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Jeux de miroirs à l'Élysée. France 2/YouTube

Déambuler dans les couloirs de l’Élysée : le faux-pas d’Emmanuel Macron ?

Le 17 décembre 2017, France 2 retransmettait à 20h une interview d’une quarantaine de minutes (enregistrée le 12 décembre en soirée). On pouvait y voir le chef de l’État déambuler dans le palais de l’Élysée en compagnie de Laurent Delahousse. L’événement, un exercice marché assez atypique pour cette interview-rituel, était l’occasion de revenir sur les six premiers mois de présidence ainsi que sur l’actualité internationale.

La tentative a suscité des critiques et quelques débats, mais l’attention médiatique et politique est rapidement passée à autre chose. Six mois plus tard, j’aimerais revenir sur cette séquence plus intrigante qu’il n’y paraît. Je ne discuterai pas du fond et de l’attitude du journaliste (que j’ai effectivement trouvé plutôt complaisant). C’est la pratique de la marche et son lien avec la conversation politique qui vont m’intéresser.

L’entretien en marchant du 17 décembre 2017.

Conversation, marche et politique

Le politique est un phénomène largement conversationnel. Le prince pense à voix haute, teste en parlant, observe les réactions de ses interlocuteurs à petite et grande échelle. La conversation est une connexion. La marche introduit une variante intéressante dans l’exercice. En mouvement, on peut annoncer les mauvaises nouvelles sans avoir à regarder dans les yeux le malheureux destinataire. On peut aussi sortir plus facilement de la boucle d’une discussion et s’échapper. On peut marcher sur l’objet de la conversation, dans le contexte d’une décision que l’on explore alors à la fois par le corps et par le discours.

Mise en scène avec les masses média ou les réseaux sociaux, la conversation marchée peut montrer de façon évidente une empathie, une discussion ancrée dans l’action et l’écoute du « terrain ». Le parler devient alors plus « performatif », il est plus visiblement une action qu’une constatation.

De nombreux travaux de recherche en sciences sociales et en management ont déjà montré les variantes et les subtilités de la pratique de la marche. L’exercice proposé le 17 décembre aux Français par Emmanuel Macron et Laurent Delahousse était de ce point de vue très intéressant, même s’il n’était pas foncièrement nouveau. L’interview réalisée n’était plus un face à face assis dans un décor stabilisé. Elle était un mouvement discontinu fait de marche et de stations arrêtées où les acteurs restent debout, prêts à repartir.

On est ainsi passé successivement du bureau d’apparat du premier étage, au salon vert, aux marches de l’escalier d’honneur, puis la conversation s’est conclue dans le hall sous les lumières du sapin de Noël. Dans le mouvement, les entre-deux, l’obscurité (on est en soirée), ces couloirs où l’on s’arrête peu, on devinait les apartés, les secrets et les rumeurs chuchotés, le temps des vraies décisions.

Cette interview marchée a fait accéder le spectateur à une forme d’intimité du pouvoir. Elle montrait un rythme dynamique. Celui de décisions qui n’attendent pas, d’un décor qui ne sert qu’à sentir la force du mouvement (les plans en caméra portée n’étaient pas toujours stabilisés), de gestes politiques qui sont plus essentiels que le cadre qui les accompagne. Certains plans étaient tournés à distance, derrière une rampe. On devenait alors un observateur caché de la conversation. On touchait une atmosphère. À l’occasion d’une parenthèse, le journaliste insiste sur l’omniprésence du temps dans le lieu qu’il découvre : on entend en permanence le bruit des horloges.

En revoyant la vidéo, je suis frappé par à quel point le rythme, les discontinuités, les postures, les horizons de la marche, sont posés par Emmanuel Macron et ses réactions. Si comme le dit Michel de Certeau, la marche est une écriture, c’est bien le président qui tient le stylo et reproduit la grammaire de l’espace élyséen. Vers la 25e minute, Laurent Delahousse relance un mouvement, mais il est subtilement arrêté par Emmanuel Macron. En contre champ, le visage du journaliste acquiesce à plusieurs reprises en réponse aux propos du président. Un peu plus tard, dans l’escalier, il marque enfin un arrêt suivi par Emmanuel Macron.

