Dans le monde entier, les systèmes politiques sont entrés dans une phase de mutation profonde, illustrant le thème de la modernité liquide cher au sociologue Zygmunt Bauman, récemment disparu : ils se liquéfient et changent, vite, de façon imprévisible. C’est ainsi que les partis classiques connaissent un désamour dont la France a donné une illustration saisissante lors des élections présidentielles, puis législatives – quasi disparition du Parti socialiste (PS), ainsi que d’Europe Écologie les Verts, décomposition du parti Les Républicains.
Mais méfions-nous des jugements définitifs et des diagnostics trop généraux. Le Parti socialiste est moribond en France ? On l’a proclamé mort à plusieurs reprises dans l’histoire, et on le disait aussi du Labour au Royaume-Uni, qui en une élection vient de redresser la tête ! Notre analyse, ici, va donc se pencher plus précisément sur la gauche en France.
Le PS, le socialisme et la gauche
Le PS n’est que ruines et deuil. Mais quid du socialisme, et quid de la gauche ? PS, socialisme et gauche ont parfois été presque synonymes, mais pas toujours. Il convient de les distinguer analytiquement, et de noter que leurs temporalités ne sont pas nécessairement les mêmes.
Le PS pourrait-il se recomposer de lui-même, à partir de ses ressources propres, en s’appuyant sur son personnel politique actuel ? Ou verrons-nous plutôt naître un, ou plusieurs nouveaux partis avec des militants qui en proviendront, ou bien encore une force neuve née de la mobilisation d’acteurs venus d’ailleurs ? La réponse devrait s’ébaucher relativement vite, la temporalité, ici, relève du court et du moyen terme. Elle pourrait comporter une dimension singulière : il n’est pas exclu que parmi les parlementaires ayant fait allégeance à Emmanuel Macron, certains tentent de structurer une aile sociale-libérale, rassemblant notamment des transfuges du PS.
Et le socialisme ? On entre ici dans le domaine des idées, des projets, des valeurs et des visions, et le recul historique s’impose pour apprécier le présent. Jusqu’en 1917, le socialisme, dans ses innombrables variantes, a constitué la principale orientation de la gauche. Puis le communisme l’a concurrencé, « réel » à partir de la Révolution russe avant d’entamer son déclin dans les années 60 ou 70, de l’accélérer dans les années 80 et 90 et de quasiment disparaître. Le socialisme est aussi, mais moins brusquement, sur la pente du déclin, et sa belle modalité – la social-démocratie – est depuis les années 80 ou 90 en fort recul dans les pays où elle a été reine.
La force du socialisme, comme d’ailleurs du communisme, était de se présenter comme l’expression politique du mouvement ouvrier. Sa faiblesse rédhibitoire, aujourd’hui, est de ne plus pouvoir incarner aucune figure sociale, ni le mouvement ouvrier, qui a perdu sa capacité de mettre en cause les principales orientations de la vie collective, ni les nouveaux mouvements sociaux ou culturels, dont les acteurs ne se reconnaissent en aucune façon dans le socialisme.
Et la gauche ? L’épaisseur historique de la notion remonte à 1789, quand les représentants du peuple siégeaient à gauche dans l’Assemblée nationale. Mais aujourd’hui, que veut dire l’idée de gauche ? Rares sont les travaux en philosophie politique ou en sciences sociales qui tentent de la reformuler en profondeur, en proposant des catégories adaptées au temps présent et à des visions de l’avenir. Rares sont les utopies qui ont si souvent dans le passé contribué à l’effervescence intellectuelle de la gauche.
L’idée de gauche a profondément été associée à des combats sociaux et politiques qui, sans être tous d’une autre époque, se posent autrement que par le passé, et le vocabulaire semble manquer pour la préciser. Les mots ont mal vieilli (« classes », « lutte des classes » par exemple) ou sont utilisés par des acteurs politiques éloignés de la gauche – il suffit pour le constater d’écouter Marine Le Pen parler de justice sociale ou s’adresser aux ouvriers.
