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Débat : Il n’y aura pas de nouvel ordre international post-pandémique

La compétition entre les grandes puissances ne changera pas de nature du fait de la pandémie. LukeOnTheRoad/shutterstock

L’analyse des conséquences géostratégiques de la pandémie de Covid-19 a donné lieu à des centaines d’articles. Certains s’étaient empressés d’appuyer l’idée d’une nouvelle donne internationale, voire d’un changement radical des équilibres entre puissances. Tantôt pessimistes – renforcement des frontières, montée en puissance des régimes dictatoriaux et populistes, menaces pour le libre-échange –, tantôt optimistes – solidarité accrue, consolidation du cadre multilatéral, globalisation non point arrêtée, mais mieux maîtrisée –, ils péchaient, comme nous l’avons déjà montré, par déterminisme et inférences hâtives, accordant peu de poids à la faculté de décision des démocraties.

Plutôt que de rupture, d’autres analystes, à notre sens plus prudents et plus avisés, perçoivent plutôt une poursuite de plusieurs tendances existantes, exacerbées toutefois, quel qu’en soit le sens, par la profonde crise économique, sociale et politique qui résultera inévitablement de la pandémie.

Ces tendances menaient déjà, avant la crise, à des situations de rupture. La pandémie peut avoir pour effet de conduire à des points de non-retour, non pas en tant que telle, mais parce que les dirigeants mondiaux risquent de consacrer leur attention à des phénomènes liés au traitement de la crise post-pandémique plutôt qu’aux éléments d’apparente permanence qui peuvent se révéler plus ravageurs. Ou, pour le dire autrement, ils auront peut-être plus tendance à soigner les nouvelles maladies qu’à traiter un mal chronique d’une létalité plus grande à moyen terme.

Les loups ne sont pas devenus des agneaux

S’il devait y avoir une différence de perspective majeure entre les régimes démocratiques et les autres, elle résiderait sans doute dans l’objet principal de leur attention. Les dirigeants démocratiques ont eu comme souci quasi exclusif depuis février ou mars de lutter contre la pandémie et d’en prévenir les effets en amont sur la société et sur l’économie. Ils ont aussi eu pour préoccupation d’aider autant que possible, quand ils le pouvaient, d’autres États frappés du même mal. Au niveau européen, au-delà des controverses justifiées sur l’ampleur des mesures et le niveau de solidarité, ils ont œuvré à maintenir une cohésion européenne et à atténuer les effets de la crise sur les pays les plus vulnérables. Leur horizon était celui-là. S’il est approuvé par les autres États membres, le plan franco-allemand de relance économique du 18 mai 2020 sera ainsi un signe majeur de la robustesse des institutions et du projet européen.

Emmanuel Macron écoute Angela Merkel lors d’une conférence de presse vidéo commune au Palais de l’Élysée, le 18 mai 2020, à Paris. Francois Mori/Pool/AFP

Les dictatures ont sans doute, à des degrés divers, tenté de répondre à la pandémie, mais cela fut loin d’être leur seule préoccupation. La Chine comme la Russie ont non seulement profité de la crise pour renforcer leurs actions de propagande contre les démocraties libérales, (pour la première, avec une agressivité nouvelle), mais aussi tenté d’avancer leurs pions sur l’échiquier international.

Moscou a continué, quoique avec une intensité plus faible, ses attaques dans le Donbass. Elle a également persisté dans son offensive révisionniste sur le plan historique en attaquant cette fois-ci la Finlande et en tentant de réduire au silence les historiens qui continuent de vouloir faire toute la lumière sur les crimes de Staline. Malgré des propos plus critiques qu’auparavant tenus par certains proches du Kremlin à l’égard du régime d’Assad, mais qu’il ne saurait être question de surinterpréter, rien n’indique que le Kremlin ait renoncé à aider Damas à reconquérir, au prix de crimes de guerre, l’ensemble de la province d’Idlib.

