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Expliquer pour mieux agir

Deux populismes valent mieux qu’un !

Affichage sauvage, le 23 avril 2017. Thierry Teclercq/Flickr

De l’étranger nous parviennent d’innombrables expressions d’un profond soulagement : après le Brexit, le succès de Donald Trump et le référendum turc remporté par Recep Tayyip Erdogan la France a mis fin, et de belle manière, à toute une série d’inquiétantes évolutions politiques. En refusant à Marine Le Pen d’accéder au pouvoir, et même d’obtenir un résultat satisfaisant aux yeux de son propre parti, qui entre en crise, notre pays est vu comme le champion de la démocratie, de la morale et de l’ouverture au monde et à l’Europe. Il incarne de fortes espérances.

Les commentaires sont oublieux d’autres épisodes, eux aussi significatifs, où l’extrême droite n’est pas parvenue à ses fins : en Autriche, bien des observateurs donnaient Norbert Hofer, son candidat, gagnant lors de l’élection présidentielle de l’hiver dernier finalement remportée par le candidat vert, Alexander Van der Bellen ; et aux Pays-Bas, Geert Wilders n’a pas obtenu les résultats qu’il escomptait aux récentes élections législatives. Les mêmes commentaires passent vite sur le score de Marine Le Pen, 34 % – ce qui est considérable –, sans parler des votes nuls et blancs et de l’abstention qui ne lui sont pas plus défavorables qu’à Emmanuel Macron.

Mais cet enthousiasme à l’étranger pose une vraie question : pourquoi la France, contrairement à d’autres pays, a-t-elle pu résister à la vague mondiale de droitisation et aux tendances dominantes à la fermeture des sociétés sur elles-mêmes ?

Deux radicalités inconciliables

Le succès d’Emmanuel Macron a pour implication l’affaiblissement – provisoire ? personne ne peut le dire –, sinon la désintégration – personne ne peut l’exclure – des partis classiques de gouvernement : le Parti socialiste et « les Républicains », sans parler d’EELV. Il s’est construit face à trois principaux opposants. L’échec de François Fillon, écarté du second tour, a réinstallé au grand jour les dissensions internes à son propre parti. Les deux autres opposants principaux incarnaient – l’une, Marine Le Pen – une radicalité nationaliste et souverainiste, raciste et xénophobe malgré divers efforts de « dédiabolisation » presque annihilés lors de son débat de l’entre-deux-tours avec Emmanuel Macron ; – l’autre, Jean‑Luc Mélenchon – une radicalité non moins souverainiste, mais ni raciste ni xénophobe, et colorée d’accents communisants ou gauchistes.

Disons-le d’une phrase, avant d’être plus précis : ce qui a évité à la France la droitisation extrême et la fermeture sur elle-même, c’est précisément cette dualité, c’est l’éclatement en deux morceaux de ce qui ailleurs ne fait qu’un, et qui est couramment qualifié de « populisme » – un mot-valise qui appelle discussion, on pourrait parler aussi de radicalité ou d’extrémisme. L’élection d’Emmanuel Macron tient à de nombreux facteurs, certes, et l’hypothèse qui va être développée ici n’explique pas tout – mais elle mérite examen : s’il l’a emporté, n’est-ce pas parce qu’il avait en face de lui deux versions inconciliables du souverainisme populiste, là où le Royaume-Uni du Brexit et les États-Unis de Trump n’en ont eu qu’une ?

Mélenchon et l’héritage communiste

La première version, à droite, apparente la France à plusieurs pays, et pas seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni, où s’observe depuis les années 80 la poussée de mouvements nationalistes, chacun avec ses spécificités, ses singularités. Le FN, né en 1972 du regroupement de quelques groupuscules extrémistes, s’est affirmé dix ans plus tard comme une véritable force politique qu’il n’a ensuite jamais cessé d’être, en faisant des immigrés sa principale cible. Anti-européen, anti-euro, fédérant bien des peurs et des inquiétudes sociales et culturelles sous la bannière du rejet des migrants, de la hantise de l’islam et du désir de sécurité, le projet du FN – comme d’ailleurs sa base électorale – le situent dans la même famille politique que les forces politiques ayant produit le Brexit ou Donald Trump.

Jean‑Luc Mélenchon, à Marseille, le 11 mai. Bertrand Langlois/AFP

Jean‑Luc Mélenchon a su fédérer lui aussi une certaine colère sociale, convaincre un électorat souvent jeune, avec des qualités d’orateur et une capacité à utiliser les nouvelles technologies de la communication qui en ont fait un candidat singulièrement moderne. Il a su siphonner bien des voix socialistes, avec l’aide de l’Élysée dont l’objectif était de « débrancher progressivement » le candidat du PS, Benoît Hamon. Mais pour comprendre son succès, il faut aussi faire intervenir d’autres caractéristiques : Mélenchon a su capitaliser une bonne partie de l’héritage, visible comme souterrain, des cultures de l’engagement et des idéologies communistes, gauchistes et même anarchistes qui ont joué un rôle si important dans l’histoire de la France.