Nous sommes orphelins de l’idée de gauche, qui ne se transcrit plus que dans des logiques défensives plus ou moins radicalisées, et il faudra certainement du temps avant qu’elle se reconstruise.
D’où notre première conclusion : il est peu vraisemblable que le Parti socialiste puisse renaître directement de ses cendres, on voit mal comment le socialisme, comme projet d’émancipation, pourrait à nouveau exercer une large séduction sur l’électorat. Ce n’est que sur la longue durée que pourra, éventuellement, être dessinée sur le fond une gauche proposant un avenir, un sens, sans s’enfermer dans la radicalité de la pensée hypercritique ni se perdre dans la tentation de la violence.
Une reconstruction politique par en haut ?
La possibilité que s’affirme la gauche de l’ère inaugurée par la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle n’est-elle pas une question directement politique ? Toutes les hypothèses disponibles invitent ici au scepticisme.
Un premier raisonnement s’apparente à celui mis à l’honneur dans le contexte de la chute du mur de Berlin, en 1989, par le politologue américain Francis Fukuyama annonçant la « fin de l’Histoire », l’entrée dans une période où il n’y aurait plus d’alternative au marché et à la démocratie libérale. De même aujourd’hui, en France, la période actuelle n’est-elle pas celle de la fin de l’opposition droite-gauche, comme s’il n’y avait pas d’alternative au modèle politique du parti central, sinon centriste, pratiquement unique ? Dans cette perspective, et aussi longtemps que le pouvoir sera monolithique et vertical, organisé depuis l’Élysée, on voit mal comment pourrait s’affirmer une gauche renaissante.
Deuxième hypothèse, qui pourrait prolonger la première : la force politique organisée actuellement autour du centre ne pourrait-elle évoluer vers un positionnement inaugurant une nouvelle gauche, un peu à l’image de celles, sociale-libérale a-t-on dit, qu’ont incarnée Bill Clinton, Tony Blair et Gerhard Schröder dans les années 90 ? Une telle perspective pourrait impliquer qu’au Parlement, le poids politique de ceux qui sont susceptibles d’aller dans ce sens s’affirme et se renforce. Ou qu’à l’Élysée, la ligne du Président se réoriente, ce qui, compte tenu de la façon dont il entend prendre de la hauteur en tenant les médias à distance, pourrait encourager des approches rappelant la kremlinologie des années 60 et 70, quand des soviétologues guettaient les moindres signes et signaux suggérant qu’au sein du pouvoir, en son cœur, des transformations se prépareraient, comme si le changement devait venir de l’intérieur même du système, et d’en haut.
Dans cette manière de voir, l’indifférenciation politique du pouvoir adossé sur un parti hégémonique devrait céder la place à un tropisme de gauche. Une sémiologie lourde de supputations et d’interprétations des propos et des actes du chef de l’État commence d’ailleurs déjà à fonctionner, une « macronologie », science de la pensée et des gestes du Président qui, de fait, n’est pas toujours très éloignée du culte de la personnalité dans lequel se perd tout esprit critique.
Mais il est peu probable que s’opère un retournement du pouvoir qui serait la négation de ce qui lui a permis d’advenir, la dissolution du clivage gauche-droite.
Une troisième hypothèse procède de l’image d’une division fondamentale entre tenants de la société ouverte et de la nation tolérante et partisans de la société fermée et de la nation homogène. Au départ distincte du clivage gauche-droite, cette opposition ne pourrait-elle pas contribuer à le faire renaître ? Pour l’instant, l’affrontement se joue entre le dedans du système politique, plutôt européen, ouvert et tolérant et le dehors, qui l’est beaucoup moins. Le souverainisme, sans s’y réduire, est en effet porté avant tout par deux forces assez largement extra-parlementaires, l’une identifiée à Jean‑Luc Mélenchon et l’autre à Marine Le Pen. On voit mal comment, divisé en deux branches, il pourrait devenir une vision proprement de gauche – ou d’ailleurs proprement de droite.
