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Débat : Le mérite, un mythe à revisiter à l’heure de Parcoursup ?

Examen du baccalauréat, le 17 juin 2021, à Strasbourg. Frédérick Florin/AFP

Qu’il s’agisse de promouvoir un programme électoral ou de mobiliser leurs concitoyens dans un contexte difficile, les politiques recourent fréquemment à la rhétorique du mérite : contre l’assistanat et pour la juste récompense de chacun, comme Nicolas Sarkozy en 2007, ou pour féliciter « les premiers de cordées », qui réussissent par leurs talents, comme Emmanuel Macron en 2017.

Dans le même temps, de très nombreux essais sont publiés avec des titres évocateurs : La tyrannie du mérite, de Michael Sandel, L’illusion méritocratique, de David Guilbaud, Héritocratie, de Paul Pasquali ou encore Le mérite contre la justice. Dans une collection récente de textes courts analysant de manière critique des mots « dévoyés par la langue au pouvoir » (selon la présentation des éditions Anamosa), l’ouvrage intitulé Mérite que publie la sociologue Annabelle Allouch en cette rentrée 2021 s’inscrit donc dans une perspective critique qui n’a rien d’une mode.


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Il vise, fidèle à l’orientation de la collection, à démontrer l’usage idéologique de cette notion, sans pour autant prétendre en renouveler l’analyse critique, ce qui serait une gageure vu l’abondance de travaux sur ce sujet et aussi bien sûr le format court du livre. L’auteure se centre sur le mérite tel qu’on le parle aujourd’hui, tel qu’on s’y réfère constamment, en insistant sur l’obsession contemporaine de la comparaison et de l’évaluation des personnes qu’il entraîne, quand des enjeux d’accès à un bien sont à la clé.

Les grandes écoles et leurs concours

L’ouvrage est émaillé d’anecdotes et de références personnelles et Annabelle Allouch va y donner beaucoup de place à l’utilisation de ces classements (prétendument) au mérite dans l’enseignement supérieur et notamment à Sciences Po. L’objectif est de comprendre non seulement « les usages de la rhétorique méritocratique mais aussi la manière dont son sens se transforme au fil du temps, du mérite républicain au mérite néo-libéral, du mérite des Grandes écoles à celui de Parcoursup »…

Ce premier parallèle donne le ton de l’ouvrage : le mérite républicain (celui des Grandes écoles ?) est connoté positivement, par opposition au mérite néo-libéral de Parcoursup…


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L’auteure dégage, dans les Grandes écoles (de fait essentiellement à Sciences Po), « les 3 âges du mérite », en se centrant donc sur un cas très particulier : à une sélection faisant tout pour exclure les femmes (à Sciences Po, dans les années 1940) et fondée davantage sur la cooptation va succéder, avec la massification scolaire, une prise en compte des résultats scolaires comme la forme de justice la plus évidente.

Un concours remplace une sélection sur dossier qui pouvait écarter les indésirables (ce fut un certain temps le cas des femmes). C’est la standardisation d’un mode de sélection académique qui semble alors la voie la plus correcte pour démocratiser l’accès à cette filière d’excellence.


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Mais, petit à petit, les analyses sociologiques font prendre conscience que l’évaluation de la valeur scolaire est biaisée par des critères sociaux et penche souvent en faveur des « héritiers », c’est-à-dire des jeunes disposant des références culturelles et du soutien économique familial. Ce sont à présent (à partir des années 1980, note l’auteure), les capacités de l’étudiant (son « potentiel ») qu’on veut tenter d’évaluer.

Les « conventions d’éducation prioritaires » sont mises en place, visant les jeunes « méritants » des zones populaires au nom du principe d’égalité des chances, et ouvrant une nouvelle voie d’accès à Sciences Po. Ainsi, on donne plus de poids à l’oral comme mode de sélection, non sans débats, puisque, comme le souligne l’auteure, les personnes en charge du recrutement n’ont pas forcément les mêmes lectures, tant la notion de mérite est plastique ! Tout en exigeant d’être justifiée : au-delà des élites ainsi sélectionnées, tout le monde doit y croire.

INA Sciences, reportage en 2006 sur une diplômée de Sciences Po issue de la voie d’admission par les Conventions d’éducation prioritaire.

Annabelle Allouch souligne avec raison que les choix des grandes écoles ont une portée symbolique puisqu’ils rendent publique la définition (actualisée) du mérite attendu de nos élites. En revanche, elle ne s’interroge pas sur le fait que cette évolution a touché très inégalement les différentes grandes écoles, celles à orientation scientifique ayant continué à donner (et donnent encore aujourd’hui, même si elles s’efforcent de démocratiser la préparation d’un concours inchangé) un poids très prééminent aux critères purement scolaires : savoir s’exprimer, savoir se vendre n’est guère utile pour réussir en maths ou en physique…

La sélection post-bac

Le jugement de l’auteure est sans appel : il y a une tendance profonde à une « dérégulation progressive d’une lecture traditionnelle du mérite scolaire (et des instruments qui sont censés l’incarner, comme la note à l’examen) en faveur d’une lecture néo-libérale », des facteurs comme la motivation ou les qualités d’expression prenant le pas sur les verdicts scolaires. Est-ce à dire que « c’était mieux avant » ?

