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Éco-anxiété : Peut-on être vice-présidente du GIEC et garder la tête froide face à la crise climatique ?

Le changement climatique fait non seulement des ravages sur la planète, mais aussi sur notre santé mentale. Diána Ürge-Vorsatz, vice-présidente du GIEC, explique comment elle fait pour ne pas se laisser submerger par l’éco-anxiété.


Au cours des derniers mois, la planète a connu ses mois de juin et d’août les plus chauds, ainsi que la journée la plus chaude jamais enregistrée, avec une température moyenne mondiale de 17,16 °C le 22 juillet 2024. Beaucoup de gens ont poursuivi leur vie du mieux possible, mais cet événement a été de nature à augmenter le niveau d’anxiété climatique. L’éco-anxiété touche d’abord les gens qui subissent le plus les effets du changement climatique, en particulier dans les pays du Sud, mais aussi les scientifiques du climat, qui les documentent et les modélisent.

Comment canaliser cette angoisse de façon à ne pas être paralysé mais à se propulser dans l’action ? Pour répondre à cette question, The Conversation Europe s’est entretenu avec la climatologue Diána Ürge-Vorsatz, qui vice-présidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).


Pourriez-vous commencer par décrire en quelques mots votre sujet de recherche ? Quels ont été les moments que vous avez jugés les plus marquants durant votre carrière de climatologue ?

Je travaille principalement dans le domaine de l’efficacité énergétique. J’ai fait beaucoup de travaux de modélisation, notamment pour démontrer comment des bâtiments plus efficaces pouvaient réduire les émissions de CO2. J’ai notamment lancé l’alerte sur ce que nous appelons les risques de « verrouillage carbone » (carbon lock-in) dans le domaine de la rénovation énergétique des bâtiments. Celui-ci se produit lors que des systèmes carbonés deviennent pérennes, et retardent – voire empêchent – la transition vers des solutions moins carbonées.

J’ai toujours essayé de me concentrer sur des solutions qui nous permettent non seulement de résoudre les problèmes environnementaux, mais aussi d’améliorer le bien-être humain et d’atteindre d’autres objectifs sociétaux. C’est parce que je viens d’un pays, la Hongrie, où je constate que l’environnement et le changement climatique sont généralement relégués au second plan par rapport à d’autres priorités.

Diána Ürge-Vorsatz, 2024. Fourni par l'auteur

Mon travail a donc incité les législateurs à réviser la réglementation européenne pour renforcer l’efficacité énergétique des bâtiments (la directive sur la performance énergétique des bâtiments) en 2010. Le jour même où le gouvernement Fidesz a été réélu cette année-là, je lui ai montré combien d’emplois pourraient être créés grâce à la rénovation énergétique.

Sur la base de nos recherches, ils se sont engagés à rénover l’ensemble du parc immobilier pour réduire la consommation d’énergie de 60 %, ce qui aurait été vraiment très ambitieux, le premier engagement de ce type dans le monde. Malheureusement, quelques mois plus tard, ils ont changé d’orientation et se sont tournés vers d’autres priorités en matière de politique énergétique.

Travaillez-vous aussi les scénarios climatiques les plus alarmants ? Vous m’avez dit l’autre jour que vous étiez particulièrement préoccupée par l’effondrement potentiel de l’Atlantic meridional overturning circulation (AMOC), un courant océanique crucial…

C’est l’une de mes préoccupations, oui, car c’est l’un des points de bascule (tipping points) planétaires qui nous impacterait le plus rapidement.

Si on regarde d’autres points de bascule du système terrestre, la plupart nécessitent un siècle, plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires avant d’exercer leur plein impact. Si l’AMOC s’effondre, en revanche, ses effets se feront pleinement sentir en l’espace de deux ou trois décennies à peine. Les impacts prévus sont très importants, et concernent l’Europe et d’autres régions. De plus en plus d’études montrent que cet effondrement pourrait déjà être en cours. C’est vraiment alarmant.

Lorsque vous avez commencé votre carrière, diriez-vous que vous étiez en proie à l’éco-anxiété ? Et si ce n’était pas le cas, y a-t-il eu un moment décisif où cette anxiété est apparue ?

