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Débat : Quelles leçons de démocratie tirer de la pandémie ?

Le ministre de l'intérieur Christophe Castaner (à gauche, le premier ministre Edouard Philippe (au centre), l'immunologiste Jean-François Delfraissy (au fond) et le ministre français de la santé Olivier Véran (à droit) quittent le ministère de l'intérieur à Paris le 13 mars 2020. Ludovic Marin/AFP

Dans de nombreux pays du monde, y compris le nôtre, le coronavirus SARS-CoV-2 responsable de la pandémie de Covid-19 s’est attaqué à la démocratie autant qu’aux corps humains. Il est dans le principe d’un régime démocratique de comporter, au cœur de son mode de gouvernement, une ouverture permanente à l’incertitude, à commencer par l’incertitude de l’humain, de ses opinions, de ses affects.

Mais alors, pourquoi cette épidémie semble-t-elle mettre en péril ce qu’il y a de démocratique dans nos institutions et leur fonctionnement ?

Quand la rhétorique éclipse les questions politiques

Puisque la démocratie est affaire de délibération, donc de logos (d’usage rationnel du langage) commençons par ce qui la compromet : la mauvaise rhétorique.

À en croire Emmanuel Macron, dans son allocution du 16 mars, nous étions entrés « en guerre ». La métaphore élyséenne, pur abus de langage, portait en elle le fantasme d’une « unanimité » du peuple, quand, précisément, c’était plus que jamais les « désaccords féconds » chers au philosophe Patrick Viveret qui devaient constituer le moteur de notre vie démocratique.

Nous n’étions pas en guerre, mais face à une crise qui nous renvoyait à des responsabilités, des culpabilités, des faiblesses et des forces qui auraient dû être traduites dans un débat public de grande ampleur. N’oublions pas que le débat démocratique ne peut porter que sur ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient le télos, l’objectif, l’intention politique. Or, ce discours martial a largement escamoté ce questionnement démocratique sur les fins, pour lui substituer une raison purement instrumentale, au service d’un objectif à court terme sur lequel il n’y avait, disait-on, pas de débat possible : qui aurait été contre l’atténuation des symptômes du virus ou contre son éradication ? Mais c’était là une façon d’éclipser, par le règne de la soi-disant expertise, les questions éminemment politiques que nous a posées et nous pose encore la pandémie du Covid-19.

Une épidémie est un moment éminemment politique

Le paternalisme médical et scientifique, qui avait été remis en cause par les associations de malades lors de l’épidémie de sida dans les années 1990, a fait son retour en force à la faveur de l’épidémie de Covid-19 et s’est insinué dans les médias, dans les discours moralisateurs des citoyens. Devait-on se contenter d’être obéissants et respectueux des règles ? Le Covid-19 rendait-il donc dérisoire, inopportun, illusoire tout effort pour agir en citoyens autonomes ? Devait-on laisser le pouvoir aux « autorités sanitaires » ? Bien au contraire.

Chaque épidémie est un moment éminemment politique qui rejoue les cartes des hiérarchies scientifiques et des légitimités, et pose des questions fondamentales de justice sociale : accès aux traitements, inclusion dans les essais thérapeutiques, représentativité des personnes malades, ou encore fonctionnement du système de santé.

Or, ce paternalisme n’a fait que mettre en lumière ce gouvernement des « experts » qui s’est institué dans la plupart des démocraties occidentales et qui, sous couvert d’assurer une « gestion des risques », a rendu, depuis le milieu des années 1980, un État comme la France incapable de gérer une crise comme celle du Covid-19. Et ce à cause, d’une part, des logiques comptables imposées à l’hôpital – la fameuse « tarification à l’activité » mise en place par Roselyne Bachelot – et, d’autre part, des délocalisations d’industries stratégiques.

Ainsi ces gouvernements d’experts, prétendant donner la priorité à « la gestion des risques », nous y exposaient plus que jamais. Ou mieux : experts de la gestion financière, ils avaient oublié le rôle premier du système de santé. Le philosophe Alain, en plein entre-deux-guerres, mettait déjà en garde contre la mainmise des experts (militaires, à l’époque) sur le gouvernement d’un pays : « ne pensant qu’à une seule chose, ils essaient de la porter à la perfection ».

L’expert ne doit pas être le seul décisionnaire en démocratie

Non qu’il ne faille pas écouter les experts ; leur voix doit être entendue avec le respect que l’on doit au savoir ; tout le monde ne détient pas ce savoir au même degré : nous sommes égaux mais nous ne sommes pas identiques, notamment dans notre rapport au savoir, et la légitimité d’un discours ne saurait tenir qu’au nombre de gens qui s’y rallient.

Mais si l’expert a une voix consultative de la plus haute importance, il ne doit pas non plus être seul décisionnaire. Les décisions ne peuvent se prendre de façon démocratique que par ce que les Grecs appelaient l’édoxé, ce qui « paraît bon après une délibération ». Or, la délibération suppose le débat contradictoire, et que tout le monde puisse avoir voix au chapitre, même les moins « raisonnables » des citoyens : ne serait-ce que pour qu’on puisse leur prouver qu’ils ont tort, car on ne sait plus pourquoi ni en quoi l’on a raison si le consensus règne en maître.

