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Débat : « L’humour de droit divin » ou quand la satire revendique sa toute-puissance

Peut-on tout dire au nom du rire? AFP

L’histoire a fait le tour des réseaux sociaux, de la presse, puis des éditorialistes : apostrophé pour avoir publié un dessin autour de l’inceste, le journal Le Monde a fait machine arrière et s’est excusé en se désolidarisant de son dessinateur, Xavier Gorce. Ce dernier a quitté le journal, pour se mettre en quête d’autres médias.

Dans la presse orientée plus à droite de l’échiquier politique, on s’insurge face à une nouvelle « régression démocratique » et on critique la « cancel culture », nouveau terme qui désigne une pratique anglo-saxonne consistant à s’excuser systématiquement dès qu’une minorité se sent lésée par un propos, culture qui contaminerait actuellement les démocraties européennes.

L’objet de cet article est de comprendre comment se construit ce que je propose de nommer une « posture d’irresponsabilité » chez certains humoristes. Au nom du rire, nous pourrions tout dire, sans avoir à présenter des excuses ou des explications. Ceux qui ne rient pas et s’indignent seraient alors ceux qui n’ont rien compris à l’humour.

Je propose le concept « d’humour de droit divin » pour appréhender cette question et m’appuie sur de multiples contributions récentes sur l’humour politique en France, au-delà du seul cas de Xavier Gorce. Il serait intéressant de poursuivre une réflexion plus comparative entre différents pays pour élargir le cas français à d’autres espaces nationaux. Cela fera l’objet de futures analyses.

Les bienfaits de l’humour

La posture que je propose dans cet article aborde un volet peu connu de la littérature sur l’humour. Historiquement, la France est depuis longtemps un grand pays de l’humour engagé et politisé. Un artiste comme Coluche bénéficie toujours d’une grande attention tant du public que des chercheurs, comme en témoigne ce nouvel ouvrage qui lui est consacré. En outre, les dramatiques attentats contre Charlie Hebdo ont occasionné de nombreux travaux pour souligner les aspects positifs de cette longue tradition satirique face au pouvoir politique.

Si on tire un bilan de cette littérature, il est incontestable que l’humour est un puissant allié thérapeutique. La psychologie est sans aucun doute la discipline qui a le mieux exploré cet élément. Néanmoins, les conclusions quant au volet subversif de l’humour sont beaucoup plus contrastées. Mes recherches de terrain effectuées durant la campagne présidentielle de 2017 en France confirment cette prudence. Elles montrent que les mandataires politiques sont tout à fait capables de se servir avantageusement de la satire que l’on fait deux et posent question quant au réel côté subversif d’un sketch d’humour politique diffusé dans un média audiovisuel.

Les aspects plus confrontants de l’humour

Il n’est donc pas rare de ne retenir que ces éléments positifs autour de l’humour, quitte même à n’en parler que de manière positive). Il est pourtant fructueux d’explorer l’ensemble de la littérature sur le sujet. En effet, de nombreux auteurs de sciences humaines ont mentionné les effets potentiellement dévastateurs qui se cachent parfois dans un discours humoristique. Le philosophe Henri Bergson a publié un ouvrage sur le sujet, devenu classique, il y a plus d’un siècle aujourd’hui. Cette première théorie sociologique du rire postule que ce dernier a une fonction de discipline sociale qui vise à sanctionner les comportements déviants.

Les mots du philosophe sont clairs : l’humour, pour être efficace, doit faire mal. La discipline sociale construite par le rire s’appuie sur la douleur que ressent celui qui en est la victime.

Cette affirmation de Bergson a été prouvée en laboratoire par plusieurs travaux classiques en psychologie sociale. Il existerait une relation curvilinéaire entre notre rire et la douleur d’une victime. Dit autrement, pour que nous riions aux dépens des malheurs de quelqu’un, il faut tout de même que cette personne se ridiculise suffisamment. Mais cette courbe n’est pas sans limites. Ainsi lorsque la douleur de l’expérience met la vie de la personne en danger, le rire n’a plus de place.

Plus récemment, des psychologues sociaux ont démontré comment l’humour pouvait servir d’alibi « innocent » à la diffusion d’une pensée sexiste ou raciste. Puisque « c’est pour rire », ce n’est pas grave.

Or, nous savons aujourd’hui que de nombreuses représentations archaïques du monde social parviennent à circuler en toute innocence grâce aux habits de l’humour. Par exemple les stéréotypes sexistes, mais aussi racistes.

Cette discussion commence à devenir récurrente. Nombreuses œuvres humoristiques sont regardées aujourd’hui avec plus de scepticisme, par exemple les Simpson où certains stéréotypes racistes sont aujourd’hui critiqués.

Cette prise en compte des travaux scientifiques sur le sujet montre que l’humour permet à un discours de circuler sous une apparence banale. Ces travaux doivent nous inviter à affiner notre regard : l’humour n’est pas neutre, il crée des effets potentiellement nocifs pour les groupes sociaux qui en sont les cibles. Dès lors, la question d’une forme de responsabilité des humoristes en tant que professionnels du propos ou du dessin comique mérite d’être posée.

