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Du tracteur au carnet de comptage, un projet de sciences participatives 100 % agricole

Un nichoir en bordure de champ pour identifier et compter les abeilles sauvages. B.Lamouroux

En mai 2019, le rapport de l’IPBES désignait notre système agroalimentaire, agriculture intensive en tête, comme l’un des principaux facteurs responsables de l’érosion de la biodiversité. Les changements d’usage des sols, le travail intensif des terres, l’homogénéisation des paysages et l’utilisation d’intrants chimiques (pesticides, fertilisation minérale) y étaient pointés du doigt.

Si les scientifiques s’accordent aujourd’hui sur ces liens de cause à effet, relier dynamiques de biodiversité et pratiques agricoles relève d’un véritable défi dès lors qu’on se place sur de grandes échelles.

La plupart des études se basent en effet, pour des raisons pratiques, sur des expérimentations en laboratoire, au mieux sur une ou quelques dizaines de parcelles ; et elles se déploient sur des temps relativement courts. Ces travaux se concentrent d’autre part en général sur un groupe d’espèces unique (les abeilles, les vers de terre, les oiseaux par exemple), manquant parfois d’informations précises sur les pratiques agricoles relatives aux mesures de biodiversité.

Pour tirer des conclusions générales, les chercheurs se voient donc contraints de s’appuyer sur des suppositions, au mieux des extrapolations.

Dans la peau d’un agriculteur-naturaliste

L’Observatoire agricole de la biodiversité (OAB) est né en 2011 de cette volonté de comprendre les interactions et les interconnexions entre agriculture et biodiversité, sur un temps long et pour l’ensemble du territoire.

Ce programme de sciences participatives – qui s’inscrit au sein du réseau Vigie-Nature – est porté conjointement par le Muséum national d’histoire naturelle et le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation avec de nombreux partenaires ; il rassemble aujourd’hui près d’un millier de professionnels de l’agriculture provenant de tous horizons : viticulteurs, céréaliers, maraîchers, etc.

Cette initiative repose sur le volontariat : à raison de quelques jours par an, les participants doivent se mettre dans la peau d’un naturaliste afin de référencer différents groupes d’organismes vivants (appelés « taxons ») sur leurs parcelles.

Quatre protocoles d’observation sont proposés : abeilles sauvages, invertébrés du sol, vers de terre et papillons.

Avec les agriculteurs volontaires de l’Observatoire agricole de la biodiversité. MNHN, CC BY-NC-ND

Nichoirs à abeilles

Concernant le protocole relatif aux abeilles, chaque année à la fin de l’hiver, l’agriculteur doit fixer en bordure de champ deux structures composées de plusieurs cavités ; elles feront office de nichoir et de nurserie pour les abeilles femelles au printemps.

Il lui suffira ensuite de venir dénombrer les trous obstrués, à raison d’une fois par mois de mars à novembre, et d’identifier la nature des matériaux ayant servi à construire le nid – terre, feuilles mâchées, cire, paille… Ces informations donnent une indication des groupes d’espèces présents sur la parcelle.

Pour le protocole vers de terre, on versera un volume de moutarde diluée dans l’eau. Une fois remontés à la surface en raison du caractère urticant de la solution, il faut les identifier à l’aide d’une petite clé de détermination. On y distingue alors les vers épigés, vivant en surface, des anéciques et des endogés, vivant en profondeur.

En Vendée, lors d’un protocole de suivi des vers de terre sur les parcelles agricoles. RL.Preud’Homme/MNHN, CC BY-NC-ND

Les groupes d’espèces n’ont pas été choisis par hasard : ils entretiennent des liens étroits avec l’agriculture en remplissant des fonctions écologiques indispensables.

Les abeilles sauvages assurent une pollinisation efficace, tandis que les vers de terre travaillent les sols, garantissant leur fertilité. De leur côté, les carabes sont des prédateurs redoutables des ravageurs (notamment certains mollusques) ; enfin, les papillons font office d’indicateurs précis de la santé paysagère d’un territoire. Cette biodiversité ordinaire, tout comme la biodiversité remarquable, constitue un atout pour l’activité agricole.

