Dans une tribune publiée le 15 octobre 2018 dans le magazine en ligne Diacritik dont il est rédacteur, Johan Faerber ne décolère pas, à la suite de la diffusion d’un texte de 275 mots dans les réseaux scientifiques – un appel à contributions – destiné aux seuls chercheurs. Le texte querellé appelle à réfléchir à la labellisation « française ». Cette « francité » de laquelle sont exclus certaines fictions ou auteurs francophones et dont d’autres se réclament en permanence. Le rapatriement pour service national d’auteurs francophones représentant la France a régulièrement été constaté. Ainsi d’Alain Mabanckou qui lorsqu’il était en course pour le Man Booker Prize, était systématiquement présenté comme « écrivain français » par cette même critique journalistique qui le présente régulièrement comme Congolais. Au-delà donc de l’épiphénomène médiatique, les questions soulevées par Alexandre Gefen, Oana Panaïté et Cornelia Ruhe, pour « zemmouristes » qu’elles apparaissent aux yeux de Johan Faerber se posent de manière soutenue aux chercheurs d’Amérique du Nord, d’Afrique et certainement de France (si l’on en juge un essai récent de Kaoutar Harchi) s’intéressant à la littérature de langue française.
Johan Faerber utilise dès les dix premières lignes les épithètes plutôt excessives de « scandaleux », « monstrueux », « affligeant », « consternant », « dangereux », « épouvantable », au sujet d’un genre essentiellement technique : l’appel à contributions. Les associations de veille antiraciste elles-mêmes n’auraient jamais songé à attaquer si tôt une idée au seul motif que l’objet serait res non grata, que l’identité serait devenue un pré carré zemmourien, et que tous ceux qui interrogeraient quoi que ce soit en littérature qui rappelle la « terminologie maurrassienne » feraient le jeu des extrêmes. Les expressions clivantes que Faerber dénonce dans l’espace public sont d’autant plus délicates à évaluer qu’elles sont sorties de leur contexte et de leurs guillemets de distanciation, incluses par exemple dans le titre de l’appel à contributions : « Fictions “Françaises” ».
Ce billet rappelle une polémique récente que le collectif Cases rebelles a suscitée au sujet de l’entretien de Pascal Blanchard au journal Libération et de la couverture faite par Médiapart de l’ouvrage collectif alors en promotion. Il nous faut être capables de distinguer ce qui nous embarrasse, ce qui nous indigne, de ce qui réellement nous cause du tort.
Tabous scientifiques
Dans un cas, il s’agit d’un numéro dont l’appel court encore, mais dont le traitement est dénoncé alors qu’il n’est pas encore publié, au nom d’une censure préventive. Dans l’autre, il s’agissait d’un livre « à paraître » (le 27 septembre), c’est-à-dire dont seuls quelques privilégiés, au moment de la polémique, connaissaient la teneur, au-delà des photographies dénoncées. Autant le livre que codirige Pascal Blanchard était considéré sur les réseaux sociaux comme une provocation, du « braconnage », autant le numéro de revue que codirige Alexandre Gefen est accusé de « zemmourisation » (synonyme actualisé de lépénisation), d’« irresponsabilité morale » et de « cynisme médiatique ».
En somme, il est reproché aux chercheurs dont c’est le métier d’avoir travaillé sur l’existant, dans un contexte où depuis des années, on fait croire aux chercheurs africains qui se succèdent en France que ce pays rejette l’histoire de ses génocides, que l’histoire coloniale française ou les approches qui la rappellent (postcolonialisme) sont d’autant plus méprisées qu’elles évoquent ou mettent en scène seulement ces moments peu glorieux d’un passé imparfait, et que l’identité française et la race seraient des tabous scientifiques. En l’espace de deux ans seulement, tous les écrivains africains majeurs ont publié chez des éditeurs importants des ouvrages qui montrent, dans leur nudité, la violence coloniale. Hemley Boum (2016) et Max Lobé (2016) qui ont été primés pour leurs romans sur la colonisation, dans une certaine mesure Alain Mabanckou (2018) et David Diop (2018) au Seuil, dans un autre régistre Emmanuel Dongala (2018) et Wilfried Nsondé chez Actes Sud, mais aussi Gauz (2018) chez Iconoclaste, ou encore les chercheurs français Pétré-Grenouilleau (2018) et Sala-Molins (2018) aux Presses universitaires de France.
Le fait est que la recherche en France n’évolue pas en vase clos, ce qu’il y a par ailleurs de constant dans les deux projets querellés, c’est qu’ils résultent de collaborations entre chercheurs français, américains et africains. Les réactions excessives au sujet de photos pourtant accompagnées d’un apparat critique, encadrées d’essais d’historiens de haut vol et de la fine fleur de savants provenus de divers horizons, ne sont pas de nature à laisser s’épanouir tout débat constructif.
Laisser les chercheurs penser
Nous devons nous abstenir, nous autres Noirs hyperconscients de notre race, nous Blancs antiracistes imbibés de bons sentiments, nous journalistes rendant des jugements avant-dire-droit et délivrant des certificats de bonne moralité à la recherche, nous devons nous abstenir d’empêcher de penser ceux qui suspendent leur appartenance à une race, à un pays, à un parti pour faire leur métier. Nous devons nous empêcher de leur dicter des thèmes, les termes et conditions de leur recherche. Nous devons arrêter de chercher en tout savant ou artiste un militant antiraciste. Non que cela ne doive pas être attendu d’eux, qui sont au quotidien confrontés au racisme, au profilage racial et au déni d’identité française, mais que les mouvements militants et l’antiracisme émotionnel, les buzzwords qui remplacent les mots-clés, l’argument qui mise tout sur les algorithmes qui assureront sa diffusion sont un danger, le plus important peut-être, auquel fait face la recherche. L’antiracisme est dévoyé, qui refuse de prendre appui sur la science, la voit en ennemie, et ce faisant participe de la culture de l’anathème et du duel public.
Une telle hystérisation de l’indignation dans les réseaux sociaux et les publications en ligne empêche non seulement de penser, mais encore stigmatise ceux qui, dans le bruit permanent, osent penser. Les personnes « racisées » ayant participé au projet de Blanchard et alii sont suspectées de « collaborer », victimes à leur tour d’un racisme à rebours, accusés qu’ils sont d’être des sortes de nègres de maison ou de native informant. Les chercheurs interpellés par l’appel à contributions de Gefen sont donc par avancé indexés comme zemmourisés. Faut-il désormais tout régler, en France, par des procès d’intention, des cris et des étiquetages, s’enfermer dans une dynamique d’opposition et instituer la caporalisation de la recherche ? Répondant à la tribune de l’essayiste Stephen Smith publiée une semaine plus tôt dans Libération, François Héran rappelait le 9 octobre dernier que certaines méthodes contreviennent « à la règle dans nos disciplines ». Les seules caresses de l’opinion et de l’instant ne doivent pas structurer le débat francophone.