L’humour, un droit divin ?

Le refus des excuses et l’invocation d’une liberté sans limites est loin d’être un cas isolé ces dernières années, dans le paysage humoristique français. Avant Xavier Gorce, Pierre-Emmanuel Barré avait lui aussi quitté l’émission La Bande originale de Nagui, sur France Inter, au motif que l’animateur avait émis des critiques sur son appel à l’abstention à la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle en 2017 et avait finalement refusé cette chronique.

Dans cet exemple, il est remarquable de voir comment les mots « critique » et « censure » se confondent. Certains humoristes entendent la liberté d’expression comme une liberté de propos sans aucune entrave.

La mise en scène de l’éviction de l’humoriste de France Inter, que lui-même a entretenu en publiant son billet sur ses propres réseaux, a beaucoup de points communs avec l’attitude de Xavier Gorce, qui s’exprime volontiers sur le sujet dans d’autres médias.

Parfois, les humoristes et leur entourage réagissent avec plus de modestie, reconnaissant une erreur d’écriture qui aboutit à l’échec de la blague et à des crispations. C’est ainsi que dans un billet aujourd’hui introuvable sur le site d’Europe 1, l’imitateur Nicolas Canteloup avait dérapé dans une imitation de François Hollande, s’attirant immédiatement de nombreuses critiques. Les internautes lui ont immédiatement reproché une blague homophobe dans « l’affaire Théo », ce jeune homme victime d’une violente répression policière.

À peine quelques heures plus tard, son producteur Jean‑Marc Dumontet est venu présenter ses excuses sur le plateau d’Europe 1.

Plus récemment encore, l’humoriste Constance avait elle aussi dérapé dans un sketch sur le génocide rwandais. Son propos visait à renvoyer Hutus et Tutsis dos à dos, occultant aux yeux des détracteurs de l’humoriste la responsabilité historique des Hutus dans ces crimes de masse. Ce sketch a entraîné un recadrage immédiat de la responsable de France Inter, Laurence Bloch. Le texte ne manque pas d’intérêt et de nuances, il apporte des excuses tout en soutenant l’humoriste de la chaîne.

La journée mondiale de la logique (La chronique de Constance).

Un récent billet de Constance dans Par Jupiter sur France Inter est particulièrement remarquable. S’indignant des nombreuses réactions qu’elle reçoit sur les réseaux sociaux, l’humoriste s’emporte, tout en humour :

« Ils veulent des excuses, des regrets, des sanctions, une immédiate démission […]. Foutez-moi la paix merde, je suis humoriste. Je fais des blagues pour mettre une ambiance sympathique et légère, pour qu’on oublie qu’on va tous crever ! »

Interpréter la signification sociale d’un billet humoristique

Ces exemples montrent comment certains humoristes assimilent la liberté d’expression et comment cette vision de leur travail les empêche par moments de garder une posture d’humilité quand leurs dessins suscitent une large réprobation.

Après tout, pourquoi s’excuser reviendrait-il à renoncer à sa liberté ?

Cet « humour de droit divin », qui se positionne au-dessus de toute remise en question, est nocif tant pour l’humour que pour la démocratie. Pour l’humour, parce qu’on s’écarte d’un rire d’inclusion qui permet convivialité, plaisir, amusement et bien-être… Dans la vie quotidienne où personne n’hésiterait à s’excuser si une blague était mal prise par un membre du groupe.

Nocif aussi pour la démocratie, parce cela vise à fausser l’usage des termes « censure » et « liberté d’expression », pour les dévoyer vers une zone où la liberté signifie le droit de dire ce qu’on veut sans qu’on puisse vous contredire.

À force de dire partout « qu’on ne peut plus rien dire », certains humoristes nagent en pleine contradiction puisque c’est bien à eux « qu’on ne peut plus rien dire ». En se prétendant les représentants tout désignés de la liberté d’expression, ils en font au contraire un usage autoritaire qui ne respecte ni le point de vue de l’autre ni le principe de la contradiction. En démocratie, on peut rire de tout, mais on peut se voir retourner la blague, tel un boomerang, quand on rate son coup. La liberté d’expression n’est pas une toute-puissance de la parole, elle est un espace qui laisse la place à chacun.

L’exploration de cette polémique autour des dessins de Xavier Gorce, analysée par le prisme d’une littérature plus critique envers les vertus intemporelles de l’humour, invite à réfléchir sur un élément fondamental du patrimoine culturel français. Sans nier les vertus de l’humour, cette littérature invite à une plus grande humilité chez les humoristes. Elle pose finalement une question fondamentale : quand nous rions, voulons-nous nous moquer d’une cible qu’on exclut de notre groupe d’appartenance ? Ou bien voulons-nous faire société avec tout le monde ? S’excuser quand une blague a offensé certaines personnes est sans conteste un pas vers une société pluraliste où chacun est respecté dans sa différence.

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