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Débat : « L’homme » ou « l’humain » ? La trop lente chute d’une imposture

L'Avant-Garde des femmes allant à Versailles, Estampe, 1789. Gallica / BnF

Le 10 décembre dernier, pour l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme signée à Paris voici 70 ans, la Ligue des droits de l’homme de Belgique annonçait solennellement son changement de nom : elle sera désormais la Ligue des droits humains. La montée continue des mobilisations contre les violences et les discriminations imposées aux femmes, aux personnes intersexes et à d’autres groupes sociaux opprimés par les normes de genre des dominants rendait cette mutation terminologique inévitable. L’investissement de plus en plus prégnant des femmes dans l’association aussi.

De son côté, la LDH française est à nouveau en proie à des demandes semblables – qu’elle repousse depuis plus de 40 ans. Elle aussi prend désormais en compte la lutte des femmes, et connaît une montée en puissance des militantes en son sein – même si ses dirigeants demeurent pour l’instant fort peu représentatifs de la diversité humaine.

Lorsqu’elle parviendra à admettre qu’il est temps de faire peau neuve, il lui faudra aussi changer le titre de sa revue : Hommes et libertés ne laisse pas de sonner curieusement, à l’heure de #MeToo, du macabre décompte annuel des féminicides, et des dénis de justice flagrants infligés aux femmes osant porter plainte. Contre qui faut-il donc se battre, sinon contre des hommes, dont il convient d’entraver la liberté d’importuner, de frapper, de violer, de tuer les femmes… que la société leur accorde avec tant de complaisance ?

Un changement de terminologie qui s’impose de plus en plus

Le 24 janvier dernier, c’est la Conférence internationale des OING (Organisations Internationales Non Gouvernementales) qui avait rendu publique sa décision « d’adopter l’expression “droits humains” en lieu et place de “droits de l’homme” », mais aussi « d’adresser [sa] résolution au Comité des ministres, à l’Assemblée parlementaire, au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux et au Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en les invitant à y prendre inspiration pour que l’expression “droits de l’homme” soit systématiquement remplacée par celle de “droits humains” au sein du Conseil de l’Europe et ses institutions ».

D’autres groupes ont mis « l’homme » au placard depuis longtemps. L’Association marocaine des droits humains (AMDH) s’est créée d’emblée sur cette base en 1979. Amnesty international a changé de terminologie en 1998, s’en expliquant dans un document intitulé « Qu’y a-t-il dans un mot ? Pour un langage non sexiste des droits humains »). L’association AIDES n’utilise plus que cette formule depuis 2014. La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) attend sans doute le feu vert de la française pour changer officiellement de nom, mais elle s’est d’ores et déjà rebaptisée Mouvement mondial des droits humains.

Du côté des politiques aussi

Les politiques mêmes flanchent progressivement. Depuis le début des années 2000, « les Verts préfèrent parler de “droits humains”, terme jugé moins sexiste et plus cohérent ». Les élu·es et responsables des partis plus traditionnels laissent émerger l’expression ci et là dans leurs discours, et la part de marché qui lui revient croît de jour en jour. Le Haut Conseil à l’Égalité femmes-hommes émet des recommandations en ce sens depuis 2015. Le 8 mars dernier, le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean‑Yves Le Drian s’est dit favorable à la fin de la « confusion » terminologique, et il utilise depuis lors l’expression que l’État français aurait dû adopter en 1948, s’il n’avait pas au contraire milité pour ladite confusion, en refusant explicitement de traduire correctement l’Universal declaration of human rights.

Une formule pourtant arrêtée après d’âpres débats, puisque plusieurs délégations – menées par la française – entendaient conserver l’appellation Declaration of the Rights of Man, venue de la Révolution. Ce sont des femmes, au premier rang desquelles Eleanor Roosevelt, qui imposèrent la nouvelle appellation, en arguant du fait que la nouvelle Déclaration incluait les femmes, au contraire de l’ancienne, et que la vieille formule devait donc être abandonnée. On sait qu’après avoir suivi la France, le Canada fut la première nation francophone à rectifier le tir avec différentes législations provinciales qui aboutirent à l’adoption de la Loi canadienne sur les droits de la personne de 1977.

Une crispation française

Pourquoi donc cette crispation toute française ? Dans l’une de ses premières tribunes, le collectif Droits humains pour toutes et tous analysait que « l’attachement aux termes “droits de l’homme” s’enracine […] dans une vision idéalisée de la Déclaration de 1789, qui néglige l’aspect discriminatoire du document. »

C’est peu dire. La conservation de la formule du premier texte pour qualifier le second crée en fait une gigantesque illusion d’optique sur la Révolution française, moment national mythique où serait née l’égalité – certes encore à parfaire et à défendre face à la réaction, mais déjà là tout entière. Or cette égalité n’était faite que pour les hommes. Pour les femmes, c’est au contraire le moment où elles furent privées du droit de vote que certaines possédaient, soit comme religieuses, soit comme « cheffes de feu ». Du reste, deux mois à peine après la publication de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tandis que l’Assemblée concoctait les premières lois électorales excluant les femmes de toute voix au chapitre, certaines dénonçaient déjà haut et fort l’injustice perpétrée, appelant à ne pas tolérer

« qu’avec leurs systèmes d’égalité et de liberté, avec leurs Déclarations de droits, ils [les hommes] nous laissent dans l’état d’infériorité – disons vrai, d’esclavage –, dans lequel ils nous retiennent depuis si longtemps ».