Ces hypothèses, et d’autres qui pourraient être formulées, n’autorisent donc en aucune façon à concevoir le retour d’une gauche rénovée en profondeur à partir de l’intérieur du système politique et du pouvoir qui y est hégémonique.
Une renaissance de bas en haut ?
D’où la dernière étape de notre raisonnement. Si la renaissance d’une gauche ne peut être un phénomène directement politique, il faut se tourner du côté de la société civile et de ses acteurs pour en concevoir l’éventualité.
Tout au long des années Hollande, faibles ont été les mobilisations pouvant valider l’hypothèse que j’avais développée dans Pour la prochaine gauche (éd. Robert Laffont, 2011). La contestation du mariage pour tous a été au plus loin de toute idée de gauche, conservatrice ou réactionnaire. Les « Bonnets rouges » ont défendu un modèle économique peu soucieux de développement durable et d’environnement. Les manifestations contre la loi Travail ont montré la radicalisation d’une partie des salariés, un refus respectable mais ne permettant en aucune façon d’imaginer une nouvelle gauche.
Les rassemblements sur des enjeux environnementaux (l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le barrage de Sivens) ne tiennent pas la comparaison avec les mobilisations écologistes et antinucléaires des années 70. « Nuit debout » aurait pu porter l’espoir d’une réinvention de la gauche, mais n’a pas eu l’impact du M15 des Indignados espagnols et s’est décomposée sans lendemain jusqu’ici, pénétrée par diverses variantes de gauchisme signant très tôt son échec.
Il ne peut pas y avoir de gauche sans contestation, sans mouvements, sans action – qu’elle soit sociale, culturelle, ou morale. Sans appel à une société plus juste, permettant à chacun de construire son existence, de développer et de faire valoir ses « capabilities », comme dit l’économiste Amartya Sen. Il ne peut pas y avoir de gauche sans imagination, sans projection dans le futur, sans idées et connaissances, et donc sans ceux qui les produisent – on ose à peine employer le mot d’intellectuels tant ceux qui occupent le haut du pavé médiatique sont aujourd’hui conservateurs ou réactionnaires. La présidence de Hollande a congelé la vie intellectuelle, qui d’ailleurs n’intéressait guère le chef de l’État, elle n’a pas facilité les initiatives, l’expression des attentes citoyennes, l’émergence de visions de l’avenir, et de demandes de droits.
Aujourd’hui la donne est différente. Le chef d’État et les parlementaires de sa majorité ne peuvent prétendre représenter la gauche en mouvement, celle qui conteste, qui proteste, qui mobilise de façon constructive et transforme la société par le bas. Maintenant que la critique et la contestation ne semblent devoir réellement opérer qu’en dehors du Parlement, et dissociées de l’idéologie du pouvoir, un espace s’ouvre à elles.
Il ne s’agit pas ici d’opposer la rue aux institutions légitimes, mais de constater que le contexte actuel, paradoxalement, parce qu’il donne l’essentiel du pouvoir politique au chef de l’État, crée des conditions à terme bien plus favorables au réenchantement de la gauche que lors du quinquennat précédent, qui se disait de gauche. On peut en sentir les prémisses avec la mobilisation d’un large tissu associatif contre le projet gouvernemental de pérenniser l’état d’urgence en en inscrivant les mesures dans le droit ordinaire. De même, la loi travail qui devrait être adoptée par ordonnances et au profit de la flexibilité plus que de la sécurité des salariés, pourrait susciter des contestations, mais aussi des réflexions critiques sur le travail et son droit.
Rien ne dit que de telles actions seront couronnées de succès, mais d’autres suivront et surtout, l’essentiel est ailleurs : la légitimité du pouvoir l’autorise à agir, mais ne lui garantit pas le silence ou la passivité de ceux qui pourraient inventer la gauche de demain.