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Des élections américaines prises au piège de la désinformation

Des partisans du président américain Donald Trump portent des masques « Fake News » devant le centre où les bulletins de vote sont comptés, à Detroit, Michigan, le 5 novembre 2020. Seth herlad / AFP

Dans la nuit du 5 au 6 novembre, alors que le décompte des voix est en cours dans 5 états, Donald Trump déclarait que seuls les scrutins déposés le jour du vote étaient légaux, les autres étant une tentative de lui confisquer la victoire, jetant ainsi le doute sur la légitimité du vote en ligne. Fait inédit, les grandes chaînes nationales américaines, hormis CNN et Fox, ont coupé court à la retransmission, pour ne pas se faire prendre au piège de la désinformation.

Les campagnes électorales américaines sont des périodes d’autant plus vulnérables à la désinformation que les enjeux et les ressources engagées sont énormes. Les élections de 2020 ont été sous haute surveillance du fait des révélations de manipulation interne et d’ingérence externe.

Dans le cas des élections de 2020 comme dans celle de 2016, un certain nombre de stratégies de manipulation du vote ont été utilisées, avec une forte croissance depuis une semaine du côté de la campagne de Trump. Elles se sont appuyées sur des éléments structurels du vote et sur des éléments conjoncturels qui font partie de l’arsenal de la désinformation.

Distiller le faux au compte-gouttes

Les étapes de la manipulation des élections peuvent se découper en plusieurs phases, orchestrées en amont de l’événement :

  • La création de campagnes numériques souterraines et préparatoires, avec dissémination de fausses informations au compte-gouttes, visant à installer une tendance virale, sur un sujet clivant. Par exemple : si Biden meurt en plein mandat, il sera remplacé par Kamala Harris, taxée de « gauchiste » – ce qui est faux : elle appartient plutôt à l’aile droite du parti démocrate. Ou encore : une fois à la Maison Blanche, Biden mettra en place tout le programme de Bernie Sanders et s’alignera pleinement sur le mouvement Antifa. Dans tous les cas, Biden est décrit comme un pantin sénile, une étiquette qui se propage dans les banques de mèmes et qui peut être déclinée et amplifiée à volonté sur les réseaux sociaux.

  • L’achat ou le piratage de données stratégiquement révélés pour causer la surprise ou la panique à des moments-clés. Par exemple, les diverses tentatives pour relier Hunter Biden (le fils de Joe Biden) à des cercles pédophiles démocrates, diffusée par la nébuleuse conspirationniste QAnon notamment, par le biais du mot-dièse #SavetheChildren.

  • Le camouflage et le blanchiment (« whitewashing ») de fake news par le biais des médias sociaux, pour en faciliter la reprise par les journaux et médias de masse. Comme pour le blanchiment de l’argent du marché noir injecté dans l’économie réelle (achat de biens, investissements en liquide, etc.), les infox sont blanchies en les faisant passer des sites extrémistes marginaux aux médias mainstream, les transformant en actualités « réelles » sinon avérées. Ainsi, la fake news selon laquelle le vote par correspondance est frauduleux accompagnée d’un appel à la dénonciation si le résultat du vote est en défaveur de Trump a été plantée par les médias sociaux et reprise par les médias de masse. Même s’ils la dénoncent, ces derniers lui donnent une crédibilité qui semble se confirmer comme une prophétie auto-réalisante à mesure que les états pivots basculent de Trump à Biden, causant les supporters de Trump à manifester devant les centres de tri comme en Arizona.

  • La collusion secrète ou de fait entre les intérêts de certains acteurs en interne et les acteurs externes (groupes extrémistes, organisations semi – ou paraofficielles). Par exemple, il s’agit de faire croire que si le vote par correspondance gagne, c’est bien qu’il est truqué et les milices locales doivent se tenir prêtes à combattre pour faire gagner le camp de Trump. C’est tout l’enjeu du mouvement « Proud Boys » que Trump a appelé à « Stand back and stand by » (« Retenez-vous mais tenez-vous prêts »). Les intérêts des « Proud Boys » rejoignent ainsi objectivement ceux de Trump et peuvent les amener à réagir pour lui sans qu’il ait à faire un appel clair et net à leur aide. Plus Trump paralyse le système et plus la possibilité que ces acteurs extrémistes paramilitarisés se manifestent est réelle.

  • Enfin l’influence étrangère reste encore à démontrer pour cette campagne, et ne peut être éliminée sans pour autant lui attribuer le même rôle déterminant que lors des élections de 2016. Toutefois, les tentatives pour prouver la « corruption » des Biden en attirant l’attention sur son fils, Hunter Biden, dans le cas de l’Ukraine, semblent bien venir de l’étranger et notamment de la Russie. Et les médias sociaux russes relaient les dénonciations de fraude car une contestation chaotique interne ferait les affaires du Kremlin, lui laissant les coudées plus franches sur la scène internationale.

