Demain dans The Conversation : lisez la suite de cet article, dans laquelle Emilie Guitard se penche plus précisément sur les enjeux de la soirée présidentielle de juillet dernier au New Afrika Shrine de Lagos.
En ce samedi 7 juillet 2018, le lendemain de la visite d’Emmanuel Macron au New Afrika Shrine, lieu culturel historique associé à l’icône de la musique nigériane Fela Kuti, les Nigérians semblent encore avoir du mal à réaliser qu’un président français a passé une soirée animée dans un des lieux les plus emblématiques, mais aussi les plus controversés de Lagos. À la veille de l’évènement encore, l’incrédulité régnait dans les rues de la mégapole, avant que tout le monde se rende à l’évidence : le président Macron allait bien passer une soirée au club mythique de Fela Kuti, entouré de personnalités françaises, nigérianes et africaines triées sur le volet. L’objectif de la soirée : célébrer la « culture africaine », comme le proclamait fièrement Traces.tv dans ses spots annonçant l’évènement.
Deux jours après cette soirée inédite, les premiers commentaires commencent à apparaître sur les réseaux sociaux. Avec, notamment du côté de certains artistes particulièrement inspirés par la figure de Fela Kuti, un sentiment de stupéfaction face à quoi ils ont assisté ce soir-là au Shrine. Qudus Onikeku par exemple, danseur contemporain créateur d’une pièce sur Fela Kuti intitulée Africaman original, se dit tout bonnement « flabberwhelmed » (contraction d’« overwhelmed », « dépassé par les évènements », et de « flabbergasted », « époustouflé » ou « sidéré »). Pour Serge Aimé Coulibaly encore, danseur et chorégraphe contemporain auteur de Kalakuta Republik, également consacré à Fela Kuti, « Emmanuel Macron représente tout ce que combattait Fela, donc le symbole est contradictoire. Si c’était pour rencontrer la jeunesse, il y a beaucoup d’autres endroits à Lagos pour le faire ». D’autres au contraire, à commencer par la famille Kuti, expriment un sentiment de grande fierté quant au choix de ce lieu nigérian emblématique par le jeune président d’une grande puissance occidentale, dans le cadre d’une visite officielle de deux jours dans le pays.
Pour beaucoup donc au Nigéria, la visite d’E. Macron – le « président des riches » pour ses détracteurs – au Shrine de Fela Kuti – auto proclamé « black president » – relève de l’exceptionnel. Pourtant, la plupart des médias français se sont contentés d’évoquer la visite du président dans un « night-club » ou une « salle de concert » de la capitale économique nigériane, sans plus de précision.
Un retour sur l’histoire de ce lieu culturel et politique mythique, et à travers elle sur la trajectoire de son fondateur, Fela Kuti, puis sur les évolutions qu’a connues le Shrine après le décès de son « Chief Priest » en 1997, permet de saisir les enjeux de la soirée présidentielle de juillet dernier. Cette brève histoire du Shrine permet notamment de comprendre comment ce lieu a pu passer du statut d’espace artistique emblématique de formes de créativité mais aussi de contestation pensées par son fondateur comme « panafricaines », en opposition aux hégémonies culturelles, politiques et économiques occidentales, à celui d’emblème d’une culture globalisée « africaine », débarrassé de ses dimensions contestataires aux fins de communication politique d’un président européen.
Afro Spot, Afrika Shrine, New Afrika Shrine : les mille vies du « temple » de l’Afrobeat
Le New Afrika Shrine où s’est rendu le président Macron n’est en réalité pas le premier club fondé par Fela Kuti. Il s’agit plutôt du troisième, ouvert par son fils aîné, Femi, après le décès de son père, à l’issue d’une existence mise au service de la musique et de la contestation de l’ordre politique et moral régnant alors au Nigéria, fortement marqué par 70 ans de colonisation britannique et plus de 30 ans de dictatures militaires.
Après des études de musique classique à Londres à la fin des années 1950 et des débuts très prometteurs au Nigéria comme saxophoniste de « high-life jazz » avec son groupe Koola Lobitos, Fela Kuti lance en 1967 un nouveau style musical, mélange original de jazz, soul, funk, high-life et d’influences musicales nigérianes. Il le baptise d’un « vrai nom africain, qui retient l’attention », « Afro-beat », et ouvre dans le même temps un premier club, l’Afro-Spot, dans un hôtel, l’Empire, à la convergence de Mushin, Yaba et Surulere, quartiers populaires du mainland (partie continentale) de Lagos. La guerre du Biafra fait alors rage, mais Fela est encore peu impliqué politiquement. Les germes de son engagement à venir, plantés notamment dans son enfance à Abeokuta par sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti, l’une des leaders de la lutte pour l’Indépendance et les droits des femmes à la fin de la colonisation britannique, sont encore en dormance.
