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Définitions de la liberté en islam contemporain

Le saint Coran de Jérusalem. Pixabay

Constance Arminjon est intervenante au séminaire « Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis » du Collège des Bernardins.


Le droit musulman classique, qui informe dans des mesures variables les droits étatiques des États musulmans contemporains (droit de la famille, droit constitutionnel, droit pénal), admet la liberté de culte et l’accorde aux communautés reconnues par l’islam (judaïsme, christianisme, zoroastrisme). Mais il sanctionne la liberté de pensée, de conviction ou de croyance si elle prend la forme d’un abandon de l’islam (apostasie) ou d’une doctrine considérée comme une hérésie.

De plus, l’hérésie est généralement confondue dans le droit pénal avec l’apostasie au sens strict. La liberté de conscience ne fait pas partie de la terminologie juridique islamique. Dans le droit musulman, la notion de liberté de pensée recouvre la liberté de conscience.

Une controverse récente autour des droits de l’Homme

Dans les réflexions des penseurs sunnites et chiites sur les droits de l’Homme, la liberté sous ses différentes formes occupe une place variable et est définie de manières diverses. Tantôt absente de la réflexion, tantôt réaffirmée conformément aux doctrines du droit musulman classique, la liberté représente, au contraire, chez certains penseurs sunnites et chiites le pivot de doctrines visant à refonder le droit musulman et la théologie.

Avant de constater ces variations, il faut rappeler le décalage chronologique entre l’adhésion des États musulmans à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies en 1948 et l’émergence de la question des droits de l’Homme dans la pensée islamique tant sunnite que chiite. Si presque tous les États musulmans indépendants en 1948 adoptèrent la Déclaration universelle, ce texte ne fit pas d’emblée l’objet de débats. En islam sunnite comme chiite, les controverses sur les droits de l’Homme débutèrent seulement dans les années 1970 et s’amplifièrent à partir des années 1990.

Dans les années 1970, les textes écrits sur les droits de l’Homme consistaient principalement en apologies polémiques du droit musulman. Les libertés n’y étaient pas examinées, car les questions concernant l’égalité retenaient seules l’attention. À partir des années 1990, la question de l’accord entre droit musulman et droits de l’Homme a motivé de substantielles reformulations des doctrines juridiques. Chez les savants religieux aussi bien que chez les penseurs laïcs, la place de la liberté a considérablement varié.

La liberté de conviction, une question parfois négligée

Parfois, la question même de la liberté est négligée. Ainsi, dans une réfutation des fondements philosophiques des Déclarations des droits de l’Homme, l’ayatollah iranien Javâdî Âmolî récuse le principe de l’autonomie mais ne traite pas des libertés. Plus récemment, le Grand Ayatollah chiite iranien Sânecî a consacré quatre ouvrages aux droits de l’Homme dans lesquels il élabore une nouvelle méthodologie en vue de modifier certains préceptes inégalitaires du droit pénal et du droit familial. Mais il n’examine aucune question afférente aux libertés.

La plupart du temps, les penseurs musulmans appréhendent la liberté de conviction dans les termes du droit musulman classique. Dans une tonalité souvent apologétique, ils mettent en avant la tradition historique de reconnaissance limitée des minorités religieuses tout en négligeant la question de la liberté de conviction. Parmi les penseurs sunnites, des auteurs laïcs (au sens statutaire du terme) et des savants religieux ont examiné les libertés dans le cadre de catalogues de droits qui s’apparentent par la forme et le contenu aux Déclarations des droits de l’Homme faites au nom de l’islam, et particulièrement à la Déclaration du Caire proclamée en 1990 par l’Organisation de la conférence islamique. En islam chiite, les clercs qui adoptent une démarche analogue abordent également la liberté dans le cadre de catalogues de droits.

En Tunisie et en Iran, pays qui sont avec l’Égypte les principaux pôles des controverses doctrinales sur les droits de l’Homme, quelques penseurs éminents font de la liberté et de l’égalité deux critères majeurs de leur critique de l’héritage juridique islamique. Outre les piliers de la liberté et de l’égalité, la raison subjective occupe une place décisive et se trouve érigée au même rang que la Loi révélée. Ces penseurs font prévaloir une conception de la foi centrée sur la conscience individuelle libre, sur la conception classique qui informe encore dans une grande mesure les droits étatiques, dans laquelle la dimension collective de l’identité religieuse est prépondérante.

Dans le monde chiite, les critiques les plus vigoureuses de la tradition juridique islamique sont le fait de clercs. Au contraire, dans le monde sunnite, ceux qui contestent les restrictions des libertés et veulent refonder le droit en accordant une place centrale à la liberté de conviction et de conscience, ont été jusqu’à présent des penseurs laïcs.

La liberté de se soumettre à Dieu seul

Au lieu d’examiner la notion de liberté religieuse, certains penseurs sunnites formulent des positions dogmatiques sur la foi et la nature de la croyance. Selon leur conception, l’apostasie est la plupart du temps une manière voilée de se rebeller contre les cultes, les traditions, les lois religieuses et les lois civiles, voire contre le fondement de l’État. Sans déterminer toujours la sanction de l’apostasie, ils considèrent celle-ci comme un crime, conformément au droit musulman classique.

Parmi les auteurs chiites qui ont abordé les droits de l’Homme, certains revendiquent une différence entre l’islam et les autres traditions à propos de la liberté. En islam, la liberté consisterait à se soumettre à Dieu seul, tandis que dans les autres traditions, la liberté signifierait la capacité de choisir toute chose. Or l’islam condamne le refus de la religion.

D’autres clercs assimilent la liberté de pensée et la liberté d’expression et considèrent que la liberté de changer de pensée est incluse dans la liberté de pensée. Cette liberté est toutefois circonscrite, car nul n’a le droit d’offenser la croyance des autres ni de ce qu’ils considèrent comme sacré. De plus, ces auteurs justifient les restrictions des libertés religieuses dévolues aux non-musulmans en invoquant les droits de la majorité musulmane dans les États musulmans.

Un islam du for intérieur

À rebours de ces vues apologétiques, quelques juristes laïcs sunnites et quelques clercs chiites déplorent les restrictions des libertés de pensée et de conscience prévalant en islam. Avec précision, le juriste tunisien Yadh Ben Achour discerne ainsi les conflits potentiels entre les libertés de conscience, d’expression et de religion : la liberté de conscience peut se trouver en conflit avec la liberté de religion, celle-ci étant entendue comme la liberté d’une communauté religieuse donnée d’appliquer ses règles au mépris de la liberté de conscience.

Ben Achour montre également les ambiguïtés de la notion de « diffamation des religions », qui peut compromettre la liberté de conscience. Conjointement, il promeut l’émergence d’un « islam du for intérieur », car il est convaincu que la liberté de conscience a une place centrale dans la conception moderne des droits de l’Homme.

En islam chiite, deux clercs ont développé des doctrines comparables. Selon Mohsen Kadîvar, il faut respecter le droit de chacun de choisir sa religion et de changer de religion, et passer de « l’islam de contrainte » à un « islam de conviction ». Dans le même sens, Mohammad Mojtahed Shabestarî soutient que la liberté est inhérente à la foi. À partir de cette redéfinition de l’expérience religieuse, ils œuvrent à une refondation du droit et de la théologie islamiques.

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