Non, lorsque j’ai commencé, je ne pense pas que nous disposions de connaissances qui auraient pu pointer vers une menace existentielle. Il n’était pas encore si tangible que tant de choses pouvaient mal tourner.

Je préparais mon doctorat à l’Université de Californie à Los Angeles et à l’Université de Berkeley de 1992 à 1996. Dans le LA Times, il y avait une publicité de deux pages qui appelait les artistes à concevoir des œuvres d’art qui effraieraient n’importe qui, qu’ils pourraient ensuite placer au-dessus du dépôt de déchets nucléaires de haute activité de Yucca Mountain. De sorte que même si les gens ne parlaient pas anglais ou ne comprenaient pas le texte, ils pourraient toujours comprendre qu’il y avait quelque chose de vraiment dangereux là-dessous.

À ce moment-là, je me souviens avoir pensé : « Oh mon Dieu, si on ne peut plus creuser ou marcher où l’on veut, il y a un gros problème. On ne peut pas faire cela aux générations futures ».

Et puis il y a le cycle sans fin de l’actualité qui fait qu’il est difficile de mettre le doigt sur les moments précis qui vous font basculer. Un exemple qui me vient à l’esprit, c’est la découverte, au fil du temps, que les polluants éternels – les substances per et polyfluoroalkyles (PFAS) – sont partout, même dans les régions les plus reculées de la planète. Ou encore que la pluie n’a plus le niveau de qualité requis pour être potable, pas même dans l’Antarctique.

Ces problèmes ne vont pas disparaître d’eux-mêmes, précisément parce que les PFAS sont des polluants éternels. Nous ne pourrons jamais entièrement nettoyer la planète des PFAS. Il en va de même pour les microplastiques. Lorsque l’on commence à regarder l’avenir avec les yeux ouverts, cela peut être vraiment effrayant.

Comment vivez-vous le contraste entre votre connaissance intime de la réalité de la crise climatique et l’inaction des décideurs ?

Je ne parlerais pas tout à fait d’« inaction climatique ». Il est facile de penser que le verre est à moitié vide. Mais le verre est tout de même à moitié plein. Beaucoup de choses ont été faites depuis l’accord de Paris de 2015, qui était lui-même un miracle.

Vous étiez présente lorsque l’accord a été conclu, n’est-ce pas ? Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

C’était un moment euphorique. Avant cela, si un scientifique osait mentionner le seuil de 1,5 °C de réchauffement par rapport aux niveaux préindustriels, il immédiatement taxé d’écologiste et accusé d’être militant plutôt que scientifique. Avez ce type de position, vous n’obteniez pas de financement.

Et soudain, ce seuil est devenu une réalité politique, ou du moins un objectif politique. Cela a été très surprenant pour moi, parce qu’à l’époque, la science n’était pas très claire sur ce qui se passerait à + 1,5 °C.

Ainsi, dans la perspective de l’accord de Paris, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a demandé au GIEC de produire un rapport spécial sur les 1,5 °C. Je me souviens en avoir parlé avec des collègues de l’époque, qui étaient surpris par la démarche.

Puis les mois ont passé et ces voix se sont estompées. Lorsque nous sommes arrivés à la réunion plénière de janvier [2016], il n’y avait plus une seule voix pour dire « Nous ne devrions pas faire ce rapport ». Les scientifiques ont changé de cap et ont déployé beaucoup d’efforts pour essayer de dire : « D’accord, comment s’assurer que cela soit bien fait ? » Ils ont ensuite fait tourner leurs modèles pour découvrir qu’en fait, non seulement c’était possible de rester sous le seuil de +1,5 °C, mais qu’il y avait de nombreuses façons d’y parvenir.

Oui, je sais qu’il est maintenant de plus en plus improbable que nous y parvenions, mais cela a tout de même créé un grand élan collectif. Un fait sur lequel la communauté scientifique n’insiste pas assez, c’est que nous avons empêché le monde de se réchauffer de 5 à 6 °C d’ici la fin du siècle. Nous sommes actuellement sur une trajectoire, dans le pire des cas de + 4 °C, mais plus probablement de 2,5 °C ou 3,5 °C.

Comment parlez-vous à vos enfants de la crise climatique ? Y a-t-il des choses que vous choisissez de ne pas leur dire afin de les protéger ?

