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Des « tournoyeurs » aux dieux du stade : le sport et ses icônes au Moyen Âge

La revue des heaumes dans le cloître, dans le « Livre des tournois », 1462-1465. Alignés sur le déambulatoire du jardin, les heaumes armoriés des chevaliers concurrents au tournoi sont disposés pour que les dames choisissent chacune leur champion. Attribué à Barthélémy d'Eyck/Gallica

La France se prépare à accueillir à Paris les Jeux olympiques 2024. Cet événement entraîne un aménagement colossal de la capitale, mais il a aussi une dimension civique et morale avec des athlètes chargés de porter des valeurs éthiques auprès du public. On le voit, le sport ne se réduit pas à ce qu’en disent les commentateurs sportifs – c’est un véritable sujet de société où se recoupent des questions sociales, économiques et culturelles.

Or, à l’heure des réseaux sociaux, de la publicité, mais aussi des grands événements sportifs internationaux, les vedettes sportives occupent une place centrale dans l’espace médiatique. Nombreux sont d’ailleurs les bulletins d’information qui proposent une « page sport » où l’on peut revenir sur les exploits ou les revers des équipes et de leurs joueurs fétiches. Ces sportifs et sportives deviennent ainsi de véritables figures symboliques, porteuses de valeurs qui influencent notre société. Le Moyen Âge avait aussi ses célébrités sportives, en la personne des « tournoyeurs ». Issus de familles aristocratiques tantôt fortunées, tantôt modestes, ces amateurs de combats se lançaient dans le monde des tournois pour montrer leur force combattante et leur valeur chevaleresque. Mais ces beaux chevaliers étaient également attirés par les gains de la gloire sportive.

« We are the champions » : vive le sport au Moyen Âge !

Le médiéviste Bernard Merdrignac souligne que le refrain de cette chanson de Queen, hymne mondialement connu des stades et des bars, trouve son origine au Moyen Âge central : le « champion » désignait en effet celui qui restait le maître du champ de bataille. À partir du XIVe, il commence à prendre un sens sportif, qualifiant le tenant du titre dans l’attente qu’un concurrent vienne le défier.

Or, si le Moyen Âge présente un grand nombre d’activités sportives différentes, auxquelles toutes les couches de la population peuvent participer, il est toutefois un sport originellement réservé à une élite guerrière masculine où s’illustrent des champions, parfois d’ampleur internationale : c’est le tournoi de chevalerie. Celui-ci apparaît progressivement entre le XIe et le XIIe siècle et s’impose dans la France du Nord et de l’Ouest, paradis des « tournoyeurs ». À l’origine, il s’agit d’exercices de préparation à la guerre, comme en témoigne l’origine même du mot tournoi issu du verbe torneare, c’est-à-dire, dans une escarmouche, tourner pour préparer une nouvelle charge de cavalerie. En tout cas, on est loin de l’image que véhiculent les films hollywoodiens : ici pas ou très peu de charges frontales entre deux chevaliers dans leurs belles armures, séparés par une lice de bois centrale et combattant pour l’amour de leur dame.

On joue à la guerre ?

Les tournois opposent plutôt des équipes de combattants, parfois issus de régions différentes comme dans nos rencontres sportives actuelles. Vers 1215, des chevaliers du royaume de France se mesurent ainsi à leurs homologues anglais dans un épisode rapporté par le moine britannique du XIIIe siècle, Matthieu Paris :

« Les chevaliers nouvellement arrivés du royaume de France, sortirent de Londres pour se mesurer à cheval dans le jeu d’armes qu’on appelle tournoi. Ils n’étaient armés que de leurs lances et couverts que d’une cotte piquée. Ils passèrent une partie de la journée à faire des passes de chevaux et à se frapper de leurs lances en jouant ».

Le déroulement d’une rencontre peut être très précis : d’abord quelques échauffements, parfois des affrontements individuels entre les jeunes pour qu’ils puissent faire leurs armes ; enfin, on passe aux choses sérieuses lorsque les deux équipes entrent sur le terrain. Il s’agit d’une vaste étendue en rase campagne, avec quelques obstacles naturels. Aux deux extrémités se trouvent les « camps » de chaque équipe où les combattants peuvent se désaltérer et récupérer. Les deux escadrons, identifiables par leurs armoiries, montent à cheval et avancent l’un contre l’autre en rangs serrés. Puis, quand la mêlée éclate, elle donne parfois lieu à des combats singuliers qui sont le moment de prouver sa valeur. Pour reprendre l’expression du médiéviste Sébastien Nadot, les « tournois rêvés » des romans de chrétiens de Troyes, bien que fictifs, s’inspirent de la réalité du XIIe siècle et proposent ainsi de nombreuses descriptions de ces moments sportifs, comme dans ce récit du tournoi d’Oxford où s’illustre Cligès :

« La mêlée commence aussitôt, on s’entrattaque à qui mieux mieux. Cligès s’est jeté dans la mêlée, recherchant l’adversaire pour la joute ».

