Un homme qui paye un verre ou un repas à une femme, ou lui offre l’hébergement à la suite d’une sortie en discothèque, a-t-il forcément des attentes sexuelles ? C’est en tout cas ce que pensent les jeunes femmes rencontrées dans le cadre d’une recherche menée en Suisse sur les transactions sexuelles, c’est-à-dire, des expériences d’ordre sexuel associées à un échange financier, matériel et/ou symbolique.
Face à de telles attentions, elles sont plusieurs à avoir parfois consenti à s’engager dans des expériences sexuelles (baisers, caresses, sexe oral, relation sexuelle) avec des hommes sans forcément en avoir envie, mais par sentiment de redevabilité. Ce sentiment de redevabilité a également été exprimé par quelques jeunes hommes dans le cadre de relations homosexuelles.
Dans cet article nous faisons cependant le choix de nous concentrer sur les relations hétérosexuelles, où cette logique est ressortie de façon plus marquée.
Les jeunes femmes rencontrées expliquent que, si elles ont accepté, ce n’est pas parce qu’elles n’arrivent pas à dire non, mais parce qu’elles auraient dû se douter qu’en acceptant ces faveurs, elles créeraient des attentes sexuelles chez eux.
Des hommes toujours désirants et des femmes toujours sexuellement disponibles ?
La sexualité, comme d’autres pratiques sociales, peut être comprise comme un espace où les rapports de sexe se matérialisent.
Si les jeunes femmes interrogées se sentent davantage redevables de sexe que les jeunes hommes, c’est qu’elles et ils sont soumis à des attentes de comportements lié un système de représentations binaires de la sexualité appelé « l’hétéronormativité ».
Dans ce système, le sexe correspond au genre et l’hétérosexualité est la norme.
Dans cette logique, les rôles sexuels des hommes et des femmes sont compris comme étant différents et complémentaires : la sexualité masculine est caractérisée par l’assertivité, la performance sexuelle, la virilité et le désir sexuel associé aux besoins physiologiques. La sexualité féminine, d’ordre relationnel, est liée à l’affectivité et à la conjugalité.
Plusieurs études montrent que ces représentations sont profondément encore aujourd’hui majoritaires dans nos sociétés.
Selon une enquête française, 73 % des femmes et 59 % des hommes français adhèrent à la croyance selon laquelle « par nature, les hommes ont plus de besoins sexuels que les femmes ». Toujours selon cette enquête, cette croyance a des incidences sur les pratiques sexuelles des femmes qui reconnaissent accepter davantage d’avoir des rapports sexuels sans en avoir envie.
Une recherche menée en Suisse auprès de jeunes âgé·e·s de 26 ans en moyenne révèle que 53 % des femmes interrogées ont accepté des relations sexuelles sans désir.
Des « dettes » de sexes
Les résultats de notre étude vont dans le même sens et mettent en exergue que l’ordre hétéronormatif engendre ce qu’on peut appeler des « dettes de sexe ».
Du côté des jeunes femmes, nos analyses montrent que si elles se retrouvent plus souvent que les jeunes hommes à accepter des transactions sexuelles non-souhaitées, c’est parce que dans « l’ordre du genre », la sexualité féminine est posée comme une « dette de sexe » qui les amène à se sentir redevables face aux attentes sexuelles des hommes.
Or, en consentant à des transactions sexuelles sans forcément le désirer, les femmes confirment aux hommes leur propre « dette de sexe », qui est celle d’assurer une sexualité assertive, déterminée et désirante, et qui les amène parfois à faire preuve d’un (apparent) détachement face aux demandes des femmes.
Ainsi, femmes et hommes se rejoignent dans la complémentarité de leurs « dettes de sexe », mais dans un rapport hiérarchisé : les femmes pensent ne pas avoir d’autre choix que d’offrir leur sexualité en réponse aux attentes présumées des hommes, auxquels elles confirment qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se montrer désirants, disponibles sexuellement et performants.
De ce fait, elles et ils reproduisent, sans forcément le vouloir, l’« ordre du genre ».
Le consentement : un processus de négociation
Les expériences sexuelles s’inscrivent dans un rapport de négociation réciproque où, selon la situation, tout n’est pas joué d’avance. Dans le cas que nous analysons, les jeunes conservent une certaine liberté, qui leur permet de négocier la suite de la transaction, malgré le sentiment de redevabilité qui peut intervenir.
Notamment, certaines jeunes femmes ont affirmé trouver quelques avantages à ces relations sexuelles non désirées, qui peuvent être d’ordre matériel (hébergement, nourriture, etc.) et/ou symbolique (sentiment de reconnaissance, protection, etc.). D’autres jeunes femmes refusent de se conformer aux attentes liées à leur genre et adoptent des comportements plutôt associés au genre masculin, en se montrant par exemple assertives à la fois sur le plan verbal et dans l’attitude ou encore en exprimant clairement leurs limites et en laissant peu de place à l’implicite et aux malentendus.
Ces stratégies n’ont toutefois souvent qu’un effet limité, car elles consistent à changer le comportement des femmes, sans remettre en question l’ordre hétérosexuel au sein duquel prennent place ces comportements.
Ces résultats montrent que le consentement sexuel est un processus complexe qui ne se réduit pas à dire « oui » ou « non » et que « accepter » ne signifie pas forcément « avoir envie ».
Ainsi, le sentiment de redevabilité est révélateur des logiques associées à un « ordre de genre » fondé sur l’hétéronormativité. Cela étant,le consentement sexuel ne relève pas de la seule responsabilité individuelle, notamment celle des femmes, d’affirmer ses droits. Nos conclusions invitent à comprendre le consentement sexuel comme un processus de négociation, entre conformité aux normes de genre et capacité de négocier des individus.