Paralyser le vote en accusant l’autre camp de fraude

Les stratégies de désinformation reposent sur un certain nombre de mécanismes qui s’empilent les uns les autres et se renforcent réciproquement :

  • Supprimer des votes et donc des voix par la diffusion d’informations erronées sur les dates d’élections, les lieux de vote ou les modes de scrutin, pour induire les électeurs en erreur ou les dissuader de se rendre aux urnes. Par exemple, au Texas, la [localisation des boîtes aux lettres où les bulletins peuvent être déposés] s’avère très stratégique, obligeant certains électeurs à se déplacer sur de longues distances.

  • Diffuser des rumeurs de truquage – comme le piratage des machines de vote électronique ou le trafic des registres électoraux – pour démotiver les minorités noires ou latino-américaines, qui se sentent déjà marginalisées ou, a contrario, irriter les Républicains qui peuvent se sentir exclus, avec la circulation de photos en ligne montrant des bulletins dans des poubelles papier, semant le doute sur l’intégrité du processus.

  • Polariser les communautés en ligne, avec des retombées hors ligne, par des campagnes de désinformation orchestrées autour de sujets clivants comme la race ou la police. Par exemple, QAnon a créé ses propres chambres d’écho pour populariser ses théories du complot qui donnent à Trump un statut de héros, seul en lutte contre les forces obscures qui parasitent le parti démocrate.

  • Boursoufler des comptes et pages hyper-partisans avec l’achat de comptes « bidon », pour diffuser plus facilement de la désinformation sensationnelle et/ou émotionnelle et contribuer au sentiment de flou généralisé tout en donnant le sentiment d’une fausse militance en ligne en s’appuyant sur l’astroturfing et les fermes de trolls pour intimider l’adversaire et faire croire à un large consensus, comme exemplifié par l’impressionnant nombre de comptes fermés par Facebook depuis le début des élections.

  • Créer des campagnes publicitaires au compte-gouttes pour faire chambre d’écho avec des partenariats locaux ou nationaux liés à divers extrémistes. Par exemple, le financement de 1 300 sites apparaissant comme des médias locaux alors qu’ils appartenaient à une seule et même entité cherchant à masquer une opération de relations publiques pour relayer les vues des conservateurs républicains.

Fact-checking et intégrité de l’information

Les organismes de fact-checking comme FactCheck.org, Politifact et le Washington Post Factchecker, se concentrent sur un certain nombre de mécanismes de désinformation avérés, notamment en ce qui concerne les élections. Ils ont pu faire un repérage des signaux faibles et signaux forts en amont et pendant des élections. Parmi de nombreux autres thèmes, depuis mars, un des plus récurrents est la théorie du complot montée par le Président selon laquelle l’élection lui serait « volée » du fait de la fraude au vote en ligne. Cela correspond aussi aux stratégies du blanchiment et des campagnes préparatoires. Il encourage ainsi de facto mais sans le dire le sentiment d’outrage de ses supporters et, implicitement, l’appel aux armes.

Parmi les réfutations et démystifications les plus courantes sont celles qui concernent le décompte des voix, qui joue sur la complexité et l’hétérogénéité des situations selon les États et peut nourrir la paranoïa des supporters. Comme de nombreuses fake news aux États-Unis, ces fausses informations s’appuient sur une vulnérabilité réelle du système, qui tient à la diversité des règles et leur plus ou moins grande opacité, ce dont tous les Américains ne sont pas nécessairement conscients. Par exemple, au Nevada le décompte des voix est suspendu pendant la nuit, alors qu’au Wisconsin il est autorisé à continuer, ce qui alimente les rumeurs de fraude. Donc quelque soit le niveau de transparence montré par les commissions électorales locales, la porte est ouverte à toutes sortes de récits de manipulation du processus.

Les États pivots ont été particulièrement visés dans cette économie de la désinformation. Par exemple, la Pennsylvanie a fait l’objet de fake news liées au fait que certains centres de vote ne laisseraient pas entrer des observateurs. Autre exemple de désinformation : sur Facebook, des rumeurs propagées par les Républicains circulent selon lesquelles le Wisconsin aurait plus de bulletins de vote que d’électeurs, confirmant les doutes sur le bourrage des urnes. Cela donne de la légitimité aux partisans demandant un nouveau décompte, différant ainsi l’annonce des résultats.

Autre règle qui prête le flanc au fake news : dans certains États, seulement des stylos à encre noire ou bleue sont acceptés et tout autre moyen mène au rejet du bulletin alors que dans d’autres États, le surlignage au marqueur est accepté.

