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De gauche à droite : Leonard Specht, Maxime Bossis Manuel Amoros, Dominique Baratelli et Michel Platini, écoutant l'hymne national avant le match amical France-Pérou le 28 avril 1982. Georges Bendrihem, Joel Robine/AFP

Des clubs aux équipes : comprendre la grande évolution du foot depuis les années 1980

Qui dit football, dit clubs, joueurs, équipes, financiers et public, acteurs d’un spectacle sportif dont la trame fonctionne avant tout en raison des incertitudes de son histoire, contrairement au film ou à la pièce de théâtre, et qui se construit sous nos yeux. Or ce ressort dramatique s’est progressivement désagrégé dans les championnats professionnels de football de première ligue depuis une trentaine d’années, tout comme les mécanismes d’identification des spectateurs à leur équipe.

Pour rendre compte de cette évolution, il faut d’abord prendre en compte l’évolution du statut des clubs, dont les rouages économiques ont été longuement analysés par l’économiste Wladimir Andreff.

Passage au statut lucratif

Jusque dans les années 1980, les clubs étaient gérés par des associations 1901 à but non lucratif. Une série de lois en 1984, 1987, 1999 créant les Sociétés anonymes sportives professionnelles et en 2012 leur donnant les mêmes prérogatives que les Sociétés à responsabilité limitée (SARL), Sociétés anonymes (SA), Sociétés par actions simplifiée (SAS), a entériné le passage du statut associatif au statut de société commerciale, cette dernière formule permettant l’apport de capitaux provenant d’actionnaires, au-delà des limites imposées dans les lois des années 1980.

Contrairement cependant aux actionnaires d’une société commerciale, les investisseurs n’attendent pas des bénéfices financiers, des dividendes mais de la notoriété pour leur personne, pour leur entreprise, voire pour leur État.

Les budgets ont dès lors augmenté de façon considérable. Le total des recettes des clubs de division 1 en France était de 6 millions d’euros en 1970 ; il passe à 202 millions d’euros en 1990, à un milliard d’euros en 2011, à un milliard 750 millions en 2017.

Première photo connue de l’équipe de football du Racing Club de Roubaix en 1895 ou 1896. 75e anniversaire du Racing Club de Roubaix

La télévision, un allié ?

Cet accroissement spectaculaire des budgets procède des investissements par de riches capitalistes mais aussi de l’augmentation considérable des droits télévisés. Longtemps les instances dirigeantes du football ne souhaitaient pas que les matchs soient diffusés.

La création de Canal+ en 1984, la privatisation de TF1 en 1987 ont engendré un climat concurrentiel qui, joint à la popularité croissante du football, ont entraîné un accroissement considérable des droits télévisés.

Ce qui représentait moins d’1 % du budget d’un club en 1980 représente aujourd’hui en moyenne 44 % de ce budget. Or, tous les clubs ne profitent pas égalitairement de cette manne.

Il y a une part fixe distribuée à chaque club, puis un montant plus ou moins important selon le classement du club, son classement pendant les cinq dernières saisons et, enfin, sa notoriété.

Marseille, Lyon, Lille, le Paris Saint-Germain (PSG) encaissent des sommes bien supérieures à Dijon ou à Amiens. On est donc entré dans un cycle de « télé-dépendance » favorisant les plus cotés, les plus nantis.

Les disparités entre les budgets des clubs de Ligue 1 sont énormes : en 2017 le PSG dispose, faut-il le rappeler, d’un budget de 540 millions d’euros, Angers d’un budget de 28 millions, Amiens de 25 millions…

Cet écart d’un à 25 était d’un à 6 ou 7 il y a une trentaine d’années.

Compare-t-on désormais des équipes avec leurs choix tactiques respectifs, avec leurs vedettes de niveau sinon équivalent, du moins comparable, ou compare-t-on des budgets, les clubs les mieux dotés étant certains de l’emporter ?

Arrêt Bosman et mercato

Ce recul de l’aléatoire, de l’incertitude compétitive, qui est le piment du spectacle sportif, a été en outre favorisé par deux innovations, l’arrêt Bosman en 1995 et l’instauration d’un mercato d’hiver en 1997.

