devoirs », ce qui laisse aux acteurs de la vie politique et aux juristes toute l’amplitude de son interprétation.
Emmanuel Macron a-t-il manqué à ses devoirs quand il n’a pas voulu nommer un premier ministre issu de son opposition de gauche, refusant ainsi d’admettre la victoire même étriquée de ce camp aux législatives de juillet dernier ? La question fait débat et notre histoire politique peut permettre de mieux comprendre les enjeux du bras de fer engagé entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif autour de la destitution/démission du chef de l’État.
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Neuf présidents de la République ont démissionné
Aucun président de la République n’a été destitué par le Parlement dans notre histoire récente. En revanche, lorsque le bras de fer entre l’exécutif et le législatif se transforme en crise institutionnelle aiguë, on a déjà vu des chefs de l’État démissionner. Ces crises ont également donné lieu à des transitions vers des régimes autocratiques, comme lors du coup d’État de Napoléon 1799 ou celui de son neveu, Louis-Napoléon, en 1851.
Dans un régime démocratique républicain, aller jusqu’au coup de force a tenté certains, sans qu"ils ne franchissent la limite de la légalité. C’est le cas du président Mac-Mahon lors de la crise du Seize-Mai 1877 : il dissout la chambre des députés, constitue un gouvernement de ministres conservateurs pour empêcher les républicains de revenir plus nombreux dans l’hémicycle, mais ne pense pas – ou s’il y pense – se refuse au coup de force militaire. Il reste à l’Élysée contre vents et marées malgré les appels des républicains à la démission. La dissolution du président Macron ravive ces cicatrices fort anciennes d’une présidence que les Français ont, depuis, oubliée.
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Le cas de Mac-Mahon est-il isolé ? Dans l’histoire élyséenne, neuf présidents n’ont pas été au bout de leur mandat et ont choisi de démissionner : Adolphe Thiers en 1873, Mac-Mahon en 1879, Jules Grevy en 1887, Jean Casimir-Perier en 1895, Paul Deschanel en 1920, Alexandre Millerand en 1924, Albert Lebrun en 1940, René Coty en 1959 et Charles de Gaulle en 1969.
Cette décision ultime est souvent l’aboutissement d’une crise politique aiguë (Thiers, Mac-Mahon, Grévy, Millerand, Lebrun, Coty), mais peut être aussi une décision pour des raisons personnelles (Casimir-Perier n’a pas apprécié la fonction, Deschanel est malade) voir la lassitude du pouvoir et l’échec aux référendums (de Gaulle). Mais à chaque moment, le décisionnaire veut que l’on retienne que la situation ne lui permettait plus de remplir ses fonctions convenablement ou de mener une politique que son opposition parlementaire refuse. Jamais le pouvoir législatif n’a donc obtenu la tête du président et pourtant, des démissions sont apparues comme une destitution officieuse.
Mai 1873-juin 2024, des crises semblables ?
Le macronisme a bousculé la répartition bipartisane de la Cinquième république, marginalisant les extrêmes en dehors de l’arc républicain tout en voulant élargir aux modérés de la gauche et de la droite. Ce qui a fait son succès en 2017 ne peut plus empêcher, sept ans plus tard, la résistance de la gauche et de l’extrême droite avec un paysage politique fracturé en trois. En cela, Emmanuel Macron échoue, comme le président Adolphe Thiers en 1871-1873, à fédérer les forces politiques du « plus grand centre. »
Adolphe Thiers est élu président de la République par les parlementaires le 31 août 1871, comme le veulent les institutions de la IIIe République. Le paradoxe de cette période de transition est que Thiers occupe une fonction qui n’est pas encore définie par un texte constitutionnel (les lois constitutionnelles sont votées en 1875).
À l’époque, les débats entre le centre gauche et le centre-droit, que représente Thiers, portent non pas sur la nature parlementaire du régime républicain, mais sur les rapports entre l’exécutif et le législatif : faut-il établir un contre-pouvoir à celui des élus du peuple sans qu’il devienne l’instrument d’une ambition individuelle conduisant à l’autocratie ? Thiers se déclare pour que la « République soit conservatrice ou ne (soit) pas. »
En fin tacticien, il veut attirer à lui les deux centres et rejeter les extrêmes à droite (les bonapartistes et les légitimistes favorables à un retour d’une monarchie ou d’un empire) et à gauche (les républicains radicaux favorables à un régime seulement parlementaire sans exécutif fort).
Sans constitution, Thiers est chargé de négocier la paix avec l’ennemi allemand (la guerre franco-prussienne vient de se terminer) afin qu’il quitte le territoire. L’Assemblée, élue en février 1871, est majoritairement monarchiste : elle veut tout faire pour éviter l’installation d’un régime républicain. C’est dans un climat tendu que les relations entre Thiers et l’Assemblée nationale se dégradent au printemps 1873.
La « constitution Broglie », du nom du chef de file de l’opposition conservatrice, prévoit une série de contre-pouvoirs à ceux du président Thiers comme, par exemple, l’empêcher de s’exprimer dans l’hémicycle sauf selon un cérémonial que le président qualifie de « chinois ». Thiers ne peut plus s’exprimer directement devant les députés et doit passer par ses ministres qui lisent ses messages : c’est une humiliation. Une crise politique s’ouvre alors : le 24 mai, le duc de Broglie prend la tête de la fronde monarchiste, et Thiers, désavoué, renonce à présider. Même si la décision lui appartient, le président Thiers a été poussé vers la sortie et le vote parlementaire s’apparenterait à une sorte de destitution.
Les manœuvres des conservateurs ont eu raison du premier président de la IIIe République. Ce régime, par définition parlementaire, est établi dans le cadre d’un équilibre entre le législatif et de l’exécutif qui a en main la possibilité de dissoudre l’assemblée des députés. Mais les crises politiques du début du régime républicain ont conduit à ne plus chercher cet équilibre au profit d’une vraie vie parlementaire, pourtant chaotique et facteur d’instabilité gouvernementale.
Un président qui dépasse ses fonctions ?
La constitution de la Cinquième est établie pour mettre un terme au « régime des partis », dénoncé par le Général de Gaulle. Les pouvoirs étendus du président en font la clé de voûte d’institutions stables dans lesquelles il apparaît comme l’arbitre suprême du jeu politique.
La position actuelle du président Macron brouille cette définition initiale des pouvoirs du chef de l’État qui joue désormais le jeu parlementaire des alliances partisanes, comme le faisait Thiers en 1873. Il fait perdre à sa fonction sa position arbitrale, ne garantissant plus la stabilité des institutions.
Si le choix du premier ministre lui incombe, il n’est pas obligé d’appeler à des alliances permettant d’éviter au chef du gouvernement une motion de censure à la moindre occasion. Il place dangereusement la responsabilité de la stabilité parlementaire dans ses mains : certains députés, considérant qu’il ne respecte pas la stricte séparation des pouvoirs, qu’il abîme la stabilité des institutions et qu’il réalise un déni de démocratie, demandent sa destitution. En l’état actuel des forces politiques, cette destitution n’a à peu près aucune chance d’aboutir. En revanche, en cas de censure du gouvernement Barnier avant l’année permettant une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale, une démission d’Emmanuel Macron est loin d’être improbable.