Quant à Pékin, outre ses actions d’influence en Serbie et en Afrique, elle a entrepris d’accroître son emprise sur Hongkong, violant ouvertement les principes constitutionnels qui garantissaient son autonomie. Ses menaces à l’endroit de Taïwan se sont aussi intensifiées.

Sur le plan intérieur, les deux régimes, à l’instar d’autres dictatures, ont continué leur offensive contre les dissidents et les organisations de défense des droits de l’homme.

La même répression meurtrière a continué en Syrie et en Iran. Le régime algérien a lui aussi profité de la crise pour renforcer sa répression contre ses opposants et le régime turc en a fait de même. La Hongrie a adopté des lois d’exception liberticides et le parti au pouvoir en Pologne a poursuivi son offensive contre les valeurs de la société ouverte et l’indépendance de la justice. Et qui prête attention à la guerre qui s’intensifie entre l’armée birmane, susceptible selon l’ONU d’avoir commis des crimes de guerre, et les guérilleros de l’Arakan Army, ou encore aux persécutions continuelles des Rohingyas, dépourvus de tout havre d’accueil ?

La faiblesse ou l’absence de réaction de la plupart des démocraties et la propension ancienne à minimiser la portée systémique des attaques conduites par certains régimes dictatoriaux n’augurent pas d’un monde démocratique plus courageux ni plus intelligent.

Le multilatéralisme n’est pas une promenade de santé

Une deuxième idée, fréquemment entendue, consiste à dire que la pandémie devrait avoir pour effet de conforter le multilatéralisme, tant au niveau européen – plan de secours massif et de solidarité – que mondial – de l’effort pour le développement avec une potentielle annulation de la dette africaine jusqu’au perfectionnement de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), largement critiquée pendant la crise en raison de sa sensibilité aux sirènes de Pékin. Les exhortations vaines, auxquelles la période présente échappe encore moins, sont toujours trop faciles. On peut aussi défendre le principe de l’ONU – les maux de l’organisation sont moins dus à elle-même qu’aux États – sans tomber dans des objurgations qui ne peuvent, de manière réaliste, produire des résultats.

Sans doute le rappel est-il banal, mais les organisations internationales sont le lieu de rapports de forces, les intentions malignes qui en sont à l’origine et le mal pouvant en résulter étant d’intensité variable. Elles sont toujours le lieu de marchandages, plus ou moins dignes, entre États.

À un premier niveau, on trouve les rivalités d’intérêt économique et, de manière indissociable, les considérations de politique intérieure – chaque dirigeant agissant légitimement en fonction des perceptions de ses électeurs, même s’il peut aussi contribuer à les changer. C’est particulièrement ce qui se passe au sein de l’Union européenne.

À un deuxième niveau, les États tentent d’exercer sur ces institutions une influence indirecte et souvent peu visible, que ce soit pour faire valoir leurs principes, pour bien se positionner sur des appels d’offres, pour faire avancer une négociation ou par simple souci de démontrer leur puissance sur la scène internationale. Cela n’est a priori ni anormal ni scandaleux dès lors qu’il n’y a ni corruption ni violation des principes de ces organisations. Les intentions peuvent faire l’objet d’une critique politique, non pas la tentative d’influence en elle-même.

À un troisième niveau, un État peut chercher à se servir d’une organisation internationale pour tenter soit, par des pressions, de légitimer une politique contestable, soit de dissimuler certains de ses méfaits (ou empêcher la réaction de ce qu’on appelle par commodité la « communauté internationale »), soit encore de délégitimer, de faire pression sur, ou de marginaliser un État adversaire.

À un quatrième niveau, le plus grave, un État peut chercher à rendre une organisation internationale inopérante dans ce qui est le cœur de sa mission en bloquant ses résolutions, en violant les décisions supposément conjointes et entravant l’action.

