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Des Français beaucoup plus solidaires qu’on ne le croit

Des travailleurs de l'association Andes, un réseau d'épiceries solidaires. Martin Bureau/AFP

Beaucoup de lieux communs sur les Français, véhiculés par l’opinion et les médias, méritent discussion. L’idée d’un Français, toujours mécontent, exaspéré à la fois par le gouvernement et par toutes les élites politiques, est plutôt confirmé par les sondages d’opinion.

Mais qu’en est-il de l’affirmation omniprésente d’une montée de l’individualisme ? L’idée que chacun ne penserait plus qu’à lui-même et défendrait toujours et avant tout ses propres intérêts, sans se soucier des autres, est une idée fausse.

Pour arriver à cette conclusion, je me suis appuyé sur des enquêtes quantitatives faites auprès d’échantillons représentatifs de la population, ce qui permet de mesurer, avec une certaine objectivité, l’état des opinions et des valeurs dans un pays.

J’utilise ici – pour la France - un des grands standards des enquêtes européennes sociopolitiques, la European Values Study, réalisées tous les neuf ans depuis 1981 et dont la dernière étude date de 2018.

Les Français se sentent-ils solidaires d’autrui ? L’altruisme se renforce-t-il ou est-il en recul ?

La générosité, qualité phare pour 44 % des Français

Au cours du questionnaire, onze qualités ont été présentées aux participants, leur demandant d’en citer jusqu’à cinq qui seraient selon eux les plus importantes à encourager chez les enfants. 44 % des répondants ont cité la générosité – en 5e position du palmarès – contre 40 % en 1990, 41 % en 1999, 39 % en 2008. Cette qualité semble donc un peu plus soutenue qu’avant. Sans être aussi plébiscitée que la tolérance et le respect d’autrui (85 %), les bonnes manières (74 %), le sens des responsabilités (64 %), la détermination (46 %).

L’enquête pose aussi depuis 1999 une série de questions pour mesurer le degré d’altruisme des enquêtés : se sentent ils concernés par les conditions de vie de leurs concitoyens ?

Selon le graphique 1 que nous observons, neuf catégories de personnes sont prises en compte, cinq de nature géographique (solidarité avec les gens vivant à proximité ou très loin), quatre de nature sociale (solidarité avec des catégories plus ou moins défavorisées).

Graphique 1 sur la solidarité. La France des valeurs

L’altruisme envers les défavorisés est beaucoup plus fort qu’à l’égard des habitants d’une aire géographique donnée. Notons cependant que la solidarité avec les immigrés est nettement moins affirmée qu’à l’égard des personnes âgées ou des malades et handicapés.

Le graphique 1 montre aussi très clairement qu’en 2018 les pourcentages sont croissants pour quasiment toutes les catégories.

Un altruisme semblable selon l’âge et le genre

Ces chiffres témoignent de la montée des valeurs altruistes dans notre société, qu’on peut confirmer en construisant un indice unique d’altruisme, ci-dessous.

Graphique 2 : Indice d’altruisme. La France des valeurs

L’indice d’altruisme est construit par addition des réponses aux neuf indicateurs précités. L’enquêté pouvant répondre en 5 modalités, de beaucoup (1) à pas du tout (5), l’indice va de 9 à 45. Il est découpé en deux catégories égales pour 2018.

De 1999 à 2008, le niveau global d’altruisme était stable. C’est en fait dans la dernière décennie qu’il se développe. De 2008 à 2018, alors que la crise et la récession économique ont sévi, on aurait pu s’attendre à un repli des individus sur eux-mêmes. C’est l’inverse que l’on observe : la mise en évidence des problèmes sociaux a plutôt renforcé la compassion pour autrui.

Cet indice d’altruisme permet aussi de mieux comprendre le « souci des autres » en observant quelles sont les catégories les plus et les moins altruistes. On n’observe aucune différence de genre, ce qui dément le stéréotype selon lequel les femmes font preuve de plus de compassion que les hommes.

Il est aussi très intéressant de constater que les différences par âge tendent à disparaître. Alors que les 18-29 ans étaient moins altruistes que les autres générations en 2008, ils sont aujourd’hui au même niveau.

En revanche, le niveau d’éducation joue un rôle très important : si 43 % des personnes ayant un faible niveau scolaire font preuve d’un fort altruisme, c’est le cas de 65 % des personnes ayant un niveau scolaire supérieur au baccalauréat.

À travers l’éducation, c’est à la fois les capacités de raisonnements et l’esprit critique qui se transmettent, mais aussi le souci d’autrui et la curiosité pour ce qui se passe en France et dans le monde.

L’enquête confirme par ailleurs que plus on s’intéresse à la politique, plus on tend à être altruiste.