Ces échantillonnages réguliers, relativement peu contraignants, permettent à l’agriculteur d’évaluer la santé de son milieu. Cette boussole écologique doit naturellement le conduire à se poser des questions, à engager des réflexions sur ses responsabilités, à guider certains choix… pour valider, ajuster, voire remettre en cause certaines pratiques.

Dix ans de données agricoles

Toutes les données récoltées par les agriculteurs volontaires intègrent ensuite une base nationale. C’est là que nous, chercheurs, intervenons.

Depuis près de dix ans, des centaines d’agriculteurs issus de toute la France ont fait part de leurs rencontres avec la faune sauvage, tout en renseignant leurs pratiques et les caractéristiques des paysages qui les entourent. Nous disposons grâce eux d’une mine d’information inestimable que seule une mobilisation de cette ampleur peut offrir.

En nous appuyant sur les sept premières années de suivis (2011-2017), impliquant 1 216 agriculteurs sur 2 382 parcelles, nous avons pu établir des corrélations inédites à cette échelle.

Sans surprise, les tendances générales sont au déclin.

Les abeilles et papillons voient leur abondance dégringoler dans les vergers et en grande culture (entre 30 et 80 % avec toutefois une forte variation selon les contextes), et ce d’autant plus que l’utilisation d’intrants chimiques (pesticides, fertilisation minérale) augmente. Cela confirme le fait que ces produits affectent directement les organismes par intoxication ou indirectement en diminuant les ressources en fleurs et les sites de nidification.

Les invertébrés du sol (carabes et mollusques) souffrent d’un autre phénomène : le recul des prairies permanentes, généralement maintenues pour l’élevage. Enherbées depuis au moins 5 ans, elles renferment un écosystème stable et riche. Mais l’élevage subissant un net recul depuis plusieurs décennies dans nos contrées, les prairies, jeunes, annuelles, servent dorénavant surtout à limiter les adventices (« mauvaises herbes ») dans les rotations en grandes-culture.

Carabe doré avançant sur un sol caillouteux
Le carabe doré (Carabus auratus) est un redoutable prédateur et protecteur des cultures, indispensable au champ. RL. Vermeersch

Des perspectives collectives

Derrière ce tableau noir ressortent toutefois quelques dynamiques positives.

Les exploitations en grande culture ayant le moins recours aux intrants chimiques voient abeilles et papillons se stabiliser dans le temps, voire croître légèrement ; d’au minimum 10 à 12 % (toujours avec de fortes variations selon les contextes). De même, les vers de terre semblent recoloniser ces exploitations qui ont diminué ou banni le travail du sol. L’étude révèle également que les vignobles entourés de forêts sont beaucoup plus accueillants pour les abeilles, les lisières offrant gîte et couvert en abondance.

Des solutions existent donc pour inverser les tendances. Les agriculteurs de l’OAB le démontrent eux-mêmes depuis une décennie. Reste la mise en œuvre. C’est là qu’apparaissent de profonds dilemmes : comment cesser le travail du sol sans recourir aux herbicides pour lutter contre les adventices ? Inversement, abandonner les herbicides, comme l’exige la production biologique, c’est se voir contraint de travailler le sol pour compenser mécaniquement… En somme, faut-il choisir entre les insectes pollinisateurs et les vers de terre ?

Les agriculteurs de l’OAB partagent tous les ans leurs expériences, en portant un regard écosystémique sur leurs parcelles. Ils sont de fait les premières sentinelles de la biodiversité agricole. Il est donc important qu’ils puissent s’associer avec d’autres acteurs pour trouver des solutions et améliorer les pratiques agricoles. Au plan national, avec les chercheurs à l’OAB, ou en participant à des initiatives locales : replantage de haies, réduction des phytosanitaires, bandes fleuries, fauchage tardif, etc.

Car c’est en combinant savoirs naturalistes et savoirs agronomiques que l’agriculture pourra retrouver son rôle de producteur de biodiversité sauvage et culturale.

Hugo Struna, journaliste et rédacteur du blog de Vigie-Nature, un programme de sciences participatives porté par le Muséum national d’histoire naturelle, est co-auteur de cet article.

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