Or, tout indique que la crise du Covid-19 n’a pas effacé ces tendances, mais les a renforcées. Les enjeux d’image, les préoccupations liées à une crise économique et sociale sévère et la guerre de l’information devraient plutôt annoncer de nouveaux troubles pour ces organisations. Les puissances démocratiques devront en tenir compte à la fois en se montrant plus promptes au compromis entre elles et plus résolues, ensemble, dans l’affrontement avec celles qui ne le sont pas.

L’Europe reste un nain géostratégique

La réalité du monde d’aujourd’hui est d’ores et déjà la rivalité, sinon le conflit, entre les pouvoirs – réalité que certains ont tout fait pour dissimuler soit par irénisme, soit par lâcheté, soit par complicité avec les puissances révisionnistes. Cette réalité ne va que s’accentuer demain. Devant la pandémie, l’Europe a tantôt marqué une conscience de cette réalité par des déclarations claires, notamment sur les cyber-menaces, tantôt montré une propension à les mettre de côté, notamment en édulcorant un rapport sévère sur la propagande chinoise.

Demain sera un test de robustesse pour l’Europe, d’abord bien sûr pour sa cohésion dans la mise en œuvre de mesures de solidarité et dans sa capacité à faire respecter l’État de droit, mais aussi pour son affirmation comme puissance. Sur ce plan-là, les nouveaux dirigeants des institutions de l’UE ont des progrès à accomplir et ils n’ont pas traduit dans les faits – malgré les proclamations d’Ursula von der Leyen et Josep Borrell – leur ambition, selon les termes de la présidente de la Commission, de parvenir à une « Europe géopolitique ».

Une telle ambition requiert certes d’abord une cohésion entre les 27 et il ne faudrait pas que certains pays, potentiels maillons faibles comme l’Italie, se laissent aller à une forme de complaisance envers Moscou, notamment en demandant une levée des sanctions ou en estimant qu’une forme de réengagement avec le régime de Poutine est possible, ou envers Pékin, en reprenant, après la pandémie, le business as usual avec la Chine. Une politique plus bienveillante envers Taïwan serait de ce point de vue un signal positif fort. Une telle orientation doit aussi se traduire dans notre politique à l’égard des pays candidats ou potentiellement tels. Une politique plus engageante envers la Serbie est certainement nécessaire, mais elle doit être conditionnelle dans son orientation : entre Moscou et Pékin, d’un côté, l’Europe de l’autre, il faudra choisir.

L’Europe est surtout attendue dans une politique sans ambiguïté devant les principales menaces, celle des régimes russe et chinois. On attend principalement d’elle un soutien sans faille à l’Ukraine agressée ainsi qu’à la Géorgie qui n’a pas recouvré les 20 % de son territoire de facto annexés par Moscou. On souhaite qu’elle dénonce les crimes de guerre commis par le régime de Poutine à côté de celui d’Assad plutôt que de s’alarmer de l’afflux des réfugiés sur son sol sans en traiter les causes. Si elle a adopté une position ferme en demandant qu’une enquête indépendante soit menée sur la manière dont la Chine a traité la pandémie qui s’est déclarée sur son sol, elle devrait se montrer moins chiche dans son soutien aux protestataires de Hongkong et faire entendre sa voix sur le traitement des Ouïghours. Enfin, la crise du Covid-19 est l’occasion pour elle de tenir compte des risques liés à sa dépendance dans les secteurs-clés de son économie (matériel médical, terres rares et produits électroniques pour la Chine, gaz pour la Russie), mais aussi de l’offensive de Pékin sur les normes de l’Internet.

Relation transatlantique et autonomie stratégique

Pour l’Europe comme pour les pays démocratiques en général, il est impossible de concevoir une politique qui permette de s’affranchir de la menace de dictatures offensives à la fois en dehors de la relation avec les États-Unis et sans être capable de la dépasser. Cette réalité paradoxale – être alliés et différents – dépasse de loin les aléas posés par l’inconstance et l’inconsistance de la présidence Trump. La pandémie n’a pas fait disparaître le besoin conjoint d’Europe et des États-Unis dans le dossier ukrainien : le format de Minsk, irremplaçable un moment pour conjurer le pire – et les accords de Minsk sont la base juridique des sanctions envers la Russie –, n’est plus adéquat pour avancer davantage, car il ne contient pas en lui-même suffisamment de leviers pour faire pression sur le Kremlin et n’inclut pas la Crimée.

