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Jeune femme adulte célibataire utilisant un smartphone en matinée pour une application de technologie moderne pour la santé mentale à la maison.
Parmi toutes les thérapies numériques proposées sur le marché, seulement une infime partie reçoit une homologation de la part d'une autorité de régulation, permettant ainsi en plus de sa commercialisation, son remboursement. (Shutterstock)

Des médicaments numériques qui bousculent les codes du monde pharmaceutique

C’est en 2017, dans le contexte de la crise des opioïdes, que la FDA (Food and Drug Administration) a pour la première fois homologué un « médicament numérique » ou DTx. Il s’agit du produit « reSET » de Pear Therapeutics. reSET est un dispositif qui consiste en un programme de douze semaines pour traiter les troubles liés à la consommation de substances causant une dépendance (cannabis, cocaïne ou alcool), par le recours à des techniques comportementales et cognitives.

C’est un peu comme si on se basait sur l’idée que les technologies numériques, dès lors considérées comme médicaments, pouvaient « réinitialiser » (reset) les erreurs du passé. Et on se souviendra que les effets délétères de certains médicaments addictifs sont en partie la responsabilité de cette même agence de régulation.

Au delà de cette coïncidence porteuse de sens, comment comprendre l’émergence de cette nouvelle classe de dispositifs thérapeutiques numériques ? Et surtout, quels sont les processus par lesquels des technologies numériques deviennent non seulement des produits de santé, mais aussi des médicaments validés, prescrits et éventuellement remboursés par les assurances collectives privées ou publiques ?

Nous proposons d’apporter un éclairage sur les manières dont les DTx invitent à repenser la pharmaceuticalisation, qui peut être définie comme le processus par lequel les médicaments pharmaceutiques deviennent des solutions à des problèmes de santé plus globaux. La nuance avec les DTx, c’est que le processus d’évaluation et d’approbation réglementaire, qui permet de garantir sécurité, efficacité et rentabilité économique, vise leur forme numérique (et non leur chimie ou leur biologie). Il s’agirait en fait d’un mode d’encapsulation du numérique. Voyons comment.

Les différents types de DTx

D’abord, il est indispensable de distinguer les DTx des « applications de bien-être ». Toutes les thérapies numériques proposées sur le marché ne sont pas des médicaments numériques. Les DTx se distinguent en ceci qu’ils reçoivent une homologation de la part d’une autorité de régulation, permettant ainsi, en plus de sa commercialisation, son remboursement. C’est ce que la FDA nomme les « Software as a Medical Device (SaMD) ».

Il faut donc bien distinguer la santé numérique (regroupant des applications et autres techs qui ne nécessitent pas de preuves cliniques), la médecine numérique (qui s’appuie sur des preuves cliniques, mais sans nécessairement requérir une approbation réglementaire) et les thérapies numériques (qui nécessitent une approbation réglementaire).

Les thérapies numériques fonctionnement toute ou presque via une application et traitent essentiellement des maladies chroniques. On distingue trois branches distinctes de médicaments numériques. Premièrement, on retrouve les médicaments numériques basés sur la gamification, sous la forme de jeux vidéos. On parle par exemple du jeu vidéo « Somryst », approuvé par la FDA, qui traite l’insomnie chronique chez des patients adultes.

Deuxièmement, on répertorie les médicaments numériques basés sur la mobilisation des sens, ou thérapies numériques sensitives. « Lucine », une thérapie numérique personnalisée pour soulager la douleur chronique, en est un bon exemple. Avec Lucine, le traitement se fait à partir de la diffusion de sons, d’images ou encore de lumières.

Lucine, une thérapie numérique pour soulager la douleur chronique.

Enfin, on retrouve les médicaments numériques en tant qu’applications de suivi. Par exemple, « Diabeloop » est une application d’autonomisation des suivis à partir d’un algorithme autoapprenant, dévelopée pour les personnes diabétiques. Cette thérapie est approuvée par les autorités françaises et peut être remboursée par certains types d’assurances.

Diabeloop, jeune entreprise qui favorise l’intelligence collective.

Avec ou sans médicament

Les DTx ne sont pas seulement des dispositifs virtuels ; elles peuvent aussi être déployées en complémentarité avec des dispositifs physiques existants. En effet, on relève deux stratégies différentes déployées par les géants de l’industrie pharmaceutique : « standalone » ou « around the pill ». Dans la première configuration « standalone » (DTx indépendante), la compagnie crée une thérapie numérique entièrement nouvelle pour traiter une maladie. Dans la configuration « around-the-pill » (DTx en soutien à un médicament existant), la compagnie va plutôt chercher à développer un traitement numérique complémentaire à l’usage d’un médicament existant.