La France a été un grand pays communiste. Le PCF, aujourd’hui réduit à très peu, mobilisait au sortir de la Seconde Guerre mondiale environ le quart de l’électorat. Quand le communisme a entamé son déclin, il s’est décomposé, ouvrant la voie au gauchisme dès la fin des années 60 avec ses diverses familles trotskistes, maoïstes, et autres. Et même si cela est très secondaire ici, n’oublions pas que la France a été aussi le pays de l’anarchisme et de ses penseurs, y compris en lien avec la question sociale, comme au temps du syndicalisme naissant, dominé alors par l’anarcho-syndicalisme.

Des jeunes à quête de sens politique

Plus ou moins dilué dans les mémoires et les consciences, ou dans des souvenirs familiaux, plus que porté par des engagements partisans, ce qui subsiste de cette histoire et des sensibilités qui l’ont animées a pu contribuer au score de Jean‑Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle. Une petite partie de ses quelque 20 % d’électeurs étaient jusque-là communistes ; beaucoup plus socialistes.

Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’écho des discours de Jean‑Luc Mélenchon auprès de jeunes réceptifs à l’idée d’engagements s’inscrivant dans une continuité, même vague, avec ce que furent les mobilisations d’autres générations, et désireux eux aussi de donner un sens politique à leur existence.

Le vote Mélenchon n’est que bien peu le fruit d’une action collective organisée trouvant ainsi un nouveau débouché, encore qu’il a été le fait d’une base communiste ayant choisi de le soutenir alors que le sommet de l’appareil n’y tenait pas. Mais surtout, il renouvelle et éveille une culture militante française qui est activée non seulement dans les propositions de politique publique de Jean‑Luc Mélenchon, mais aussi dans ses références internationales – son hommage vibrant lors de la mort de Fidel Castro est de ce point de vue éclairant.

La France réceptive à un discours post-communiste

Si la France n’était pas réceptive à un discours finalement post-communiste, c’est-à-dire empreint du legs du communisme et de ses variantes gauchistes ; si elle n’avait pas gardé un petit côté anarchiste, qui se retrouve y compris dans le nom du mouvement de Mélenchon, « La France insoumise » ; si elle n’avait pas ce passé où prospéraient des idéologies que l’on pouvait croire obsolètes, mais que réactive sa rhétorique, même de façon subconsciente, il n’y aurait pas eu ce populisme de gauche exceptionnel sinon peut-être en Amérique latine et en Europe du Sud.

Dans le passé, ni le Royaume-Uni, ni les États-Unis n’ont eu un puissant et durable mouvement communiste –, ce qui leur a aussi évité le gauchisme qu’ont connu notamment la France et l’Italie. Au Royaume-Uni, c’est au sein du Labour que se fait la radicalisation avec Jeremy Corbyn, sur le mode du durcissement fondamentaliste et non du populisme, et avec pour principal impact d’affaiblir la gauche britannique.

Aux États-Unis, le communisme a été pourchassé, et pratiquement éradiqué au début de la Guerre froide, et n’a pas laissé de fortes traces dans les consciences – de temps en temps, un ouvrage ou un article rappelle néanmoins qu’il y a eu des communistes dans ce pays, fortement réprimés ; Bernie Sanders a surtout représenté au sein du Parti démocrate une aile gauche ouverte à des idées socialistes finalement assez proches de celles d’Occupy Wall Street. Dans ces deux pays, il n’y avait guère d’espace pour un important populisme de gauche.

Jean‑Luc Mélenchon, à Nancy, le 18 avril. Frederick Florin/AFP

En France, du fait d’une histoire politique qui a peut-être commencé avec la Révolution, des cultures sinon des idéologies contestataires et protestataires de gauche trouvent leur place. Si on additionne les scores de Marine Le Pen et de Jean‑Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle du 23 avril dernier, on obtient environ 40 %, bien plus que n’importe quel autre candidat. Mais les deux radicalités sont pratiquement inconciliables, relevant de familles de pensée et d’action qui se sont toujours affrontées.

La France en a fini avec le communisme sous François Mitterrand, et le gauchisme a cessé de prospérer. Mais en renouant avec certains éléments de l’un et de l’autre, en se dotant d’une double radicalité, à gauche et à droite elle a évité le sort du Royaume-Uni et des États-Unis.

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