Confiance à autrui

L’altruisme va aussi de pair avec la confiance spontanée aux autres (qui n’est pourtant pas très forte en France). Il est aussi lié à l’adhésion à des associations (tendance stable, autour de 40 % de la population) et par la pratique du bénévolat : ainsi 22 % des habitants en France ont effectué du travail bénévole au cours des 6 derniers mois.

Cette forme d’engagement serait d’ailleurs en hausse sensible selon France Bénévolat.

La confiance à autrui est un élément déterminant : chez les personnes les plus méfiantes, le niveau d’altruisme est de seulement 31 % contre 75 % pour les plus confiants.

Plus on est sociable, plus on participe à des réseaux d’entraide ou simplement à des actions collectives, culturelles ou de loisirs, plus augmente aussi notre « souci des autres », notre degré d’attention envers eux (graphique 3). La participation associative et le bénévolat dépendent peu de l’âge, mais beaucoup plus du niveau d’éducation et de la situation sociale.

Graphique 3 : Niveau d’altruisme selon la confiance à autrui et la participation protestataire. La France des valeurs

Politique et religion

L’altruisme est fortement lié aux orientations politiques des individus. Il est de 70 % chez les personnes les plus à gauche (niveau 1 et 2 d’une échelle en 10 positions) et de 40 % à droite (niveau 9 et 10). Il est plus affirmé chez ceux qui dénoncent les fortes inégalités de revenus. Il est aussi plus développé chez ceux qui s’impliquent dans différents types d’actions (pétitions, manifestations, boycotts, grèves).

Chez les plus protestataires, 67 % sont classés comme altruistes. L’altruisme peut donc être lié à des attitudes de citoyens critiques et engagés, qui sont fréquentes dans notre pays, comparé à d’autres parties de l’Europe.

Du point de vue religieux, l’altruisme est surtout développé chez les musulmans (65 %) et les catholiques pratiquants réguliers (62 %).

L’altruisme est donc aussi renforcé par les préceptes religieux appelant à l’amour du prochain et à des actes de charité. Les motivations de l’altruisme peuvent être très diverses, aussi bien religieuses que politiques !

On peut bien sûr remarquer que témoigner d’une forte compassion pour autrui ne se traduit pas forcément par des comportements et des actes altruistes et que, d’une manière générale, les individus sont plus facilement solidaires de causes ou personnes leur étant proches.

Délicat passage à l’acte

Selon un sondage IFOP de 2016, deux tiers des Français se disaient altruistes ; or la même proportion estimait aussi que leurs compatriotes n’aidaient pas beaucoup leur prochain.

Ainsi ces affirmations altruistes témoignent en partie d’une volonté de se présenter de manière positive : il est plus facile de se dire généreux qu’égoïste. Et aussi assez facile de dénigrer les autres !

Mais un sondage Ipsos de 2015, montrait que beaucoup avaient mauvaise conscience de ne pas être plus solidaires, l’altruisme étant perçu comme une source de contacts enrichissants : en aidant, on trouve aussi de la satisfaction et de la réalisation personnelle.

Trouver des données permettant de mesurer l’altruisme en actes est cependant un exercice complexe. Les déclarations fiscales permettent une mesure très objective mais cantonnée à un certain type d’altruisme.

Les dons, révélateurs d’une tendance générale

En étudiant ces dernières, on observe que 5 millions de ménages déclarent un ou plusieurs dons, ce qui représente 21 % de l’ensemble des foyers fiscaux qui payent des impôts.

Si la tendance est à la baisse, elle révèle cependant que le don par foyer est plus important qu’avant, soit 507 € en moyenne en 2018 contre 404 € en 2013.

Ceux qui ont davantage de revenus donnent nettement plus que ceux qui en ont moins, ce qui est d’autant plus logique que les dons donnent droit à des déductions fiscales. Mais, rapporté à leur niveau de vie, l’effort contributif semble à peu près de même ampleur selon les catégories.

C’est particulièrement net pour les jeunes de moins de 30 ans : ayant de faibles revenus, leurs dons moyens sont moins élevés mais leur effort contributif est aussi important que celui les plus riches. Les dons concernent principalement deux secteurs : l’aide à la recherche médicale et l’action humanitaire et caritative.

Au final, la thèse d’une montée de l’individualisme, qui se voudrait une conséquence inévitable de la modernité, n’est pas confirmée.

Avec le développement du niveau de vie et l’émergence d’une société de la connaissance, les Français semblent capables de se montrer désormais plus altruistes et généreux, notamment quand les causes les touchent. En témoignent ces jours-ci les montants assez conséquents des caisses de grèves.


Cet article s’appuie sur les résultats d’une enquête de référence dont les résultats ont été présentés dans La France des valeurs, publié aux Presses universitaires de Grenoble, 2019 sous la direction de Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier et Sandrine Astor.

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