Aussi, le Covid-19, loin de rendre illusoire le débat démocratique, le rend-il au contraire plus que jamais nécessaire, comme l’ont recommandé le Comité national consultatif d’éthique et le Conseil scientifique lui-même. Car, paradoxalement, des mesures prises par le gouvernement, sans concertation avec les personnes concernées, se sont avérées difficiles à mettre en œuvre sur le terrain, voire improductives : le confinement à domicile des personnes contaminées qui a occasionné des foyers de contagion familiaux, l’isolement des personnes âgées en Ehpad, l’impossibilité d’accompagner les personnes handicapées à l’hôpital, l’absence d’allègement des mesures de confinement pour les personnes atteintes de handicap psychique, la mise en bière immédiate des « défunts atteints ou probablement atteints du Covid-19 » sans toilette mortuaire.

Plusieurs de ces mesures ont dû être amendées ou retirées. Sans concertation, nous avons perdu du temps dans l’aménagement de ces dispositifs.

Écoutons

Cette concertation était d’autant plus importante que, les experts eux-mêmes en convenaient, aucun des scénarios envisageables pour sortir du confinement n’était satisfaisant dans l’absolu.

D’un côté, la levée du confinement, même partielle, aurait pu entraîner une remontée en flèche des contaminations et, partant, un risque de submersion des hôpitaux. D’un autre côté, cependant, le maintien du confinement aurait eu des conséquences économiques catastrophiques et préjudiciables à toute la population.

C’est lorsqu’il y a aporie, c’est-à-dire impasse du raisonnement, que la démocratie prend tout son sens. Écoutons les médecins, mais écoutons aussi les patients ; écoutons les représentants des travailleurs qui ont été rendus inactifs ou ont été contraints à [poursuivre leurs activités pendant le confinement](https://www.frustrationmagazine.fr/le-travail-ou-la-vie-contester-la-subordination-pour-stopper-lepidemie/(consultéle12avril2020). Écoutons les chefs de petites et moyennes entreprises touchées de plein fouet par la crise. Écoutons les travailleurs sociaux et les psychologues qui mesurent les effets redoutables du confinement et du déconfinement sur le psychisme des populations.

Écoutons les professeurs qui ont tenté de maintenir une continuité des enseignements et doivent à présent accueillir massivement les élèves malgré la poursuite de la pandémie. Écoutons celles et ceux dont les conditions de confinement et de déconfinement sont plus difficiles encore que pour quiconque : écoutons les associations de personnes vivant avec un handicap ou en situation de dépendance, écoutons les gens vivant en Ehpad.

Tous ces gens, assurément, ne seront pas d’accord entre eux, mais leurs savoirs d’expérience nous seront précieux. Certains ne verront que ce qu’ils supposent être leur intérêt personnel – quand celui-ci, on le sait, requiert que soit satisfait l’intérêt général qui en est la condition de possibilité. D’autres encore diront des choses fausses ou formuleront des propositions impraticables, mais on les corrigera, on les réfutera, et cela nous permettra de cerner les problèmes avec davantage d’acuité. D’autres enfin, à n’en pas douter, nous feront tous franchement progresser, parfois même à leur insu.

Une leçon de démocratie

Disons-le clairement : le plus grand péril que nous encourions, avec le Covid-19, comme avec toute crise d’ampleur, c’est celui de l’unanimité, qui est une ennemie de la démocratie. La force de la démocratie émane de ses faiblesses mêmes, comme l’a remarqué Claude Lefort : du « lieu vide » de son pouvoir, de la légitimité toujours douteuse de ses gouvernants et de ses lois, de la « division sociale » qui toujours menace le corps social démocratique.

Alors, et si le Covid-19 nous avait adressé une leçon de démocratie ? En s’attaquant au corps humain, le coronavirus contraint ce dernier à développer des défenses immunitaires. Impitoyablement, il révèle les faiblesses de l'organisme qu’il infecte. Mais ce n’est pas tout : il révèle aussi les faiblesses de nos corps sociaux et de nos économies.

Il ne faut toutefois pas penser la défense antivirale de manière individualiste : on l’a dit et répété, c’est seulement quand une majorité de corps humains sont immunisés contre lui que le virus recule. Pis, ou mieux, selon le point de vue qu’on adoptera : le coronavirus SARS-CoV-2 a la caractéristique de provoquer chez certains une réaction excessive du système immunitaire, provoquant un orage inflammatoire qui s’attaquer à l’organisme lui-même. Que n’y a-t-il à méditer, dans toutes ces caractéristiques virales !

Agir à la fois individuellement et ensemble, se méfier des moyens mêmes qu’on déploie, à raison, pour lutter contre l’épidémie et qui peuvent menacer nos libertés individuelles et l’exercice même de la démocratie, et penser que la démocratie n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est menacée et qu’on a peur pour elle. Ayons peur pour la démocratie – dans les deux sens du mot pour : inquiétons-nous pour elle, et utilisons cette inquiétude pour faire de l’autonomie des citoyens une réalité politique. Et ainsi préparer le monde d’après la pandémie.

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