L’arrêt Bosman, du nom du joueur Jean‑Marc Bosman, a supprimé, en accord avec la législation européenne, la limitation du nombre de joueurs, par équipe, ressortissant d’autres États membres de la communauté européenne ; cette liberté, associée à la possibilité de faire jouer quatre joueurs extra-communautaires (souvent plus en fait par le biais des doubles nationalités), contribue à creuser l’écart entre clubs plus ou moins bien dotés.

Jean‑Marc Bosman en 1998. Philippe Huguen/AFP

Cette possibilité d’optimisation du recrutement a été accrue avec le recours au mercato d’hiver permettant de rectifier ses erreurs et d’améliorer le rendement de son équipe, cette possibilité n’étant offerte qu’aux clubs en ayant les moyens. Acquérir des vedettes au coût exorbitant est le privilège des clubs les plus riches, les systèmes de régulation étant peu contraignants.

Dès lors la compétition est jouée d’avance et les organismes spécialisés peuvent prévoir, sans grand risque d’erreur le classement du championnat en fin d’année, du moins pour les premières places.

L’incertitude éliminée du terrain

L’incertitude ne demeure que pour les équipes de niveau intermédiaire ou dans les matchs à élimination directe comme dans les Coupes nationales où, contre toute attente et sur une seule confrontation, le « petit » peut dominer le « gros » ou dans les phases finales des grands tournois : Mondial, championnat d’Europe des nations, Ligue des champions…

Dans ce dernier cas, des clubs richement dotés s’affrontent, pour ainsi dire, à armes égales. Mais les Coupes nationales, naguère des épreuves phares, sont boudées par les grands clubs et par les organismes européens, sans doute parce que la place qu’y occupe l’incertitude, l’aléa est trop importante.

C’est d’ailleurs pour cette raison, et pour éviter une élimination rapide, qu’a été introduit le système des poules de qualification dans la Coupe des champions, la future Ligue des champions, en 1991-1992. Sur le plan des inégalités criantes, le pays qui pourrait donner des leçons est paradoxalement les États-Unis avec les règlements que s’est donnés la National Football League. En France et en Europe, si l’aléatoire n’est plus au rendez-vous, la compétition devient terne.

Norbert Elias pouvait, à juste titre, opposer au « Charybde d’un match nul » sans rebondissement le « Scylla d’une victoire précipitée (la confrontation est trop inégale) ».

Cette nouvelle donne économique associée au processus général de globalisation a entraîné une rupture progressive des liens entre le club et la collectivité humaine qu’il est censé représenter, même si demeure une vive fidélité au maillot.

La fin de la « guerre des styles »

Naguère, et encore dans les années 1980, l’identification à un club n’était pas perçue et conçue par les supporters comme le simple signe (arbitraire) d’une commune appartenance mais comme le symbole (motivé) d’un mode spécifique d’existence collective, qu’incarnait le style de jeu de l’équipe, modulation aux tonalités propres d’un langage universel. Le style local que l’on revendiquait ne correspondait pas toujours, loin s’en faut, à la pratique réelle des joueurs mais plutôt à l’image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu’une collectivité se donne d’elle-même et qu’elle souhaite donner aux autres. Non pas tant, donc, à la manière dont les hommes jouent (et vivent), mais à la manière dont ils se plaisent à raconter le jeu de leur équipe (et leur existence).

Chaque grande équipe locale imprimait sa marque propre sur le jeu, si bien qu’une confrontation importante se présentait comme « une guerre des styles ».

Ainsi la vaillance laborieuse, jusqu’à l’épuisement, était la dominante stylistique de l’équipe de Saint-Étienne de la grande époque ; de façon significative, dans le palmarès des vedettes établi par les supporters, c’est Oswaldo Piazza qui occupe la première place ; il s’illustrait par sa pugnacité et son courage, remontant le terrain en de longues chevauchées même quand tout espoir de victoire semblait envolé.

Finale de la coupe de France, Lens-St Etienne, 1975.

Le style de la Juventus de Turin, propriété de la Fiat, était symbolisé par les trois S – semplicità, serietà, sobrietà (simplicité, sérieux, sobriété) –, à l’image de la discipline rigoureuse du monde industriel dans l’austère capitale piémontaise.

Juve, storia di un grand amore (histoire d’un grand amour, hymne de la Juventus de Turin).

Le style que l’on prisait à l’Olympique de Marseille (OM) se distingue fortement de ces façons laborieuses. Il est fait de panache, de fantasque, de virtuosité et d’efficacité spectaculaire.