C’est durant un séjour aux États-Unis en 1969, et suite notamment à sa rencontre intellectuelle et amoureuse avec l’activiste afro-américaine Sandra Smith engagée dans la lutte pour les droits civiques, que Fela se forge une culture politique et développe de vraies convictions anti-coloniales, anti-capitalistes et panafricaines :
« C’est en Amérique que j’ai vu que je faisais erreur. Je ne me connaissais pas. J’ai réalisé que ni moi ni ma musique n’allions dans la bonne direction. Je suis rentré au pays avec l’intention de changer tout le système. […]. Dès que je suis rentré, j’ai commencé à prêcher. »
Pour prêcher son nouvel engagement à travers sa musique, Fela a besoin d’un temple. Peu après son retour au Nigéria, en 1971, alors que le général Yakubu Gowon est au pouvoir, Fela Kuti rebaptise son club l’Afrika Shrine, le « temple Afrika ». Il veut alors « un endroit avec du sens, avec des bases progressistes et conscientes, avec des racines. Je ne croyais plus au fait de jouer dans des nightclubs ».
L’Afrika Shrine est ainsi pour Fela tout sauf une boîte de nuit, mais bien plutôt un espace de contestation de l’ordre militaire en place, mais aussi d’échanges intellectuels, artistiques et sensuels, de communion autour de sa musique. Un lieu consacré, au sens religieux du terme.
Au même moment, Fela tente aussi une expérience communautaire originale dans une concession à Surulere, non loin de son Shrine. Baptisée « Kalakuta Republic » en 1974 (d’après le surnom de sa cellule de prison à Alagbon Close, première d’une longue série d’incarcérations, jusqu’à la veille de sa mort), la concession accueille les nombreux membres de sa famille, dont sa mère et ses compagnes, parmi lesquelles beaucoup sont aussi choristes ou danseuses au Shrine, les membres de son vaste groupe, et même un studio d’enregistrement.
Malgré les intrusions de plus en plus violentes des militaires sous divers prétextes, Fela et son petit monde y vivront en collectivité jusqu’en 1977, tandis qu’ils prêchent son idéologie panafricaine plusieurs soirs par semaine au Shrine. Benson Idonije, producteur radio et proche de Fela, décrit ainsi l’atmosphère artistico-politico-religieuse qui y règne alors :
« [Fela] voyait l’endroit comme un lieu de culte, comme l’église ou la mosquée, conformément au fondement politique de sa production musicale et aux idéaux de ses héros idéologiques comme Kwame Nkrumah, Malcom X et Marcus Garvey. En vue de cet objectif avoué, le Shrine attirait des gens de toutes les religions, classes et professions, parmi lesquels on trouvait des professeurs d’université, des étudiants, des diplomates étrangers, etc. […] Des livres et des brochures étaient distribués aux dévots par les membres des Young African Pioneers pour souligner le besoin d’un réveil culturel, d’un renouveau et d’un pouvoir économique pour une Afrique et des Africains de la diaspora unis […]. Toutefois, alors que la consommation de marijuana s’y trouvait de plus en plus affichée, le Shrine a commencé à être perçu par certains cyniques comme un endroit ou des personnes sans foi ni loi se cachaient et prenaient plaisir à pratiquer des activités criminelles […]. C’était comme si le Shrine n’était fréquenté que par des mécréants, des bons à rien, des criminels, des prostituées, des gens ayant abandonné leurs études et des personnes à la moralité douteuse. »
C’est pourtant dans ce mélange détonnant de clientèles que résident l’originalité et la puissance de ce lieu, rare endroit où tous les membres de la société lagosienne des années 70 pouvaient se croiser et apprécier ensemble la musique et la bonne parole du maître des lieux. C’est néanmoins la présence d’individus marginaux, vus comme indésirables, et la pratique d’activités jugées illégales comme la consommation intense de marijuana, de pair avec la fronde contestataire de plus en plus virulente menée par Fela dans ses chansons entrecoupées de longues diatribes politiques, qui signèrent la fin du premier Shrine.
En 1977, après plusieurs années de raids militaires contre le Shrine et surtout Kalakuta Republic pour des motifs divers et plus ou moins fallacieux, Kalakuta Republic connaît une ultime intrusion des forces armées. La concession est réduite en cendres, Fela et plusieurs de ses compagnes violemment molestés, certaines violées, et la mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti, défenestrée du 1er étage du bâtiment principal. Elle mourra de ses blessures deux mois plus tard, âgée de 78 ans. L’Afrika Shrine est quant à lui fermé et détruit quelques années plus tard.
