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Des chercheurs mettent au point une méthode pour détecter les espèces envahissantes

Anoplolepis gracilipes, la fourmi « folle », en pleine action. Steve Shattuck/Flickr, CC BY-SA

Avez-vous déjà entendu parler des « espèces envahissantes » ? Ou encore d’invasions biologiques ? Non, ou vaguement peut-être… Vous devriez pourtant ! Car on ne parle pas ici de quelques petits bonshommes verts, mais bien du tamarix de Russie, du rat noir, de l’étoile de mer japonaise, du poisson-lion, de la jacinthe d’eau, du crapaud-buffle, et de dizaines de milliers d’autres espèces évoluant sur notre planète, mais pas au bon endroit.

Lorsqu’une espèce est introduite dans un écosystème dans lequel elle n’a pas évolué, elle n’est pas adaptée aux espèces locales, et réciproquement. Il y a donc deux alternatives possibles : soit ce sont les espèces locales qui gagnent les nouvelles interactions et l’espèce introduite s’éteint ; soit c’est l’espèce introduite qui gagne et s’établit, s’étend et affecte les espèces locales. On l’appelle alors « espèce envahissante ».

Le sujet est crucial : ces invasions d’espèces introduites par les humains dans des régions inconnues d’elles peuvent causer des dégâts impressionnants ; et cela aussi bien aux écosystèmes qu’aux sociétés humaines. Avec l’augmentation massive des échanges internationaux et le changement climatique, ce phénomène risque de continuer de s’aggraver dans les années à venir.

Jugez-en plutôt : la fourmi de feu coûte par exemple plus de 6 milliards de dollars par an aux États-Unis, entre de coût de leur contrôle et les dégâts sur les infrastructures, les réseaux électriques et de communications, l’agriculture et d’autres secteurs économiques. Le moustique tigre remonte du sud de la France avec le potentiel de transmettre par sa piqûre des virus mortels, tels que ceux de la dengue, du chikungunya et du Zika. Le chat introduit dans les îles de tous les océans du monde, a mené à l’extinction de dizaines d’espèces d’oiseaux, reptiles et amphibiens qui n’avaient jamais vu un tel prédateur.

Les espèces envahissantes dans leur ensemble sont la seconde cause d’extinction d’espèces vivantes depuis un siècle ; elles représentent également la seconde menace actuelle sur la biodiversité dans le monde ; elles sont aussi responsables de milliers de morts tous les ans. Les terribles morsures de la petite fourmi de feu, par exemple, envoient plus de 100 000 Américains par an chez le médecin ou à l’hôpital, et une près centaine en meurt de choc anaphylactique. Enfin, elles ont un coût économique de centaines de milliards d’euros par an au niveau mondial.

Comme un « profiler »

Face à de telles conséquences, il n’est pas étonnant que les scientifiques aient cherché depuis des décennies un moyen de prévoir quelles espèces peuvent devenir envahissantes, et où, avant même qu’elles ne soient introduites dans une nouvelle région du monde.

Car une intervention à la frontière, ou très rapidement après, permet d’être bien plus efficace et de dépenser bien moins que de tenter de contrôler une espèce envahissante déjà fermement établie et de subir les dégâts occasionnés sur des surfaces sans cesse grandissantes. Ce type de prédiction n’était cependant pas envisageable jusqu’à tout récemment, faute d’outils et de données adéquats.

Ce temps semble désormais révolu : notre équipe (Université Paris Sud/CNRS), en collaboration avec des chercheuses de Suisse et d’Espagne, vient en effet de publier ce 29 mars dans la prestigieuse revue américaine PNAS, une étude où nous avons combiné plusieurs types de modèles statistiques et une grosse base de données de caractéristiques écologiques et comportementales de fourmis ; il s’agit de prédire quelles seront les prochaines espèces de fourmis envahissantes, et quelles régions du monde elles risquent d’envahir. Avant même qu’elles n’aient commencé.

19 espèces de fourmis

Ces travaux, démarrés il y a huit ans, utilisent les outils statistiques les plus récents et les plus performants pour identifier, à la manière des profilers de tueurs multirécidivistes dans les séries policières américaines, les profiles psychologiques de ces coupables.