Par exemple, l’algorithme « DBLG1 » développé par Diabeloop, est associé à un capteur de glucose en continu (CGM) et une pompe à insuline. Toutes les cinq minutes, un résultat de glycémie est envoyé à un terminal via la technologie Bluetooth. L’intelligence artificielle DBLG1 analyse les données en temps réel et calcule la juste dose d’insuline à administrer selon les paramètres biologiques personnalisés du patient (âge, poids, vitesse d’élimination) ainsi que les informations renseignées (repas, activité physique). Le corps est ainsi calculé, numérisé. Et les données générées lui reviennent sous forme d’injection d’insuline.

Cette approche « around the pill » est un exemple d’un DTx qui ne remplace pas un médicament ordinaire, mais fonctionne en parallèle pour traiter un aspect de la maladie qu’un médicament ne peut résoudre seul.

A noter que le développement d’une DTx est estimé à trois à quatre ans en moyenne contre plus de vingt ans pour le développement d’une molécule. Une rapidité qui favorise un rapprochement entre industries du numérique et pharmaceutique, pour certains types de traitements.

De nouvelles alliances numériques et pharmaceutiques

Basée aux États-Unis, la « Digital Therapeutics Alliance (DTA) » est l’association des parties prenantes de ce nouveau secteur. Elle a pour mission d’étendre l’adoption, la couverture et l’accès aux DTx validées cliniquement. En s’engageant directement auprès des fonctionnaires fédéraux et en soumettant des commentaires sur les règles et réglementations proposées, la DTA « veille » à ce que les intérêts de ses membres soient pris en compte dans les décisions politiques qui auront un impact économique. Membres parmi lesquels on retrouve Pear therapeutics, Roche, Bayer et Novartis.

Aux États-Unis, la mise sur le marché du médicament numérique « reSET » a été menée en étroite collaboration avec Sandoz, une filiale du groupe pharmaceutique Novartis. Bien que le partenariat entre Pear Therapeutics et Sandoz ait été résilié (apparente divergence sur la vision long terme autour des objectifs stratégiques), il n’en demeure pas moins que la compagnie Pear Therapeutics a acquis une forte expertise pour transformer ses thérapies numériques en médicaments reconnus.

L’entreprise compte aujourd’hui trois DTx homologués : « reSET » (traitement contre les dépendances), « reSET-O » (traitement contre la dépendance aux opioïdes), et « Somryst » (traitement contre les insomnies). Mais surtout, l’entreprise, fondée à Boston, présente sur son site Internet une liste impressionnante de produits en cours de développement comme en témoigne « son pipeline ».

Dans son dernier rapport d’activité, Pear Therapeutics faisait état d’une multiplication par 4 des prescriptions pour l’ensemble des trois produits labellisés par la FDA entre 2021 et 2022 et un accès élargi aux patients avec les assurances des états du Michigan et de l’Oklahoma, représentant une croissance de l’ordre de 20 %. Des indicateurs qui plaisent aux marchés financiers.

Les enjeux de la pharmaceuticalisation du numérique

Au final, ces nouvelles alliances entre compagnies numériques et pharmaceutiques laissent entrevoir des pratiques de capture économique et de marchandisation de la santé, déjà bien connues. Mais ce phénomène est également « innovant », comme on aime à dire dans le secteur, puisqu’il s’appuie sur une mise en forme pharmaceutique du numérique.

Plusieurs questions demeurent en suspens. Comment les médecins vont-ils prescrire ces médicaments numériques ? Comme le montrent les chiffres en Allemagne, il semblerait que les médecins généralistes ne soient pas encore prêts. Voudront-ils entrer dans une relation clinique numérique avec leurs patients ?

Des effets thérapeutiques de ces médicaments découleront des effets secondaires non négligeables, notamment une dépendance aux écrans ou aux environnements numériques. De quel type de pharmacovigilance devons-nous nous doter pour assurer un usage sécuritaire de ces médicaments ?

De plus, les enjeux des médicaments numériques ne graviteront pas seulement autour de la santé du patient, mais concerneront aussi la protection et la valorisation de ces données, dans un contexte de fortes attentes économiques.

Voilà l’ampleur de la tâche qui attend les régulateurs et une nécessaire « santé publique numérique », notamment au Canada, qui n’a encore que peu d’expérience en la matière.

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