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Époustouflant de résilience, Fela pose sa candidature pour les élections présidentielles de 1979 (qui sera rejetée), puis dépose une représentation du cercueil de sa mère devant les quartiers généraux d’Obasanjo en guise de provocation. Il fera d’ailleurs de cet évènement une chanson, « Coffin for the head of state ». Puis il se marie, un an après le saccage de Kalakuta Republic, avec 27 danseuses et chanteuses de son groupe, en une forme de revendication d’un retour nécessaire aux valeurs et modes de vie « africains », lors d’une seule cérémonie qui ne manque pas de défrayer la chronique nigériane.
Surtout, le « black president » ouvre en 1980 un second Afrika Shrine sur Pebble street, en plein cœur d’Ikeja cette fois, autre quartier alors populaire du mainland. Lors d’une publicité parue dans le journal le Punch pour annoncer son ouverture, Fela réaffirme le caractère consacré du Shrine, qu’il compare pied à pied, non sans humour ni provocation, avec les églises que fréquentent assidûment les Nigérians :
« L’Église est un centre idéologique pour la diffusion de la conscience culturelle et politique européenne et américaine. Le Shrine est un centre idéologique pour la diffusion de la conscience culturelle et politique africaine.
L’ Église est un endroit où les chansons ont une vocation cultuelle. Le Shrine est un endroit où les chansons ont une vocation cultuelle.
L’ Église est un endroit où ils collectent de l’argent. Le Shrine est un endroit où nous collectons de l’argent.
L’ Église est un endroit où ils boivent pendant le culte (Sainte communion). Le Shrine est un endroit où nous buvons pendant le culte.
L’ Église est un endroit où ils fument pendant le culte (fumigation d’encens). Le Shrine est un endroit où nous fumons pendant le culte […].
L’ Église est un endroit où ils pratiquent une religion étrangère. Le Shrine est un endroit où nous pratiquons une religion africaine. »
Lors d’un séjour au Ghana, durant lequel il rencontre le ritualiste Professor Kwaku Addae Hindu, dont il fera son « conseiller spirituel », Fela a en effet approfondi son attachement à ce qu’il qualifie de « spiritualité africaine ». La dimension rituelle de sa musique et de ses performances au Shrine s’affirme, tout en restant par ailleurs toujours profondément politiques et militantes. À côté des représentations du mardi et du dimanche soir, le Shrine propose désormais aussi une « Divination night », qui comprend un service rituel, suivi du « Comprehensive show ». Sola Olorunyomi offre une description vibrante de l’ambiance qui règne alors à Pebble street :
« À partir de 22h le samedi soir, une atmosphère étrange envahit Pebble street […]. Autour du Shrine, les visages qui se détachent dans la pénombre trahissent une certaine anxiété. Des bandes de jeunes au rouge à lèvre épais, casquettes de baseball, fez, vestes de velours côtelé, déambulent en roulant des mécaniques. Christian Dior, Alicia Alonso – des parfums irrévérencieux font des efforts frénétiques pour laisser une trace olfactive, mais sont recouverts par la seule bouffée de marijuana d’un adolescent […]. Le ciel de Pebble street les samedis soirs est assombri par la fumée de marijuana […]. À l’intérieur du Shrine, on attend encore le “prêtre en chef” tandis que le groupe joue, parfois avec des artistes invités. […]. Il est minuit et une commotion soudaine se produit à l’entrée, alors qu’un petit groupe de jeunes guide une figure en direction de la scène, et que l’atmosphère se charge de huées, de sifflements et de sonores “Baba Kuti”, “Fela Baba” […]. Le leader du groupe se tient sur la scène, un peu surélevée. Un néon sur fond bleu reflète une carte de l’Afrique en contraste rouge. Derrière le groupe est écrit “Blackism : force of the mind”. L’autel renfermant les divinités est situé sur la gauche, entre la scène et le public. Le leader du groupe annonce Fela, accompagné d’une explosion de percussions, guitares et cuivres. […] Soudain, ils s’arrêtent ! Micro dans une main, un long joint de marijuana dans l’autre : “Everybody say yee-yee”, voici Fela qui lance le concert du soir. »
Sur l’autel abritant les représentations de plusieurs divinités yoruba, on trouve aussi des portraits de leaders noirs dont Malcom X, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba et la mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti. Après avoir joué un long moment, Fela quitte le micro pour venir y faire des offrandes de gin, de noix de kola et le sacrifice d’une volaille. Lorsque le rituel est terminé, Fela regagne la scène pour se lancer dans l’un de ses fameux « yabbis » (pidgin), dithyrambes politiques et religieux entre humour et colère, laissant parfois place à la harangue. Ils se veulent inspirés par les ancêtres et les entités yoruba qui viennent d’être honorés et peuvent parfois instruire aux fidèles de boycotter une élection, soutenir une cause politique ou annoncer la chute d’un dictateur militaire sur le continent.