On se bat à armes réelles – lances et épées –, mais il existe des codes de conduite implicites qui visent à ménager l’adversaire, de même que l’on fait attention à ne pas détruite complètement les armes et armures où à tuer les chevaux, car ce sont les gains précieux que l’on peut remporter à l’issue de la rencontre ! Néanmoins, il arrive que la compétition dégénère en véritable bataille. En Allemagne, à l’occasion d’un tournoi donné en 1239, les participants en viennent à s’entretuer, laissant 82 morts sur le terrain – on est loin des petites entorses en début de match ! Ainsi, au cours de ces tournois, s’il existe bien une dimension ludique où l’on se mesure et s’affronte entre chevaliers, c’est toujours dans l’esprit de préparation à la guerre. Ainsi, avant de partir en croisade, Richard Coeur de Lion organise plusieurs tournois afin que ses chevaliers soient plus agiles aux exercices militaires. Enfin, les combattants français et anglais qu’on a vus s’affronter en tournoi vers 1215, dans l’extrait de Matthieu Paris, sont en fait des alliés militaires qui s’exercent et se préparent à la guerre contre le très contesté roi d’Angleterre Jean Sans Terre qui s’est attiré la colère de plusieurs de ses barons soutenus par le roi de France.

Cependant, au fil du Moyen Âge, les manières de faire la guerre changent – et avec elle les règles du tournoi. L’arrivée des troupes professionnelles à pied et surtout des armes à feu à la fin de l’époque médiévale signe la fin progressive des chevaliers dans les armées. Désormais, le monde de la chevalerie se replie dans des tournois très codifiés, organisés entre aristocrates dans des espaces bien définis.

C’est au XVe siècle que les tournois deviennent un sport-spectacle, opposant deux combattants dans un champ clos, délimité par des lices de bois. L’événement a parfois lieu au cœur des villes et rassemble un public diversifié sur les tribunes. Les femmes, qui étaient jusque-là absentes des rencontres, font désormais partie intégrante de l’assistance. La violence est encadrée : les coups d’estoc et ceux au-dessous de la ceinture sont dorénavant proscrits, les armes sont moins meurtrières tandis que les armures sont plus lourdes, sans pour autant entraver la liberté de mouvement. Enfin, quand les arbitres estiment que le combat a assez duré, clairon et trompettes sonnent la fin de la rencontre. En un mot, les règles d’un vrai match sont mises en place.

Le tournoi selon le Codex Manesse, du début du XIVᵉ siècle. On retrouve des éléments du tournoi du milieu du Moyen Âge (mêlée de combattants à l’épée) et des éléments du tournoi de la fin du Moyen Âge (présence des femmes dans le public). Wikipédia

Devenir une idole sportive

Le terme de « tournoi » renvoie aussi à un autre sens du verbe « tournoyer » : « passer d’un tournoi à l’autre et ainsi, gagner et faire sa vie ». Autrement dit, les tournois médiévaux pouvaient être le lieu de véritables carrières guerrières et sportives, parfois fulgurantes. Aujourd’hui, on peut entendre un Cristiano Ronaldo proclamer en toute modestie être le meilleur joueur de l’histoire, ou encore un Zlatan Ibrahimovic commenter son départ du Paris-Saint-Germain en des termes d’une grande sobriété : « je suis arrivé comme un roi, je pars comme une légende ». Au Moyen Âge, c’est un certain Guillaume le Maréchal que l’on a pu proclamer « meilleur chevalier du monde ».

Ce dernier est pourtant parti de rien : cadet d’un modeste lignage d’Angleterre, il est adoubé chevalier en 1167 alors qu’il a une vingtaine d’années. Il se distingue rapidement dans le monde des tournois où il excelle et parvient à entrer au service de la cour royale d’Angleterre. Proche du prince Henri le Jeune, il l’accompagne à plusieurs reprises dans les grands tournois qui ont lieu dans le nord de la France. En sept ans, Guillaume s’illustre dans pas moins de dix-huit compétitions et se taille une réputation de champion.