En établissant un modèle statistique de toutes les combinaisons de caractéristiques des fourmis qu’on sait être envahissantes – 19 sont déclarées comme telles par l’Union internationale de la conservation de la nature (IUCN) –, il nous a été possible d’établir un profil écologique de la fourmi envahissante type – avec tel type de système social, tel type de fondement de nouvelles colonies, tel type de régime alimentaire, etc.

Car la fourmi folle jaune, la fourmi électrique, la fourmi fantôme ou la fourmi de feu, pour ne citer qu’elles, n’ont pas en commun que ces noms terribles : il a été ainsi possible d’établir un véritable portrait-robot de leurs caractéristiques écologiques. Ce modèle statistique a ensuite été appliqué à un millier de fourmis non envahissantes pour voir si certaines possédaient le même profil : et effectivement 13 d’entre elles présentaient la même combinaison de caractéristiques ; elles sont donc logiquement capables de faire aboutir le même type d’invasion au cas où les activités humaines les transporteraient négligemment ailleurs…

L’Australie face à la menace des fourmis de feu. (Euronews/YouTube, 2017).

Cet « ailleurs » a lui aussi été prédit dans notre étude : et cela, en établissant une autre sorte de profil, celui des combinaisons de conditions climatiques idéales pour ces espèces. En le projetant sur la surface terrestre, on peut déterminer dans quelles régions chacune de ces 13 espèces trouvera les conditions favorables à une invasion si elles y sont introduites. Ces régions à risque sont la Floride, l’Amérique centrale et le Brésil, l’Afrique centrale et Madagascar, l’Asie du Sud-est, l’Indonésie et le nord-est de l’Australie et de très nombreuses îles de par le monde.

Parmi ces 13 suspectes se trouve la fourmi des pavés – ainsi nommée pour ces batailles rangées au cours desquelles elle affronte ses rivales, laissant des milliers de cadavres sur le pavé… Ou la fourmi difficile, baptisée de la sorte en référence à la difficulté à la contrôler ; elle entraîne de véritables armées au sein de ses nids pouvant abriter plus de 3 millions d’individus. Ou encore la fourmi d’Éthiopie, qui forme des supercolonies, véritables réseaux de colonies alliées pouvant couvrir et contrôler des territoires gigantesques.

Bien qu’on ne connaisse pas encore le type de dégâts que ces suspectes pourraient causer si elles envahissaient ces régions, on peut imaginer qu’il s’agirait d’une gamme et d’une importance similaire aux 19 espèces déjà connues pour être envahissantes : réduction de la biodiversité locale, perturbation du fonctionnement des écosystèmes, coûts pour l’agriculture, le tourisme et même problèmes sanitaires pour certaines d’entre elles.


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Disculper certaines espèces

La puissance et l’utilité de ce nouvel outil de profiling statistique se trouve renforcée par une découverte inattendue : nous avons en effet établi que l’une des 19 espèces de fourmis cataloguées comme envahissantes – la fourmi champignonniste, celle que l’on voit se balader en file indienne avec un morceau de feuille dans les mandibules – ne se conformait en fait aucunement au profil écologique d’une envahissante ; à tel point même que le modèle ne parvenait jamais à prédire qu’elle pourrait le devenir.

Après des recherches approfondies auprès de spécialistes, cette fourmi a définitivement été identifiée comme ravageur des cultures de sucre de canne en Guadeloupe – où elle cause des dégâts considérables – mais n’a jamais envahi d’autres régions que cette île toute proche de son aire naturelle. Pour cause : elle n’a pas les caractéristiques écologiques lui permettant de faire face aux nouveaux écosystèmes. Le système de profiling, censé permettre de découvrir et de surveiller de nouveaux envahisseurs avant même qu’ils ne commettent des dégâts a donc aussi permis d’innocenter une espèce accusée à tort !

Il reste désormais à transposer cet ensemble d’outils statistiques à d’autres groupes d’espèces, ce que les chercheurs s’emploient déjà à faire – avec sans aucun doute bien d’autres surprises à la clé.


DR.

Pour découvrir le monde fascinant des fourmis envahissantes, Franck Courchamp et le dessinateur Mathieu Ughetti vous donnent rendez-vous en librairie pour découvrir leur BD « La guerre des fourmis » qui vient de sortir aux éditions des Équateurs. Et aussi sur The Conversation.

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