Sur la Chine plus encore, les tentatives visant à limiter notre dépendance par rapport à son marché et à répondre à son influence tant au sein des organisations internationales que dans certaines zones, y compris l’Afrique, ne peuvent qu’être vouées à l’échec sans une coordination étroite avec Washington qui devra investir plus, intellectuellement, dans ces organisations. Nous n’avons pas besoin d’une stratégie unique, certes, mais au moins d’une stratégie conjointe. Les États-Unis sont nécessaires à l’Europe pour affaiblir et dissuader les principales menaces, mais nous devrons acquérir la capacité d’agir seuls lorsque les Américains ne nous suivront pas – cela pourrait être le cas de plus en plus au Moyen-Orient, car on ne voit pas aujourd’hui Joe Biden, s’il est élu, remettre en cause la doctrine Obama de non-intervention en Syrie.

Quel que soit le prochain président américain, et au-delà de zones de sous-développement indignes, les États-Unis resteront aussi la première puissance mondiale et ils ont montré leur capacité, malgré une gestion calamiteuse de la pandémie, à s’engager dans un plan de soutien massif à l’économie qui leur permettra de rebondir. Ils pourront demain contribuer à tirer la croissance mondiale. Demain, un président américain éclairé pourra comprendre que si l’Europe peut être légitimement considérée comme concurrente de l’Amérique, un pôle de développement plus fort et équilibré de ce côté de l’Atlantique est plus dans l’intérêt de Washington, stratégiquement et technologiquement, qu’une impossible cogestion par un duopole sino-américain. L’Europe devra montrer qu’elle en a aussi conscience.

La globalisation, ni menacée ni maîtrisée

Là aussi, remarque triviale sans doute, c’est, par-delà les menaces premières des puissances antilibérales, dans l’organisation de la globalisation que gît le problème déterminant. Autant la question de la dépendance vis-à-vis de certaines puissances hostiles et de leurs investissements dans les économies européennes doit être traitée fermement, autant la globalisation ne saurait être arrêtée. Un tel arrêt porterait des risques majeurs pour notre prospérité et le développement de l’ensemble des pays. Les exigences liées à la préservation de l’environnement exigent des disciplines dans les échanges, non leur remise en cause. La globalisation rend urgente la mise en œuvre de normes sans doute plus contraignantes en termes sociaux, environnementaux et de droits humains – et aussi de tourisme responsable –, non la limitation du commerce mondial. Elle exige d’autres pratiques entrepreneuriales, notamment en matière fiscale, avec une lutte moins timide contre les paradis fiscaux, qui participent aussi de la criminalisation d’une partie de la finance internationale, non pas la renationalisation des entreprises.

Au-delà des risques économiques que poserait une tendance irrépressible à la déglobalisation, les risques en termes d’esprit public seraient potentiellement les plus ravageurs. Outre les vertus intrinsèques des échanges intellectuels et personnels, des voyages et de la simple conscience de la pluralité du monde, une telle tendance alimenterait les peurs, l’illusion de l’autosuffisance et le renfermement sur une insularité de la pensée, indifférente, égoïste et racornie. En même temps qu’elle tuerait les vertus d’empathie et de solidarité, elle fermerait la porte au projet d’universalisme et de cosmopolitisme qui a aussi besoin de la matérialité du monde pour s’incarner. Et rien ne serait pire, peut-être, de ce point de vue, que la concordance d’une mondialisation économique, commerciale et financière, inévitable et nécessaire, et d’une démondialisation des âmes. C’est parce que la première doit être mieux organisée afin de protéger notre sécurité et nos valeurs que la mondialisation des esprits, qui est aussi mondialisation des impératifs de liberté, doit être mieux défendue.

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