La célébrité des sportifs devait bien sûr à leurs performances physiques mais aussi à la publicité dont ils faisaient l’objet. Les tournois étaient en effet souvent commentés par des jongleurs – des musiciens ambulants qui connaissaient les armoiries des différents chevaliers, voire leurs exploits passés et pouvaient donc faire office de véritables commentateurs sportifs lors des rencontres. Ces commentaires étaient ensuite relayés par troubadours et trouvères qui composaient des chansons en vers glorifiant les actes des tournoyeurs : ainsi le Roman du Hem du ménestrel picard Sarrazin décrit-il, à la manière de Chrétien de Troyes, le tournoi de Ham-sur-Somme, organisé par deux seigneurs d’Artois vers 1278, où se rassemblèrent dames et seigneurs déguisés en personnages arthuriens. Enfin, avant même l’ère des réseaux sociaux, notons que l’information circulait entre chevaliers amateurs de joutes et les réputations pouvaient être rapidement connues : avant la tenue d’un tournoi, on se demandait tout particulièrement si Guillaume le Maréchal en serait et qui oserait le défier.

Tournois et business

Au-delà de la beauté du sport et de la préparation à la guerre, le tournoi était aussi le lieu d’enjeux économiques. Si, pour participer à son premier tournoi, Guillaume le Maréchal avait dû emprunter un cheval à son « sponsor », Guillaume de Tancarville, à l’issue de la rencontre sportive, il pouvait repartir avec quatre montures prises à ses adversaires. Pour autant, au faîte de sa gloire, notre héros se plaignait de n’être qu’un homme dans le dénuement. En effet, si les tournois pouvaient rapporter le gros lot, il n’était pas question de thésauriser les gains : l’épargne est le fait de la bourgeoisie, tandis que le chevalier doit se montrer généreux et Guillaume dépensait tout ce qu’il gagnait en fêtes et en cadeaux ! Matthieu Paris mentionne pour sa part les dépenses faramineuses d’Henri le Jeune lors de l’une de ses tournées sportives : ce dernier « passa trois ans dans les joutes guerrières de France, y dépensant des sommes énormes ». Les tournois apparaissent ainsi comme un grand moment de redistribution des fortunes entre aristocrates.

Il n’en reste pas moins que ce large brassage de richesses au cours des tournois dérangeait au plus haut point l’Église et, sur son lit de mort, Guillaume aurait exprimé quelques remords – tout en rappelant sa grande carrière de tournoyeur :

« J’ai pris pendant ma vie au moins cinq cents chevaliers dont je me suis approprié les armes, les chevaux, les harnais. Si le Royaume de Dieu m’est pour cela refusé, je suis refait. Qu’y puis-je ? »

Tout l’or du monde ne suffit pourtant pas au chevalier qui voit également le tournoi comme le moyen d’épouser une femme de haut rang et ainsi s’élever dans la société. À mesure que les tournois évoluent vers le spectacle sportif, les femmes de l’aristocratie remplissent de plus en plus les tribunes et deviennent l’enjeu principal de la compétition qui tient tout autant de la parade guerrière que de la parade érotique. Le cadet fraîchement adoubé et participant à ses premiers tournois serait ainsi semblable au jeune sportif qui rêve d’épouser un mannequin. Quant à Guillaume le Maréchal, célibataire jusqu’à cinquante ans, le bruit courait qu’il avait couché avec Marguerite, sœur du roi de France Philippe-Auguste – et peut-être notre personnage se plaisait-il à laisser entendre qu’un modeste chevalier comme lui avait pu séduire une grande dame. Dans tous les cas, Guillaume finit par épouser Isabelle de Clare, jeune princesse anglo-irlandaise de 17 ans et l’une des plus riches héritières du royaume, à la tête de soixante-cinq fiefs répartis en Angleterre, en Irlande et sur le continent.

Le Moyen Âge était bel et bien sportif à sa manière. Le sport médiéval pouvait ainsi tout à la fois être un temps de loisirs, de sociabilité et de préparation à la guerre à tous les niveaux de la société. Le monde des tournois occupait néanmoins une place singulière car il était réservé à l’élite sociale et guerrière des chevaliers – même si, petit à petit, les bourgeois se sont mis à participer aux compétitions, malgré une grande réticence de la majorité des aristocrates à jouter contre eux.

Le tournoi, loisir et entraînement militaire, était aussi un moment de représentation sociale où le chevalier cherchait la célébrité. Si cette célébrité se construisait par le passé sur l’argent et les femmes comme récompenses ultimes de l’exploit sportif, elle peut aujourd’hui trouver de nouvelles valeurs à mettre en avant : courage, respect et modestie.


Retrouvez l’auteur de cet article sur le blog Actuel Moyen Âge.

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