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Données anonymes… bien trop faciles à identifier

Téléphones, ordinateurs, cartes de crédit, dossiers médicaux, montres connectées, ou encore assistants virtuels : chaque instant de nos vies – en ligne et hors ligne – produit des données personnelles, collectées et partagées à grande échelle. Nos comportements, nos modes de vie, s’y lisent facilement. Mais faut-il s’en inquiéter ? Après tout, ces données qui nous révèlent sont souvent anonymisées par les organismes qui les collectent. C’est du moins ce que l’on peut lire sur leurs sites. Leur travail est-il efficace ? Et les données anonymes le sont-elles vraiment ? Dans notre dernier article publié dans la revue Nature Communications, nous développons une méthode mathématique qui montre que c’est loin d’être acquis. Elle a pu nous amener à réidentifier des individus parmi des bases de données anonymes et fortement échantillonnées, remettant en question les outils utilisés actuellement pour partager les données personnelles à travers le monde.

Traitement d’échantillons viraux. Les données personnelles de santé sont parmi les plus sensibles. James Gathany/CDC

Matière première

D’abord, quelques ordres de grandeur. Ces dix dernières années, nos données personnelles ont été collectées à une vitesse inégalée : 90 % de celles circulant sur Internet ont été créées il y a moins de deux ans ! Objets connectés, informations médicales ou financières, réseaux sociaux, ces données sont la matière première de l’économie numérique comme de la recherche scientifique moderne. Mais, très vite, on a vu apparaître certaines dérives. Notamment les atteintes à la vie privée qui se sont multipliées. Témoin, parmi de nombreuses affaires, le scandale Cambridge Analytica… Depuis, 80 % des Européen·ne·s estiment avoir perdu le contrôle sur leurs données.

En réponse, les compagnies et organismes qui les collectent affirment souvent qu’elles le sont de manière « anonyme ». Par exemple, la société Transport for London (TfL), en charge du métro londonien, a entrepris de surveiller les déplacements des passagers sur le réseau via les signaux wifi « anonymes » de leurs téléphones portables. En Belgique, plus de 15 hôpitaux revendent les données confidentielles de leurs patients à une multinationale, Quintiles IMS, sous couvert d’anonymat. Enfin, en France, Orange et SFR ont revendu des données de géolocalisation en temps réel ou en différé, données là encore « anonymisées ».

Point intéressant, une donnée anonyme n’est plus considérée comme donnée personnelle. Elle échappe donc aux régimes de protection comme le RGPD en Europe. Partager des données personnelles anonymisées ne nécessite donc plus le consentement des participant·e·s… Puisqu’ils et elles sont anonymes !

Ré-identification

Or, des chercheur·e·s et journalistes ont depuis longtemps montré que certaines données anonymes peuvent être ré-identifiées. Dans les années 1990, Latanya Sweeney avait pu ré-identifier les données médicales de William Weld (alors gouverneur du Massachusetts), sur base de son code postal, sa date de naissance et son genre. Deux journalistes allemands ont récemment ré-identifié l’historique de navigation d’un juge et d’un député, retrouvant leurs préférences sexuelles et leurs traitements médicaux dans des données anonymes obtenues en se faisant passer pour des acheteurs potentiels. Et, aux États-Unis, les dossiers fiscaux du président américain Trump ont pu lui être ré-attribués par le New York Times en utilisant des données anonymes publiées par le fisc américain, l’IRS.

Compagnies et gouvernements minimisent souvent ces ré-identifications. Leur ligne de défense : parmi des petites bases de données, toujours incomplètes, personne ne saura jamais si une ré-identification est correcte ou non et si des chercheur·e·s ou journalistes ont vraiment réidentifié la bonne personne.

Un guide pour protéger les données en Australie. Australian Government, CC BY

Cela implique que l’organisme collecteur fasse un travail dit d’échantillonage sur la base de données. Ainsi, l’autorité de protection des données australienne [OAIC], suggère dans son guide de dés-identification que l’échantillonnage augmente « l’incertitude qu’une personne particulière fasse réellement partie d’une base de données anonyme ». Prenons un exemple pour expliquer cela. Admettons que votre employeur retrouve des données vous correspondant dans un échantillon de 10 000 patients, soit 1 % d’une large base de données médicales. Ces données – comprenant par exemple votre lieu et date de naissance, genre, statut marital, etc. – pourraient bien appartenir à une autre personne qui partage ces caractéristiques. Car cette base de données de 10 000 personnes ne représente que 0,015 % de la population française. Et ces données réidentifiées pourraient correspondre à n’importe quelle autre personne parmi les 99,985 % autres Français·e·s.

Échantillonner (partager par exemple 1 % d’une base de données) est ainsi une technique largement utilisée. Réduire la taille des données partagées permet de justifier que ces données sont anonymes, car personne ne pourra jamais prouver qu’une ré-identification est correcte.

Un algorithme qui remet en question l’anonymat

Le problème ? Nos travaux démontrent au contraire qu’un algorithme peut apprendre à estimer, avec grande précision, si des données réidentifiées appartiennent bien à la bonne personne ou non.

Il y a bien entendu, si c’est en France, de nombreux hommes trentenaires, habitant à Paris. Si je retrouve un seul homme de 30 ans parmi les données anonymes de 1 000 personnes, collectées et revendues par un cabinet d’assurance parisien, il y a peu de chance qu’elles correspondent à mon voisin Émeric. Les données correspondant à ces trois attributs (homme, 30 ans, habitant à Paris) seront sans doute celles d’un autre Français.

Mais au fur et à mesure que ces données s’enrichissent, qu’on apprend davantage de caractéristiques, il devient illusoire qu’une seconde personne ait les mêmes caractéristiques. Il y a ainsi sans doute un seul homme à Paris, né le 5 janvier 1989, roulant en vélo électrique et habitant avec ses deux enfants (deux filles) et un berger allemand : mon voisin Émeric.

Après avoir « appris » quelles caractéristiques rendent les individus uniques, notre algorithme génère des populations synthétiques pour estimer si un individu peut se démarquer parmi des milliards de personnes. Le modèle développé permettrait par exemple aux journalistes du New York Times de savoir à coup sûr si les dossiers identifiés appartenaient vraiment à Donald Trump.

Nos résultats montrent que 99,98 % des Américains seraient correctement ré-identifiés dans n’importe quelle base de données en utilisant 15 attributs démographiques. Les chiffres sont similaires à travers le monde (16 attributs en ajoutant la nationalité). Une quinzaine de caractéristiques qui suffisent à identifier un individu, ce n’est hélas pas beaucoup. Le « data broker » Acxiom, un courtier de données qui achète et qui revend nos données personnelles dans 60 pays, possède par exemple jusqu’à 5,000 attributs par personne.

Nos travaux remettent ainsi en question les pratiques actuelles utilisées pour dés-identifier des données personnelles. Cela interroge sur les limites de l’anonymisation : utiliser ainsi ces données protège-t-il toujours notre vie privée ? Alors que les standards d’anonymisation sont en passe d’être redéfinis par les pouvoirs publics, au niveau national et au sein de l’Union européenne, il est crucial pour ces standards d’être rigoureux, de promouvoir de meilleures méthodes de partage des données, et de prendre en compte tout risque futur. C’est à la fois important pour nos vies privées, pour la croissance de l’économie numérique et pour le dynamisme de la recherche scientifique.

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