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Débat : Heidegger ou « l’antisémitisme rédempteur »

Martin Heidegger en 1934 à Fribourg avec l'insigne nazie.

Cet article s’appuie sur l’ouvrage de François Rastier, « Heidegger, messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs », éditions Le Bord de l’eau, septembre 2018.


Dans ce nouvel ouvrage, François Rastier poursuit le travail de démystification entrepris avec Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui publié en 2015. Depuis, la parution des Cahiers noirs permet de renforcer, si besoin était, les thèses de l’auteur. On sait qu’entre 1931 et 1975, Martin Heidegger consigna ses réflexions dans trente-quatre cahiers (le premier a été « perdu »), dits noirs en référence à la couleur de la reliure. Gallimard vient d’en publier deux volumes qui couvrent les années 1931-1939 (Sous le titre de Réflexions II-VI et VII-XI.), période durant laquelle Heidegger tenait non seulement des propos antisémites mais était membre du Parti nazi (dès 1933 et jusqu’en 1945). Dans ces ouvrages, ce qu’annonçait le « prophète », c’était la venue d’un « messie », à savoir lui-même. La posture messianique a une portée décisive : elle dit qu’il ne suffit pas d’exterminer les juifs, il faut aussi détruire le judaïsme de l’intérieur. Fin 1941, dans l’un de ces fameux Cahiers, Heidegger écrit, avec une aveuglante clarté, que l’acte le plus haut de la politique consiste à contraindre l’ennemi à procéder à son auto-extermination.

On peut évidemment traduire Selbstvernichtung par auto-anéantissement. En revanche, y voir un tout autre sens, comme, par exemple, Guillaume Payen, est totalement indéfendable. Preuve, s’il en fallait encore, que le langage crypté du Maître égare (le plus souvent ceux qui veulent être égarés).

Auto-extermination

Pour Heidegger, le combat pour l’être (der Kampf für Seyn) doit, contre Kant, se substituer au combat pour l’homme. Or la métaphysique a été corrompue par l’oubli de l’Être, c’est-à-dire, comme le souligne F. Rastier, par le rationalisme juif. Une métaphysique « enjuivée » qui conduit à l’antisémitisme et forge le cadre du négationnisme ontologique (on doit cette suggestive expression à Emmanuel Faye.) qui frappe les juifs. Dès lors, les nazis ne sont plus les bourreaux mais de simples instruments de ce qui est en réalité auto-anéantissement. Le raisonnement heideggérien est limpide : l’extermination est un processus technique et la technique est liée aux juifs !

On a là un exemple saisissant du raisonnement des exégètes zélés : reconnaître le crime mais en exonérer les criminels. Et, de surcroît, ainsi que l’écrit Donatella Di Cesare, « on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre » ! F. Rastier souligne opportunément que la philosophe italienne ne fait ici que reprendre la célèbre question, fondement même du négationnisme, posée par le Maître en 1949 : « Meurent-ils ? » Non, car lorsque l’on est privé de sol et d’être (c’est-à-dire de patrie, Heidegger usant régulièrement de mots de couverture), on ne meurt pas. Puisqu’ils n’existent pas ontologiquement, les juifs, réduits à de simples apparences, ne peuvent mourir.

Ces argumentations indignes sont souvent reprises par des auteurs juifs (B.-H. Lévy, Joseph Cohen, Raphael Zagury Orly, Marlène Zarader, Pascal David, etc.), ce que F. Rastier avait nommé dans son livre de 2015, la « lustration par les juifs » : toute énormité apologétique en faveur du nazisme doit s’appuyer sur au moins un élève juif de Heidegger. On a même poussé l’inventivité interprétative à son funeste terme en défendant la « thèse » d’un Heidegger influencé par les juifs ou le judaïsme. Il s’agirait, pour paraphraser le titre du livre de Marlène Zarader, d’une « dette impensée » – une idée reprise, en dépit de toute raison, dans l’argumentaire d’un colloque de la BNF – Pour Rastier, « Heidegger l’a emporté dans sa rivalité amicale avec Schmitt, car il a entendu mobiliser des élèves et disciples juifs non seulement pour minimiser ou banaliser son nazisme mais pour en faire l’apologie et, mieux encore, ruiner le judaïsme de l’intérieur pour parachever sur le plan spirituel l’extermination ».

La vision du monde heideggérienne, une métapolitique, est-il écrit dans les Cahiers noirs (Mais aussi dans ses cours et séminaires des années 1930 et 40), fondée sur une ontologie identitaire, s’affirme plus précisément comme une métapolitique de l’extermination. Que cette caractérisation reste largement ignorée, nous ne devrions pas nous en étonner. Dans Naufrage d’un prophète, F. Rastier avait insisté sur les raisons de l’aveuglement (le plus souvent, largement consenti) des thuriféraires de toutes obédiences. Parmi celles-ci, les efforts des ayants droit pour effacer les traces et présenter un auteur « idéalisé, poétisé, romantisé », encouragés par Heidegger lui-même dans son souci d’éloigner le danger pour la Pensée de se faire comprendre. Le lecteur de Heidegger doit être intimidé et soumis, la lecture n’étant pas appropriation critique mais contemplation.

On aurait pu imaginer que la publication des Cahiers noirs changerait la donne. Il n’en a rien été. Les zélateurs du Maître restent insensibles à l’argumentation et aux faits. Bien au contraire, ils célèbrent l’ignorance, celle de la nature de la pensée heideggérienne (en la décrivant comme une simple occurrence d’un antisémitisme et d’un antijudaïsme traditionnels), et ils en font une vertu opposée au savoir scientifique et à son idéal rationnel. Ce point est important et il y aurait lieu d’aller plus loin dans l’analyse de la réception fascinée de la « pensée » heideggérienne, tout particulièrement en France.