La devise du club est, dès ses origines, en 1899, « Droit au but ». Ce goût pour le panache se combine avec une prédilection pour les joueurs pugnaces, qui exhibent pleinement leurs qualités viriles. Quelque chose du style local a semble-t-il repris corps pendant ces dernières semaines à Marseille où l’on apprécie, au stade comme dans la vie locale, une histoire saccadée, faite de retournements spectaculaires, rien moins qu’un long fleuve tranquille. Mais ce ne sont là que des soubresauts d’un autre temps.

« Droit au but », l’hymne de l’OM.

Pour le jeune supporter découvrir progressivement ces propriétés du style local était une manière d’éducation sentimentale aux valeurs qui façonnent sa ville.

Mais les trente dernières années ont vu disparaître la guerre des styles locaux. Les changements d’entraîneurs, les transferts de joueurs, deux fois par an, à un rythme précipité, en raison de la concurrence entre clubs fortunés, ont mis un terme à cette continuité stylistique. Aujourd’hui, il n’est plus question d’opposition de styles locaux, mais plutôt de confrontation de styles d’entraîneurs.

L’équipe, un miroir de l’identité locale en péril

La composition de l’équipe a longtemps offert une autre métaphore expressive et grossissante de cette identité collective, un reflet idéalisé de la population et de ses conceptions de l’appartenance.

À Glasgow, jusqu’à la fin des années 1980, le critère religieux était déterminant pour le recrutement des joueurs, le Celtic étant un club catholique fondé par un frère mariste, soutenu par les immigrés irlandais et présidé, à ses débuts, par l’archevêque de la ville, et les Rangers, à l’inverse, celui des protestants et unionistes.

En 1989, un coup fatal fut porté à cette bipartition : pour la première fois depuis 80 ans, un joueur catholique, Maurice Johnston, rejoignit les Rangers. Il s’ensuivit une très vive polémique.

En France, l’équipe de Lens, dans le nord industriel, a longtemps été le symbole d’une classe ouvrière comportant de nombreux ouvriers d’origine polonaise. Ce sont ces joueurs, comme l’était un grand nombre des « gueules noires », qui ont assis la réputation du club, un club qui dut, en grande partie, sa résurrection, dans les années 1970 après une sombre période, au renfort de deux talents recrutés en Pologne, Faber et Gregorczyk.

Les joueurs polonais du Racing club de Lens, INA.

À Marseille, les joueurs qui, à travers le temps ont recueilli le plus de faveurs, sont incontestablement les vedettes étrangères : Kohut, Vasconcellos, Ben Barek dans les années 1930-1940, et, plus près de nous, les Suédois Andersson et Magnusson, le Yougoslave Skoblar, les Brésiliens Jaïrzinho et Paulo Cezar, l’Anglais Waddle, l’Italien Ravanelli, l’Ivoirien Drogba, le Sénégalais Niang…

L’Ivoirien Didier Drogba, légende de l’OM de Marseille. Wikimedia, CC BY-SA

Autant de joueurs qui ont fortement marqué la mémoire locale.

On associe volontiers à ces vedettes étrangères, reflet du cosmopolitisme de la cité, des « minots » nés à Marseille ou dans sa proche région, qui ont porté haut les couleurs de leur club et ont notamment assuré sa résurrection de 1981 à 1984, quand celui-ci était au plus bas.

Bref, l’équipe symbolisait, rendait visible et incarnait, jusqu’à un proche passé, à travers son style et sa composition, l’identité réelle et imaginaire de la collectivité qu’elle représentait. De cette époque nous vivons le chant du cygne.

Les joueurs qui, jadis, étaient issus du coin de la rue et accomplissaient une grande partie de leur carrière dans un même club, au prix, il est vrai, de contrats léonins jusqu’en 1969, se sont transformés en météores au gré des sollicitations du marché.

Plus un nom polonais dans l’équipe du RC Lens ; Marseille peut encore se vanter de la présence de deux « minots » dans son équipe première et Francesco Totti né à Rome et qui a passé toute sa longue carrière à l’AS Roma fait partie de ces cas exceptionnels que l’on se plaît à rappeler.


Cet article a été présenté lors du colloque organisé conjointement par PSE et le Cnam les 17 et 18 mai intitulé Football et Sciences.

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