L’étiquette globale de « néo-libéral » caractérise sans doute davantage une conception que l’on peut effectivement étiqueter libérale de l’éducation – une éducation qui doit servir la croissance économique –, avec à la clé une logique de compétition entre les diplômés pour les « meilleurs » emplois. Mais quand l’auteure écrit que la valeur des individus se calerait à présent sur leur productivité et non plus sur leur moralité, on peut se demander à quel âge d’or elle fait référence.

Interview d’Annabelle Allouch sur la « société du concours » (Xerfi Canal, 2019).

En fait, ce sont avant tout les procédures Parcoursup que vise Annabelle Allouch, quand on intègre dans les critères de sélection des éléments subjectifs comme les projets personnels des étudiants. Mais peut-on considérer que ce souci du « potentiel » efface la perspective d’« émancipation individuelle sous-jacente aux lectures socio-démocrates du mérite » ? C’est sans doute là plus une hypothèse qu’autre chose…

Le « mérite républicain » porteur d’idéaux comme l’« excellence pour tous », ou « l’ascenseur social pour tous », serait-il si exemplaire ? Il constitue pourtant une aporie si tant est que l’on considère, comme les étudiants d’ailleurs, que les diplômes doivent « servir » à quelque chose, et tant que les emplois sont inégaux. Car en arrière-plan de ce recours insistant au mérite, il y a la nécessité cruciale, pour toutes les sociétés qui ont rejeté le principe aristocratique pour répartir les emplois, de fonder cette répartition entre des positions sociales inégales sur un critère apparemment efficace et équitable.

Même si la critique du mérite est largement diffusée, peu se hasardent (y compris chez les sociologues les plus critiques) à contester radicalement l’articulation étroite entre formations et emplois qui existe en France…


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En fait, la polarisation de l’ouvrage sur Parcoursup, plus encore que sur l’évolution dite « néolibérale » des critères de sélection, se fonde sur la sélection elle-même. Ce dispositif « organise la pénurie de places à l’université », note l’auteure, et « relève de l’idée d’une régulation des flux d’étudiants », avec in fine l’affirmation selon laquelle le mérite est ici ce qui « légitime et justifie non seulement la sélection mais aussi la pénurie ». Un jugement discutable : serait-il plus juste de laisser (de manière libérale) les étudiants choisir librement leurs études et fermer les yeux (tout aussi libéralement) sur les aléas de leur réussite et de leur insertion ultérieures ?

Réfléchir à la définition du mérite

Certes, il faut contester l’optique technocratique qui domine aujourd’hui, bien loin des racines religieuses et morales du mérite que rappelle l’auteure. À l’opposé de cette définition actuelle du mérite comme ce qui va rendre les personnes efficaces dans la vie économique, faut-il revenir à un modèle autant scolaire que sélectif, à l’instar des grandes écoles de jadis ?

Comment changer l’école dans une société compétitive ? (Observatoire des inégalités, 2019).

Ne passe-t-on pas alors à côté de ce qui peut apparaître comme massivement plus injuste dans ce règne du mérite ? Car le mérite actuel ne souffre pas (ou pas seulement) de son caractère « néo-libéral » mais plutôt de ce qu’il disqualifie précocement toute une gamme de qualités moins classiquement scolaires. Parmi celles-ci, la créativité, certaines habiletés manuelles ou artistiques, l’aisance dans les rapports avec les autres, des intérêts ouverts qui débordent les programmes scolaires…

Et cela débouche sur la relégation de tous les jeunes – au moins la moitié d’une classe d’âge – qui n’entreront jamais dans l’enseignement supérieur et qui ne sont pourtant pas sans qualités (et que le monde du travail cherchera parfois comme des pépites pour des apprentissages.

L’ouvrage se clôt en soulignant la nécessité de débattre sur la définition du mérite que l’on s’accorde à faire prévaloir (dans la vraie vie et pas seulement quand il s’agit d’accéder à une classe préparatoire, pourrait-on ajouter), ainsi que sur la place que l’on peut donner à ce principe par rapport à d’autres principes de justice comme l’égalité et la solidarité.

L’ouvrage pose donc (à nouveau et avant tout au prisme de Parcourssup) la question des effets de cette enflure du mérite scolaire dans une société où les inégalités alimentent des enjeux de compétition sans fin ; et ce non sans effets psychologiques, sur les personnes elles-mêmes chez qui l’invocation du mérite est souvent très chargée émotionnellement : « malgré la faiblesse de son existence statistique, le mérite tire sa force sociale de son efficacité émotionnelle ». C’est ce qui explique notre attachement à cette notion, et ce qui justifie, encore et encore, de s’y intéresser !

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