Mais quelques marches plus loin, le président impose à son tour un autre arrêt qui est celui de la réponse de fond. On aurait pu imaginer un Laurent Delahousse plus cabotin, proposant de chemins de traverse, marquant un arrêt pour imposer un thème vraiment dérangeant, accélérant la marche pour inciter le président à passer à autre chose… Mais finalement, la scénographie est restée celle d’un invité important que l’on raccompagne après un rendez-vous.

Le faux-pas de Macron ?

On devine parfois des fantômes que le président désigne, notamment celui de Donald Trump qui était « juste ici ».Tout le corps et les gestes présidentiels construisent le récit et les personnages. Mis en perspective avec les autres interviews de la cinquième république (que le contraste est fort notamment avec l’ancrage et la fixité gaullienne), le format est sans conteste innovant et le fond probablement moins convenu qu’il ne l’a été dit. Avec le recul, je m’attendais à plus d’articles et de commentaires sur les réseaux sociaux. Je pensais également que le code allait également être rapidement repris et diffusé au-delà du champ politique. Cela n’a pas été le cas. Ou pas encore. Pour quelles raisons ?

Le cadre de la marche a concrétisé un mouvement mais aussi une distance. C’est bien les arcanes du pouvoir qu’a montré Emmanuel Macron, une hauteur plus qu’une proximité. Ce sont les pièces les plus liées à son palais qui sont présentées au spectateur. La narration marchée est sans ouverture et sans fragilité. On aurait pu imaginer une partie de l’interview dans des appartements privés, une marche dans les jardins de l’Élysée, une conversation dans la gare de Lyon ou une rue de Paris. L’idée peut faire sourire : une interview présidentielle-clé marchée dans l’espace public. Un mouvement oui, mais dans un espace public, avec de possibles interruptions et des risques de sécurité. Le lieu n’aurait pas nécessairement à être communiqué à l’avance, et c’est précisément parce qu’il n’est pas évident, attendu, raisonnable qu’il serait souhaitable. La parole politique doit avoir sa place dans l’espace public. Aujourd’hui plus que jamais. Celle du président comme celle de tout acteur qui aspire à donner une portée inclusive et transformative à son propos.

Interview « en marche » du président Obama par abcnews/Fusion en 2013.

Une invitation à marcher et converser dans les espaces publics et semi-publics

La marche dans l’espace public est une pratique philosophique et politique très ancienne. Les péripatéticiens comme les révolutionnaires ou encore les situationnistes (notamment avec la pratique de la « dérive ») l’ont installé de façon profonde dans l’inconscient collectif. Déambuler, marcher, flâner dans l’espace public (la rue, la place, le jardin…) nourrit la réflexion comme l’action. Pour celles et ceux qui peuvent aujourd’hui suivre une marche sur les réseaux sociaux et les masses média, l’effet politique est puissant. La parole dans un espace ouvert gagne paradoxalement en fragilité et en portée. Tout peut arriver, n’importe qui peut entrer dans la narration, le cadre défile et est moins monotone… Symboliquement, la parole prononcée dans l’espace public peut être appropriée par chacun.e et les idées deviennent instantanément un bien commun. Tout cela ne se fait pas sans violence. L’espace public est aussi celui qui est souvent le moins policé ou communément policé.

De nombreuses méthodes émergent aujourd’hui afin de construire des conversations politiques marchées dans l’espace public (voir notamment la méthode Open Walked Event Based Experimentations, OWEE, co-construite par le collectif de chercheurs RGCS). Elles mettent en lumière les avantages et les limites de ces postures politiques. Les expérimentations du protocole OWEE auquel j’ai le plaisir d’être associé montrent en particulier que pour celles et ceux qui participent de loin à la la conversation marchée (notamment via les réseaux sociaux), le passage intermittent par l’espace public donne une vraie fragilité à l’expérience. Il produit une véritable narration (tout peut arriver). Il introduit à la fois et paradoxalement de l’ouverture et des formes de violence dans l’expérience. N’importe qui et n’importe quel code de conversation peut entrer dans la boucle de la marche. La fragilité peut ainsi facilement aller jusqu’à la cassure, et l’espace public et semi-public (notamment celui des espaces collaboratifs et des tiers lieux) ne garantit pas la sortie de l’entre soi.

Mais reste un constat fondamental : c’est plus que jamais dans les espaces publics et semi-publics (agora, espaces collaboratifs, tiers lieux…) que doit se construire (ou se reconstruire) la conversation politique marchée comme fixée. Pas dans les couloirs sombres des palais…

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