Je ne leur cache rien. Nous parlons souvent de la gravité de la situation, car je ne peux pas m’empêcher de leur faire part, le soir, de toutes les expériences négatives et de tout ce que j’ai appris pendant la journée. J’ai le besoin de leur transmettre tout cela le soir.

L’une de mes filles a souffert d’une éco-anxiété assez grave pendant près de deux ans, lorsqu’elle avait environ neuf ans. Elle m’avait accompagnée sur un tournage télévisé, où on l’avait autorisée à entrer dans le studio. Avant mon interview, ils ont passé un clip intense sur les tempêtes et les incendies, les effets typiques du climat. Mais après cela, elle a eu très peur pendant longtemps.

Comment cette peur s’est-elle matérialisée chez elle ?

Elle dormait mal. Elle avait constamment peur pour sa sécurité physique. Elle me disait : « Mon Dieu, est-ce que ça va brûler autour de nous ? Allons-nous avoir des inondations ? »

Une enfant de neuf ans ne peut pas encore comprendre que ces risques vont se concrétiser dans le futur. Elle était juste plongée dans un état de peur et d’anxiété. C’est pour cela que c’était difficile à gérer, parce qu’il n’y avait rien de concret pour elle, rien qu’elle ne puisse exprimer verbalement ou formuler facilement.

Et je ne pouvais pas lui dire pour autant : « Écoute, chérie, ça n’arrivera pas ».

Et comment a-t-elle réussi à sortir de cet état de paralysie ?

Au bout d’un moment, je pense qu’elle a compris que cela ne menaçait pas encore sa vie. Mais tous mes enfants sont toujours inquiets et beaucoup d’entre eux veulent contribuer à la lutte contre le changement climatique d’une manière ou d’une autre.

Par exemple, ma fille aînée a étudié la médecine, mais après sa deuxième année, elle a passé tout l’été à pleurer. Elle s’était passionnée pour l’action climatique et pensait qu’il n’y avait que deux voies possibles :

  • soit elle pouvait encore sauver la planète en devenant architecte pour concevoir des bâtiments ne consommant pas d’énergie,

  • soit, s’il était trop tard, elle devait s’efforcer d’atténuer les dégâts en restant dans le domaine de la médecine.

Après deux mois de lutte contre ce dilemme, elle a abandonné son rêve d’architecture et a décidé de poursuivre ses études de médecine. Cela m’a brisé le cœur, de voir le peu d’espoir qu’a sa génération de voir la crise climatique se résoudre.

Quel conseil donneriez-vous aux parents dont les enfants souffrent d’éco-anxiété ?

Je pense que le meilleur moyen est de transformer l’anxiété en action – de leur expliquer qu’ils ont – et que nous avons – toujours un pouvoir d’action. Même si nous sommes petits, nous avons un impact qui compte. Nous pouvons voter. Nous pouvons choisir une profession où nous pouvons changer le monde. Nous pouvons être des modèles et influencer nos pairs par le biais des réseaux sociaux et de bien d’autres moyens.

Le GIEC présente, dans son 6ᵉ rapport d’évaluation, cinq rôles individuels que nous pouvons jouer pour freiner le changement climatique : investisseur, consommateur, citoyen, modèle, professionnel.

Il ne s’agit pas seulement de savoir si on refuse de prendre un sac en plastique au magasin. L’avenir n’est pas quelque chose qui nous arrive, il est entre nos mains. Nous faisons tous partie de systèmes sur lesquels chacun d’entre nous peut avoir plus d’influence qu’il ne le pense.

Si vos enfants commençaient à faire grève pour le climat, les soutiendriez-vous ?

Oui, je pense que les manifestations sont l’un des moyens les plus importants pour avoir un impact. En outre, les enfants n’ont souvent pas d’autres outils. C’est pourquoi ils ressentent de l’anxiété : parce qu’ils n’ont pas encore d’influence. Ils n’ont pas d’argent à dépenser ni de droit de vote. Ils n’ont pas encore de profession leur permettant d’influencer le monde. Ils se sentent impuissants.

Et souvent, le seul pouvoir des enfants est de protester. Si nous leur donnons d’autres moyens d’influencer les processus, ce sera encore mieux.

This article was originally published in English

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