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Décider en climat d’incertitude profonde, retour sur la COP21

L'aversion à l’ambiguïté reste la grande absente du modèle standard de choix généralement utilisé en économie. Loïc Venance/AFP

Comme la plupart d’entre nous, les responsables politiques n’aiment pas l’incertitude profonde : ils préfèrent être confrontés à des situations où ils connaissent les probabilités des événements ou actions donnés. Une telle « attitude » n’est pas nécessairement due à une erreur et peut résulter de préférences humaines fondamentales.

Telles sont les conclusions de l’étude publiée dans le numéro de février 2020 de la revue The Economic Journal, que j’ai conduite avec Valentina Bosetti. Nos recherches s’appuient sur le comportement des négociateurs climatiques au moment de la conférence de la COP21.

La COP21 comme terrain d’expérience

Au cours de cette expérience scientifique de terrain, conduite en décembre 2015 lors de la conférence internationale sur le climat à Paris, nous avons interrogé 80 décideurs politiques, originaires de 49 pays différents et directement impliqués dans le processus de ces négociations climatiques.

Nous avons ensuite reproduit la même étude en laboratoire avec des étudiants universitaires afin d’évaluer si les résultats obtenus s’appliquaient, ou variaient, selon les groupes d’individus, les cultures et les contextes.

Le paradoxe d’Ellsberg

L’attitude à l’égard de l’incertitude profonde – aussi appelée « ambiguïté » – a été, et continue d’être, l’un des phénomènes les plus étudiés en économie comportementale.

Les études existantes – reproduisant le célèbre paradoxe d’Ellsberg (1961) (voir la figure ci-dessous) – ont généralement confirmé l’idée que les gens sont « averse à l’ambiguïté » ; il faut ici comprendre qu’ils ont une préférence pour le « risque », où les probabilités sont connues, par rapport à « l’ambiguïté », où elles ne le sont pas.

Pourtant, ces préférences sont considérées comme incompatibles avec le modèle standard de choix utilisé en économie. Ce modèle – appelé « théorie de l’utilité espérée » – fait l’hypothèse que, lorsque nous ne connaissons pas les probabilités de manière objective, nous formions nos propres croyances par rapport à celles-ci et les utilisions en lieu et place des probabilités objectives.

Si tel était le cas, alors un pari sur une urne risquée, comme dans l’exemple ci-dessous, ne devrait jamais être préféré à un pari sur une urne ambiguë. En effet, si mes croyances me mènent à penser que la majorité des boules dans la deuxième urne sont rouges, il me sera toujours préférable de choisir l’urne ambiguë et de parier sur la couleur rouge. Et vice-versa.

L’expérience d’Ellsberg. Berger et Bosetti (2020)

L’expérience d’Ellsberg Imaginez que vous êtes confronté à deux urnes contenant des boules rouges et noires. Une boule est tirée de chaque urne au hasard. Vous pouvez choisir la couleur de la boule ainsi que l’urne sur lesquelles parier. Si votre pari est correct, vous gagner 100 €. Vous disposez des informations suivantes : la première urne contient 50 boules rouges et 50 boules noires ; la seconde contient 100 boules rouges et noires, mais dans des proportions que vous ne connaissez pas. Sur quelle urne préférez-vous parier ?

Les enseignements de l’étude

Savoir si ce qui sous-tend cette aversion à l’ambiguïté – incompatible, rappelons-le, avec le modèle de l’utilité espérée – correspond à un comportement irrationnel ou au contraire à une réponse rationnelle face aux situations d’incertitude profonde a fait l’objet d’un vif débat parmi les chercheurs. Elle demeure à ce jour une question ouverte.

Autre point important : la plupart des études sur l’ambiguïté s’étant concentrées sur les étudiants (ceux-ci étant plus facilement disponibles et à moindre coût pour ce genre d’étude), on ne sait relativement que peu de choses sur les caractéristiques comportementales et les préférences caractérisant les élites qui prennent réellement les décisions de politique publique.

Même si on a longtemps soutenu l’idée que les caractéristiques comportementales des décideurs politiques n’ont pas beaucoup d’importance au moment de prendre des décisions – en raison des intérêts plus larges que ces individus sont censés représenter –, dans la pratique, les préférences de ces élites peuvent finalement affecter les choix politiques et, par conséquent, avoir un impact sur l’ensemble des groupes sociaux. Il est donc primordial de comprendre les traits de comportement et les préférences de ces individus.

Dans le cadre de notre étude, nous avons pu séparer les effets dus aux préférences propres vis-à-vis de l’incertitude lorsque les probabilités sont inconnues, de ceux dus aux erreurs de calcul des probabilités.

Les résultats révèlent que les décideurs politiques manifestent de l’« aversion à l’ambiguïté » et que cette attitude n’est pas nécessairement due à un comportement irrationnel (c’est-à-dire à une erreur de calcul dans le cadre d’une situation de « risque composé », voir figure ci-dessous) ; mais plutôt à des préférences intrinsèques vis-à-vis des probabilités inconnues (c’est-à-dire à un traitement différent des situations de risque et d’« incertitude de modèle », voir la figure plus bas).

Risque composé. Berger et Bosetti (2020)

Risque composé Le nombre de boules rouges et noires dans l’urne est déterminé par un lancer de pièce de monnaie. En cas de « face », toutes les boules sont noires, en cas de « pile », toutes les boules sont rouges.

Incertitude de modèle. Berger et Bosetti (2020)

Incertitude de modèle Le nombre de boules rouges, boules noires et le nombre total de boules dans l’urne sont inconnus, mais les informations sont fournies par deux « experts », chacun donnant sa propre évaluation de la composition de l’urne.

En exploitant la richesse de nos données, nous avons en outre pu montrer que d’autres variables, telles que le niveau d’étude ou le pays d’origine des personnes interrogées, affectent leur capacité à réduire le risque composé, tout en laissant inchangées leurs attitudes vis-à-vis de l’ambiguïté. Par exemple, l’association qui peut exister entre attitude vis-à-vis de l’incertitude profonde et erreur de calcul tend à disparaître pour des individus relativement plus sophistiqués (selon des mesures quantitatives) ou disposant d’un niveau d’étude plus élevé.

De même, pour les décideurs politiques interrogés, le fait d’être originaire d’un pays de l’OCDE semble être un facteur déterminant quant à l’attitude vis-à-vis du risque composé (ces responsables ayant tendance à faire moins d’erreurs de calcul), sans que cela affecte toutefois leur attitude vis-à-vis de l’ambiguïté.

Étant donné que la plupart des décisions prises en matière de politiques publiques concernent des situations d’incertitude où les probabilités ne sont pas connues avec précision – comme celles liées aux changements climatiques ou à la crise actuelle du Covid-19 –, il est important de développer les outils adéquats pour être en mesure de prendre les meilleures décisions.

Les résultats de notre étude mettent en lumière le rôle que les modèles d’ambiguïté (qui prennent donc en compte l’aversion à l’ambiguïté) peuvent jouer pour aider à l’élaboration de ces politiques.

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