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Débat : Doit-on à tout prix imposer un « sens » à l’actualité ?

‘Come with me’ Danil Golovkin. Behance, CC BY-NC-SA

Les intellectuels devraient-ils aujourd’hui se contenter de « cueillir des fraises », pour reprendre l’expression pour le moins regrettable de la porte-parole du gouvernement ?

Evidemment, non. Les intellectuels, principalement des universitaires bénéficiant d’une position institutionnelle stable dans le champ académique, se distinguent par leur capacité à nommer le monde et à lui trouver des significations. Ils ont en cela un rôle important dans la construction de l’ordre symbolique d’une société, puisqu’ils participent à la compréhension de l’histoire collective. Mais par temps de « guerre », les intellectuels ont-ils toujours une prise sur le sens de notre destin ?

La place des intellectuels

« Toutes les sociétés ont eu leurs scribes », disait l’historien Raymond Aron. Les nôtres s’expriment dans les médias écrits traditionnels ou sur la radio publique. Ils sont plutôt des hommes blancs de plus de 55 ans.

Par exemple, entre le 17 et 31 mars 2020, sur les 50 prises de position publiées dans la rubrique « Idées » du Monde, 38 ont été signées par des hommes. Excepté les quatre tribunes signées par des collectifs de personnalités, la large majorité des contributions (41) provient de l’univers académique.

Ces intellectuels utilisent les concepts qu’ils ont forgés dans leurs travaux universitaires pour éclairer l’actualité politique. Ainsi, dans deux tribunes différentes publiées récemment dans le journal Le Monde, Bruno Latour, célèbre philosophe et sociologue des sciences, et l’économiste nobélisé Jean Tirole nous expliquent que la vraie urgence n’est pas la guerre contre le Covid-19, mais la crise climatique.

Au premier abord, leur rappel de la « vraie » urgence est sans appel :

« peut-être faut-il prendre conscience que la lutte contre le changement climatique comme celle contre le coronavirus, est la responsabilité de tous » (Tirole).

« Responsabilité de tous », « responsabilité de l’État », il y a toujours des nuances dans les prises de position, mais l’essentiel est ailleurs : la parole de ces intellectuels oriente le regard du citoyen, définit ce qui est important et ce qui n’est pas important, en le forçant implicitement à prendre lui-aussi position.

Cette imposition de problématique peut s’apparenter à une forme de violence symbolique, c’est-à-dire à la construction d’un horizon des possibles qui ne fait que traduire la vision du monde des forces sociales dominantes.

Mais au-delà de cet aspect récurrent de la marche des idées, ce type de tribunes pose aujourd’hui un autre problème. Elles obligent les citoyens ordinaires à penser à tout prix « le sens » de l’actualité. Elles leur interdisent de partir dans tous les sens ou d’accepter le non-sens de leur condition.

Il faut croire que cette mince possibilité de s’arrêter et de ne pas penser, de se laisser envahir par le calme ou par la peur, par des sentiments contradictoires ou par le vide est si terrifiante socialement que certains considèrent qu’il faut remettre de toute urgence de l’ordre avant que cela ne soit pas trop tard.

Non sens. A.Surubaru, Author provided

« To be or not to be » en guerre

En sciences sociales, l’idée que le langage ordinaire peut induire en erreur le chercheur est largement partagée. Les manuels de sociologie invitent ainsi les étudiants à se méfier des prénotions, c’est-à-dire des mots qui construisent le sens du monde au quotidien.

Quand le Président Macron dit que « nous sommes en guerre », le bon sens académique nous oblige donc à prendre cette expression avec des pincettes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation sanitaire liée au Covid-19, « il ne s’agit pas d’une guerre, parce qu’il n’y a pas d’ennemi » rappelait la philosophe Claire Marin.

« Parler de guerre me semble inadapté, incongru et déplacé, c’est même une faute », considère lui-aussi l’historien Michel Wierviorka.

Pour Bruno Latour, le problème n’est pas tant ce virus qui mène tranquillement sa vie (de « la gorge en nez en nous tuant sans nous en vouloir »), mais l’humain qui détruit la Planète. Selon lui, le véritable enjeu de cette crise est de dévoiler l’incapacité de l’État actuel à gérer la crise climatique. Les décisions actuelles de Macron illustrent selon lui l’existence d’un État enfermé dans la logique du biopouvoir, c’est-à-dire un État du XIXe siècle qui gérerait des populations de manière autoritaire sur son territoire.

Pour Jean Tirole :

« dans leur quotidien, les citoyens ne mettent pas systématiquement la vie au-dessus de l’argent et ne sont pas prêts à réduire considérablement leur consommation en échange d’un monde plus sûr. »

C’est pourquoi, l’économiste les exhorte à « apprendre leur leçon » pour :

« faire jouer la pression sociale pour pousser les acteurs économiques à agir dans le sens du bien commun. »

Pourtant… « nous sommes en guerre »

Malgré les réticences justifiées des universitaires à l’égard de l’usage politique du mot « guerre », celui-ci reste un des cadres possibles d’interprétation de la situation actuelle. En effet, lorsque le Chef des armées déclare « nous sommes en guerre », cela a des conséquences directes sur l’organisation de la société. Ainsi, les rythmes de la vie privée se retrouvent bousculés du jour au lendemain et les règles de fonctionnement de la sphère publique révisées de manière discrétionnaire. Le Président de la République n’est pas l’État, mais il dispose d’un pouvoir d’agir fondamental sur une population et un territoire. C’est pourquoi, lorsqu’il dit « faire la guerre », ces mots ne sont pas anodins, au-delà de simples procédés rhétoriques.

Pourquoi alors de nombreuses tribunes publiées à propos de la lutte contre le Covid-19 rejettent l’idée de l’existence d’une « guerre » ?

Pour le citoyen ordinaire, la guerre est une perte de contrôle de sa situation individuelle. Ce n’est pas lui qui décide du sens immédiat de ses activités, mais le pouvoir politique.

Accélération du temps social

Cette capacité structurante du politique n’est pas une particularité des situations de guerre : nos existences sont régies de la maternité aux pompes funèbres par les décisions de nos gouvernants. Mais l’accélération du temps social face à un « ennemi » commun (réel ou supposé) rend le pouvoir visible, palpable et de ce fait, insupportable pour beaucoup d’entre nous.

Confronté à cette perte de contrôle, chacun réagit avec les armes dont il dispose. Jean Tirole, Bruno Latour ou Michel Wieviorka ne sont pas des citoyens ordinaires : ils représentent les savoirs académiques institués. Leurs idées sont donc les idées d’un monde universitaire légitime, qui se donne le luxe de pouvoir reformuler les priorités du jour, à contre-courant de l’expérience immédiate du monde.

Or, pour ceux et celles qui n’ont pas ces armes à leur disposition, ni l’illusion de pouvoir jouer un rôle dans l’histoire de leur pays, la guerre peut être un cadre qui donne du sens à la perte de sens. Les priorités d’hier semblent ridicules aujourd’hui, car le temps n’a plus de consistance. La peur ou l’anxiété de vivre confiné se mêle à la peur de mourir ou de voir mourir. L’attente devient l’horizon commun des citoyens ordinaires, tout comme ce goût amer de brouillage de repères. Même si les intellectuels s’efforcent dans les médias à donner du sens à la violence de ce nouveau quotidien, celle-ci leur échappe. Tout comme le pouvoir d’agir sur le sens de notre destin collectif, qui reste fondamentalement un acte politique.

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