Dans un chapitre décisif, F. Rastier insiste sur le projet heideggérien : en finir avec la philosophie par la Pensée. Et ce projet est explicite, même si les formules pour le décrire défient l’entendement : « La Pensée pensante » n’entre pas dans le domaine de la philosophie et elle est hostile aux sciences. Ainsi comprise, elle commande une destruction des langages philosophique et scientifique, dans la mesure où ils se soumettent aux idéaux de rationalité, d’objectivité et de vérité. Heidegger, en effet, oppose penser et connaître et, ainsi, néglige tout apport fourni par la démonstration et la preuve partagée. La Pensée doit être soustraite à la raison et, plus encore, « aura pour tâche de l’anéantir ». Dès lors, dans le prophétisme heideggérien, les événements politiques, tels la venue du IIIe Reich et le génocide des juifs, sont soustraits au champ de l’explication rationnelle et transformés en événements théologiques.


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Déconstruire

La vérité ne serait donc pas autre chose, selon Gianni Vattimo, l’un des thuriféraires les plus accomplis du Maître, que le mensonge oppresseur d’autorités illégitimes, lieu commun du « déconstructionnisme » dont Heidegger est l’incontestable parrain. F. Rastier souligne qu’en s’éloignant de tout projet de connaissance, et en visant plutôt la reconnaissance, la Pensée a inspiré la French Theory. Celle dernière, en multipliant ses objets d’étude, entend conquérir l’univers académique. Cette stratégie a « des effets d’autant plus durables que la déconstruction, en prônant l’indistinction catégorielle et la réversibilité généralisée, est en passe de devenir la justification théorique de la post-vérité ».

L’auteur le notait déjà dans son précédent ouvrage, les conséquences de ce renoncement relativiste sont dévastatrices puisque « la catégorie même de crime disparaît dès lors que le criminel n’en a pas la notion : c’est le sentiment de culpabilité et la reconnaissance du crime par le meurtrier qui détermine s’il y a crime ou non ». « Penser », c’est alors nier. Le seul contenu effectif de la pensée « demeure la figure unique du Penseur et l’intimidation qu’exerce son propos obscur et prophétique ». Dès lors, penser la Shoah, ne peut conduire, nous l’avons vu, qu’au négationnisme ontologique. À moins, indécent retournement, qu’il nous faille impérativement la penser avec Heidegger, comme l’exprime sans vergogne D. Di Cesare pour qui Heidegger doit en outre permettre de définir les tâches de la philosophie aujourd’hui !

On pourrait être tenté de rejeter l’argumentation de F. Rastier en faisant de lui un penseur foncièrement conservateur, incapable de saisir la supposée portée émancipatrice du déconstructionnisme. Ce serait ne pas savoir lire. D’autant qu’une large part de l’intérêt de son dernier ouvrage réside dans la clarté et la force de ses orientations politiques. S’il s’emploie avec bonheur à dénoncer les courants (tout particulièrement l’extrême droite et l’islamisme) qui, plus ou moins consciemment, trouvent chez Heidegger et ses disciples un messianisme apocalyptique, c’est en s’inscrivant résolument dans la mouvance anti-colonialiste.


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F. Rastier note justement qu’un « véritable anticolonialisme a pour mission de dissiper les préjugés raciaux qui ont servi de justification à la colonisation elle-même ». Ainsi, F. Rastier reconnaît que les études postcoloniales ont « posé des questions injustement négligées, ont dénoncé la morgue des métropoles et ont réhabilité des auteurs oubliés ». Il n’oublie pas de rappeler le principe fondamental selon lequel l’antiracisme ne se divise pas, ce qui l’autorise à fustiger les propos révisionnistes de B. Nétanyahou ou les délires de la théorie de l’Eurabia.

Il se place donc, sans la moindre ambiguïté, sous le patronage d’Edward Saïd (et la critique de catégories, stéréotypes massifs, telles qu’Orient et Occident) ou encore d’Edouard Glissant ; il rappelle également la précieuse analyse d’Hélé Béji, essayiste tunisienne, soulignant que la décolonisation n’a pas été une victoire contre la « civilisation », pour démasquer l’imposture de ceux qui prônent aujourd’hui le retour de la race au nom même de l’antiracisme. Il ne se limite donc pas à une consistante critique de l’exaltation communautaire racialiste chez H. Bouteldja et les Indigènes de la République. Il dénonce également ceux, tels A. Finkielkraut, qui, en miroir, font de l’antiracisme une idéologie mensongère et courent ainsi le risque de réhabiliter un racisme décomplexé : « Faire de l’antiracisme une source de la violence, c’est délégitimer ce qui peut encore s’opposer à son déchaînement ».

Ce livre dense mais d’une parfaite lisibilité apporte à la compréhension de la passion que suscite Heidegger des clefs dont ne peuvent passer ceux qui souhaitent, malgré la noirceur du temps, résister à la barbarie identitaire. Cette recension ne rend pas justice, faute de place et aussi d’une connaissance suffisante de la langue allemande, à l’inlassable travail de décryptage du vocabulaire heideggérien.). Après l’avoir lu, on ne peut décemment plus douter de la compromission de la pensée heideggérienne avec le nazisme. Heidegger n’était pas seulement un penseur antimoderne, comme continuent à le croire nombre de ses épigones, mais bel et bien un messie qui voyait dans l’antisémitisme exterminateur le moyen de la rédemption du peuple allemand.

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