Le rôle des médias mainstream et meanstream

Comme les fact-checkers, les médias mainstream et les médias sociaux ont appris de 2016 et ont fait de nombreux efforts pour ne pas amplifier la désinformation, avec plus ou moins de bonheur. Une des difficultés vient de ce que Trump est lui-même le « super-spreader » de ces fausses informations (avec plus de 32 millions d’abonnés sur Twitter par exemple). Il est en outre délicat d’ignorer ou d’occulter la parole d’une personnalité publique aussi importante, dont les propos font l’actualité quand ils sont repris par d’autres. Cet argument a été invoqué tant par Facebook que par Twitter pour ne pas bloquer le compte de Trump mais dans les quelques semaines précédant les élections, ils ont essayé de limiter les dégâts en faisant le ménage, notamment en supprimant des comptes liés à la mouvance complotiste pro-Trump QAnon, ou en épinglant certains des propos de Trump comme étant de la désinformation.

Par ailleurs, la focalisation sur Trump empêche de repérer ses partisans très impliqués qui servent de relais d’opinion dans les chambres d’écho et sur les sites républicains. En Utah, des Républicains, qui considèrent que les États-Unis ne sont pas une démocratie mais une république, remettent en cause la légitimité du vote par correspondance… En outre, certains républicains de la mouvance QAnon sont désormais membres du Congrès où ils peuvent poursuivre leur croisade. Et Trump se fait leur écho plus qu’il ne crée leur doctrine, s’appuyant sur des problématiques ancrées chez certains Républicains bien avant son accession au pouvoir, ce qui tend à être sous-estimé par les observateurs.

Un autre écueil tient à ce que médias mainstream et médias « meanstream » – s’il est possible de définir ainsi ces médias sociaux qui se font le relais de propos haineux et malveillants (« mean » en anglais) –, se renforcent réciproquement, par une co-dépendance qui les oblige à s’entre-citer les uns les autres. C’est le rôle de Fox en particulier qui est au sein d’un réseau de propagande qui inscrit dans l’actualité légitime des faits alternatifs et des opinions marginales. Fox est en co-dépendance avec le compte de Trump qui joue le rôle de « tribune à harangues intimidatrices » (« bully pulpit »), prêtes à viralisation. Du coup, la campagne dénonçant la fraude au vote a été véhiculée par le président, le parti et ses médias mainstream et meanstream, avec succès puisque la moitié des électeurs républicains considère que ce type de vote est très problématique.

Des résultats mitigés, au bénéfice des médias mainstream

Les efforts des fact-checkers comme des médias de référence ne suffisent pas à crever les bulles de filtres, les chambres d’écho et l’effet « bully pulpit ». De fait, dans les chambres d’écho pro-trumpistes de la mouvance QAnon et autres, ces efforts renforcent le biais cognitif selon lequel si l’adversaire emploie tant d’efforts à démentir, c’est qu’il y a là un fond de vérité et que les partisans ont raison de persister dans leurs croyances. En outre, le dark social prend de plus en plus de place, dans des espaces réservés qui se retirent des espaces publics commerciaux que sont devenus Facebook et Twitter, pour aller sur WhatsAapp et autres espaces semi-privés où les mobilisations locales peuvent se fomenter.

Ceci se double des tergiversations des médias sociaux, notamment Facebook, qui a été accusé de n’être pas très cohérent et constant dans sa façon de signaler les posts vérifiés par ses partenaires fact-checkers, de même que de trop se reposer sur les analyses pas toujours fiables de ses algorithmes. Twitter a aussi mis du temps à réagir et n’a pas recours à des fact-checkers, mais cette semaine, il a épinglé comme douteux la plupart des tweets de désinformation produits par Trump.

Ce sont finalement les médias mainstream qui tirent le mieux leur épingle du jeu : ils ont préparé cette élection avec soin, y compris la chaîne Fox (qui n’a pas hésité à concéder l’Arizona à Biden alors que CNN ne s’était pas encore prononcée, au grand dam de Trump). La stratégie médiatique qu’ils ont adoptée pendant les trois jours de compte des résultats a été exemplaire : transparence des situations locales, visualisations pédagogiques, prudence dans l’évaluation des décomptes, appels au calme, mises à jour au fil de l’eau… Face aux tenants conservateurs du #StoptheSteals, ils ont alimenté les sources des tenants progressistes du #KeepCounting. Ils ont fini par couper le discours de M. Trump le soir du 5 novembre et ont réfuté ses affirmations alternatives. C’est une relative victoire pour le journalisme de référence, un peu tardive et profitant de l’affaiblissement de Trump.

L’intégrité des élections et l’intégrité de l’information vont bien main dans la main. Elles renvoient à des enjeux de transparence, de confiance et de fiabilité, pour tous les états démocratiques et non démocratiques qui suivent de près ces élections mondialisées, dont l’impact dépasse largement les frontières des États-Unis.

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