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« Destruction créatrice » : pour en finir avec les contresens

Les victimes actuelles de la destruction d'emploi ne sont pas forcément ceux qui en relanceront la création demain. Lightspring/Shutterstock

« Puisque l’on entre dans un monde très schumpétérien, il est important de libérer le processus de destruction créatrice » avançait Emmanuel Macron (interview au Point du 27 août 2017) afin de justifier la réforme du code du travail. Depuis, la référence à la « destruction créatrice » dans le contresens « pour créer du neuf, il faudrait faire table rase de l’ancien » est reprise un peu partout, à tort et à travers. Or, cela peut masquer les véritables enjeux portés par les « révolutions » en cours.

Nous proposons ici de revenir sur le concept de « destruction créatrice » dans son sens « schumpétérien ».

L’innovation, moteur du capitalisme

Wikimedia, CC BY-SA

En quelques décennies à peine, la notion d’innovation a remplacé celle de progrès pour devenir une sorte de but ultime. Politiques économiques, management des firmes, des territoires et même des universités, il est partout question d’innovation. Pourquoi une telle obsession ? Parce qu’il semble acquis que l’innovation porte la dynamique du capitalisme. C’est l’un des enseignements majeurs des travaux de Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) dont les enseignements sont toujours éclairants pour comprendre les cycles et les crises économiques, pas forcément pour orienter les politiques.

L’économiste autrichien naturalisé américain propose en effet une interprétation originale des cycles de la croissance économique, notamment les cycles longs identifiés par l’économiste russe Kondratiev. Ce dernier a mis en évidence une dynamique de la croissance économique selon des phases de 40 à 60 ans. Dans les années 1930, Schumpeter reliera ces fluctuations à l’apparition d’innovations majeures, dites de rupture au sens où elles modifient profondément les structures de l’économie. À la phase ascendante du cycle économique (la phase de croissance), correspond la période de diffusion des nouvelles innovations grâce au financement à crédit. Alimentée par le développement du crédit, la croissance économique est assurée car la demande – et donc la production – pour ce type de biens, est forte. Progressivement, la demande baisse parce que les agents sont équipés et que la concurrence entre les entreprises s’accentue. C’est ainsi que le cycle se retourne et que l’économie entre en récession.

Si le phénomène est cyclique, c’est que ces périodes de ralentissement de la croissance sont celles où une nouvelle vague d’innovations se prépare. Ainsi, au cycle correspondant à l’apparition des engins à vapeur, du fer et du coton a succédé le cycle ouvert par les trains et les rails puis celui associé à l’électricité et à l’automobile. Le passage d’un cycle à l’autre se fait par processus de destruction créatrice, car l’innovation à la source d’un cycle est nécessairement une innovation de rupture.

Comprendre la « destruction créatrice »

Lors de la phase de croissance, le système productif entre dans un cycle de création d’activités. Elles sont d’abord supérieures aux destructions que l’on observe dans les secteurs devenus obsolescents du fait des innovations. Dans la phase de récession, en revanche, les faillites d’entreprises sont plus nombreuses que les créations. Des emplois sont ainsi détruits. Si l’entrée dans un nouveau cycle va bien générer de nouvelles activités et de nouveaux emplois, il faut être extrêmement vigilant car les compétences requises pour occuper ces emplois seront bien différentes.

Avec l’introduction des innovations, certaines entreprises (les leaders) bénéficient d’un pouvoir de marché temporaire. Ce pouvoir s’affaiblit au rythme du durcissement de la concurrence (par l’entrée sur le marché des « suiveurs »). La destruction créatrice permet ainsi d’expliquer la transition d’un marché de monopole (le temps que les innovations soient « copiées ») à un système concurrentiel. Et inversement, d’un système concurrentiel à une situation de monopole, par l’apparition d’une nouvelle vague d’innovations.

L’innovation est le fait des entreprises. L’entrepreneur est la figure clef du processus car il incarne le « pari » de l’innovation. C’est parce qu’il prend ce pari que profit – et monopole – se justifient. Le profit est la rémunération de l’initiative dans un contexte d’incertitude. Généré par l’innovation, il agit alors comme une incitation à prendre des risques et peut être réinvesti (et le monopole devenir durable par l’introduction de nouvelles innovations) ou pas (et le monopole n’est alors que temporaire).

Un processus essentiel

La destruction créatrice est, pour Schumpeter, essentielle à la dynamique du capitalisme car elle est le processus par lequel un nouveau modèle, porté par les innovations, se substitue au précédent. La Ford T, par exemple, est doublement une innovation parce qu’elle porte deux transformations importantes. Premièrement, elle transforme en profondeur le statut même de l’automobile qui devient un produit de consommation de masse. Deuxièmement, elle modifie en profondeur les conditions de production par l’introduction du travail à la chaîne qui ouvrira la voie à la production de masse et se diffusera dans bien d’autres secteurs de l’économie.

« Le fordisme », vidéo Ecoplus (2015).

Les mutations économiques sont d’autant plus profondes et la phase de croissance est d’autant plus longue (plusieurs décennies) qu’une innovation n’arrive jamais seule mais par « grappes ». Que serait en effet l’ordinateur sans les logiciels, les périphériques ou les usages associés à la numérisation des activités économiques ? Après une innovation de rupture, d’autres innovations apparaissent, portées par la découverte initiale. Elles sont elles-mêmes porteuses de bouleversements, de création puis de destruction d’activités, même si ces bouleversements sont parfois moins visibles.

Il va toutefois sans dire que la destruction créatrice est porteuse de chômage car les compétences aussi deviennent obsolètes. La question des politiques économiques et sociales permettant d’accompagner la transition d’un cycle à l’autre se pose alors. En premier lieu en termes de formation de la main-d’œuvre.

Pourquoi est-ce aussi important aujourd’hui ?

Au-delà du détournement « médiatique » d’un concept qui en perd son sens, revenir à l’interprétation schumpétérienne permet déjà de bien comprendre que ce n’est pas la destruction qui porte la création, mais l’innovation qui engendre les deux, dans la dynamique globale du capitalisme. Ainsi, les victimes de la destruction ne sont pas forcément les leaders de la création. Cela est d’importance en termes de politique industrielle. En particulier dans le contexte actuel qui voit la nette montée des pays émergents sur le terrain de l’innovation dont les pays « industrialisés » n’ont plus le monopole. Plus encore peut-être dans la « révolution » qui se prépare, liée au numérique et à l’intelligence artificielle, amenant la fusion des nanotechnologies, biotechnologies, les technologies de l’information et des sciences de la cognition (ce que l’on appelle les NBIC) et qui va profondément bouleverser l’ensemble du système productif, recherche et formation incluses.

Si la référence à la « destruction créatrice » dans son sens macronien devait éclairer les politiques, nous l’appliquerions plutôt à l’urgence climatique. Nous sommes en effet en passe de faire « table rase de l’ancien », notamment de l’humanité, pour « créer du neuf » que seuls les tardigrades connaîtront peut-être…

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