État d’infériorité qui allait durer jusqu’en 1944, où il fallut déclarer solennellement la fin du régime d’inégalité, d’une part avec l’ordonnance d’avril 1944 (« les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes », art. 17), d’autre part avec la constitution d’octobre 1946 (« la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », préambule). Avant que des kyrielles de lois fassent peu à peu reculer ce « privilège masculin » que le Code Napoléon avait porté à un point inégalé – les dernières lois en question n’ayant vu le jour qu’au début du siècle suivant !

Un extrait des Étrennes nationales des dames, par M. de Pussy et une Société de gens de lettres.

En cause, le Dictionnaire de l’Académie

Mais la confusion, de fait, vient de plus loin. Si les partisans de l’homme peuvent argumenter depuis 1948 que le mot est valable pour les deux sexes, en dépit de 155 ans de démonstration du contraire, c’est que la France dispose d’un ouvrage qui l’affirme – et que cet ouvrage tient lieu d’Évangile aux yeux de sa population. Il s’agit du Dictionnaire de l’Académie française, qui fournit dès sa première édition (1694) la définition suivante : « Homme : s. m. Animal raisonnable [par opposition aux autres animaux, les bêtes]. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes. »

Cette idée (que la suite de ce très long article oublie aussitôt pour se concentrer sur l’homme, le vrai) constitue alors une nouveauté radicale. Aucun dictionnaire ne l’a jamais proposée, et il se passera un demi-siècle avant que d’autres la reprennent, sans que les francophones l’adoptent jamais. D’où la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et toute la législation constitutionnelle et civile ultérieure, où le terme homme n’est jamais censé désigner les deux sexes.

Seuls les philosophes se mettront petit à petit à disserter sur « l’homme » (expression rare sous leur plume jusqu’à l’époque de Rousseau, ces messieurs préférant de loin user du pluriel – pour évoquer les seuls mâles), de même que les anthropologues (par traduction/trahison de l’homo latin – qui signifie humain et non homme). La majuscule prétendument signe de généralité n’ayant remplacé la minuscule que bien tardivement – et pas toujours.

Reste à comprendre pourquoi l’Académie, en 1694, force un trait jusqu’alors implicite dans la tendance des hommes à s’estimer les représentants les plus réussis et les plus intéressants de l’humanité, les mieux servis par Dieu ou la nature. Bien évidemment, ce n’est pas dans l’objectif de redonner aux femmes la place qu’elles devraient occuper dans les représentations de l’espèce humaine. Il n’est qu’à observer la très courte entrée Femme du même dictionnaire pour s’en convaincre : cet être-là, qui n’est pas dit raisonnable, n’est que « la femelle de l’homme », ou « celle qui est ou qui a été mariée ».

Accroître les pouvoirs du masculin

Ce que cherche la Compagnie, en fournissant cette définition décoiffante, c’est à poursuivre le travail auquel elle se livre depuis sa création (1635), à savoir l’accroissement des pouvoirs du masculin, dans le domaine lexical comme grammatical. Le coup de force accompli ici vient en quelque sorte parachever ses efforts pour faire disparaître des noms féminins d’activités estimées propres aux hommes (autrice, jugesse, médecine, peintresse, philosophesse…), pour faire oublier le pronom la (« je suis veuve et je la resterai »), pour convaincre que « le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » (origine de la fameuse règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin »), etc.

Relayés par l’école primaire obligatoire à partir de la fin du XIXe siècle, ces efforts ont en grande partie fini par déboucher sur de nouveaux usages – sans toutefois éradiquer les anciens ; d’où les contestations dont les injonctions académiciennes ont régulièrement fait l’objet, mais aussi les maintiens observés loin de la capitale ou de la métropole, voire les réintroductions spontanées de mots et d’accords qu’on observe aujourd’hui un peu partout. Concernant le mot homme, en revanche, les études des psycholinguistes montrent que, comme tout terme masculin désignant des personnes, il évoque d’abord et avant tout le mâle humain dans l’esprit des francophones ; d’où les controverses et les rectifications auxquelles nous assistons depuis quarante ans, et auxquelles nous continuerons d’assister jusqu’à la disparition de cet imposteur des nombreuses expressions où il s’est introduit en lieu et place d’ humain.

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